Société

Nous sommes addicts aux parfums sucrés, il est temps de nous sevrer

Depuis la sortie d'Angel de Thierry Mugler, en 1992, une avalanche de sucre s'abat sur la parfumerie. En cause, un composé addictif appelé éthyl-maltol.

<a href="https://pixabay.com/fr/pulv%C3%A9risation-parfum-pulv%C3%A9risateur-1514264/">Accro à l'éthyl-maltol</a> | 955169 via Flickr CC <a href="cr%C3%A9dit%20photo">https://pixabay.com/fr/users/955169-955169/</a>
Accro à l'éthyl-maltol | 955169 via Flickr CC https://pixabay.com/fr/users/955169-955169/

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Barbe à papa, caramel, confiture, chocolat, praline, macaron, carambar... La parfumerie s’est éloignée de ses classiques pour plonger dans les affres de la gourmandise. Avec l’ajout quasi intempestif d’une molécule à l’odeur sucrée, l’éthyl-maltol, s’est dessinée une tendance qui n’en est plus une, tant elle a envahi le marché.

Les trois quarts des parfums féminins des cinq dernières années seraient «gourmands». Dans la pléthore actuelle, des fragrances (à boire et) à manger, et peut-être aussi parfois à éviter. Corbeille de fruits à l’appui, l’incontournable éthyl-maltol se révèle pour certains délicieux et addictif; pour d’autres, il est désormais insoutenable.

Angel, le précurseur

Quand Angel et son flacon étoile ont été lancés dans la galaxie des parfums, nul n’imaginait son succès planétaire et surtout sa postérité sans fin. Différent de tout ce qui existait, l’Angel de Thierry Mugler jouait sur la gourmandise avec outrance. Auparavant, la gourmandise s’exprimait légèrement, avec quelques notes fruitées (hors agrumes frais et pétillants) et surtout la vanille et la vanilline, synthétisée en 1874.

Olivier Cresp, le compositeur d’Angel, se souvient de cette aventure hors norme. Vera Strubi, à la tête de Thierry Mugler Parfums, lui confie la création de la première fragrance du couturier. Sa première formule, une composition très patchouli et vanillée, porte le nom de code «Patchou». Mais il lui manque quelque chose.

Le nez passe alors une journée en compagnie de Thierry Mugler. Après avoir évoqué la danse ou la photo, la conversation prend un tournant lorsque le créateur de mode raconte ses souvenirs d’Alsace, de friandises, de gâteaux, de goûters, de fête foraine et de chocolat au lait avec sa grand-mère. Olivier Cresp souhaite intégrer ces inspirations à sa création: «J’ai transcrit ce qui me plaisait», explique-t-il. 

C’est en ajoutant de l'éthyl-maltol, nommé aussi veltol ou éthyl-praline au laboratoire Firmenich, qu’est finalement né Angel. Inventé en 1969 et six fois plus puissant que le maltol (notamment présent à l’état naturel dans le cacao), ce composant de formule brute C7H8O3 évoque des odeurs de fruits cuits ou de caramel. Avant Angel, il n'était utilisé que dans le domaine alimentaire.

Le flacon emblématique d'Angel | Via Thierry Mugler

Si l’accueil du parfum a été mitigé au départ, le succès fut ensuite fracassant, en France comme dans de nombreux autres pays. Vera Strubi se souvient que lors du lancement aux États-Unis, les personnes qui l’avaient mis sur peau se précipitaient dans les toilettes pour s’en débarrasser.

Un bouleversement majeur de la parfumerie était en train de naître via l'éthyl-maltol, responsable et coupable d’une future déferlante olfactive. Vera Strubi se souvient: «Je n’avais pas imaginé un tel succès; au début, c’était un tel tollé. Mais je savais que ces ingrédients auraient pu créer une forme d’addiction».

Elle explique cette réussite étonnante par la résonance avec la mémoire olfactive. Mais s’il faut qu’il y ait un écho avec quelque chose de familier, il est aussi nécessaire qu’il y ait un travail et que cette odeur soit reconstruite et même «déguisée», dit-elle. Si l’éthyl-maltol (présent à 1%) est une des clefs du succès d’Angel, c’est aussi sa dose exceptionnelle de patchouli (30%) qui le complexifie. Archétype, Angel est le cas index d’une épidémie qui n’a cessé de progresser et dont la postérité –ou les ravages, selon les goûts– ne sont pas terminés. 

À chaque maison son gourmand

À partir du succès d’Angel sont nés des parfums gourmands qui pourraient constituer une nouvelle famille, même si dans la nomenclature classique des sept familles recensées par la Société Française des Parfumeurs, ils sont toujours rattachés aux orientaux, aux ambrés.

Les fruits sont venus en renfort pour alimenter la tendance gourmande qui se profilait: framboise, cerise, litchi, prune, mangue..., une corbeille sans fond.

De nombreux jalons se sont succédé, poussant parfois la métaphore jusqu'à inventer des noms invitant à la friandise: Candy de Prada, Bonbon de Viktor et Rolf, Sweet de Lolita Lempicka, Anaïs Anaïs Premier délice de Cacharel.

Nina Ricci propose des variations sucrées avec des termes idoines: Délices, Tentation, jusqu’aux Gourmandises de cet hiver. Citons également Loverdose de Diesel, Mademoiselle Rochas, Black Opium d’Yves Saint Laurent (avec une note café).... Autant de gourmandises en veux-tu en voilà qui ne savent plus à quel sucre se vouer: réglisse, barbe à papa, caramel, chocolat...

Le flacon du parfum Bonbon | Via Viktor&Rolf

Selon François Demachy, parfumeur créateur chez Dior, chaque maison doit aujourd’hui avoir un gourmand; pour lui, le Miss Dior. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer qu’une marque ne succombe aux sirènes de la gourmandise; demeurent peut-être deux poches de résistance, chez Hermès et chez Chanel. 

Si de nombreux lancements se sont succédé et se succèderont, quelques jolis succès ont redynamisé l’envolée gourmande.

La petite robe noire et La vie est belle, best-sellers sucrés

Chez Guerlain, La petite robe noire, sortie en 2009, doit son succès à une communication atypique certes, mais aussi à une fragrance qui plaît. Dans la composition de Delphine Jelk (ensuite avec Thierry Wasser), le fruit mis en avant est la cerise noire, avec toujours une touche de vanille, signature Guerlain.

Ann Caroline Prazan, directrice marketing des parfums Guerlain, se souvient que l’idée était de concevoir le projet comme une petite robe noire existe avec différents tissus, d’où le choix de travailler différents ingrédients «noirs» de la parfumerie. La création s'est faite sans analyser la concurrence, pour arriver à un parfum qui, comme son nom, pouvait avoir une dimension universelle et un côté parisien. La communication avec les dessins de Kuntzel+Deygas est venue ensuite, sans égérie et dans le droit fil de ce que Guerlain avait pu faire auparavant. 

Le flacon de La petite robe noire | Via Guerlain

En 2012, le lancement sur le marché de La vie est belle de Lancôme, signé par trois grands talents de chez International Flavors & Fragrances –Dominique Ropion, Anne Flipo et Olivier Polge–, fut une nouvelle déflagration dans l’histoire des gourmands.

Une composition choisie au bout de plus de 5.000 essais dans laquelle la gourmandise se dessine grâce à un éthyl-maltol en dose bien supérieure à Angel. Son immense succès public relança encore la prolifération des gourmands.

Pour la maison Lancôme, «la clé du succès de La vie est belle est une forte adhésion à un jus exceptionnellement concentré en matières naturelles et la pertinence d’une communication dominée par le sourire de Julia Roberts, deux appels irrésistibles à aimer la vie et le déclarer». 

Anne Flipo estime quant à elle que «le succès s’explique par une note très bien travaillée, une signature unique au porté et tout simplement parce que c’est délicieux. Cette notion était une demande dans le développement du projet».

Avec une équipe réduite et en se donnant le temps, est née cette création centrée autour d’un iris et d'un patchouli très qualitatifs, devenu gourmands par volonté.

«Dans la tête des marketeurs, l’addiction est aujourd’hui associée au sucré», explique Dominique Ropion. Selon lui, le gourmand est un genre comme un autre et cette tendance existe depuis longtemps. Il se souvient notamment du parfumeur Jean Amic, qui disait: «Un parfum doit faire saliver».

Haute dépendance

Les parfums gourmands apportent une forme de réconfort douillet; ils procurent une sensation de chaleur, ils agissent comme de confortables cocons où l’on peut se blottir. Se profile une forme de régression qui renoue avec l’enfance, une période en principe agréable.

Mais ces odeurs ne s’adressent pas qu’au nez. Le professeur Hanns Hatt de l’Université de Bochum, spécialiste des odeurs, et son équipe ont découvert que «les spermatozoïdes étaient capables de sentir les odeurs, et notamment celle du muguet. Quant à savoir si les récepteurs olfactifs ont migré du nez jusqu’aux testicules ou bien l’inverse, cela reste un mystère…» (La chimie de L’amour, CNRS Éditions).

En tout cas, dans les parfums, les doses de gourmandise ne cessent d’augmenter, aidées par le prix très accessible de l'éthyl-maltol. En état de haute dépendance, la consommatrice droguée à l’éthyl-maltol en veut toujours plus. Avant le lancement d’un parfum, les grandes marques les testent. Dans la configuration actuelle et dans un réflexe quasi pavlovien, les consommatrices vont élire les parfums où elles retrouveront cette gourmandise.

Les parfumeurs qui commettent ces parfums le font souvent par nécessité: s’ils veulent gagner les briefs, ils savent qu'il leur faut ajouter du veltol («si on ne met pas un peu de veltol, on a peu de chance», «avec le veltol, tu gagnes 10 points en test»). Frileuses, les grandes marques ne prennent pas de risque et préfèrent jouer la sécurité avec un énième gourmand.

Pourtant, tous les gourmands ne sont pas des réussites commerciales. Si quelques-uns ont généré des succès colossaux, beaucoup ne sont que des météorites au bref parcours. Difficile de dire ce qui peut créer la différence et «faire» un succès, au-delà de la qualité des ingrédients et d'un assemblage donnant une personnalité au parfum.

Pour Dominique Ropion, un parfum ne doit pas être simplement figuratif (par exemple, une vanille qui ne sent que la vanille); l’ajout de veltol n’est pas, dans l’absolu, une martingale forcément gagnante.  

Rêver à une queue de comète

Si tous les gourmands ne sont pas à mettre dans le même panier, leur prolifération donne une indigestion. Trop de gourmand tue le gourmand.

On peut garder une grande admiration pour l’innovation apportée par Angel –qui a inventé une quasi famille de parfums– et avoir du respect pour de très jolis succès, tout en restant perplexe face à une postérité où trop de parfums choisissent cette voie.

L’éthyl-maltol semble être à la parfumerie ce que le monoglutamate de sodium est à la cuisine asiatique, un exhausteur de goût qui crée l’addiction. Une gourmandise plus sobre pourrait être assurée par la vanille, la réglisse ou les fruits, sans avoir le bulldozer du veltol qui traverse les fragrances comme un tsunami olfactif.

Vingt-cinq ans après le lancement d’Angel, Olivier Cresp pense qu’il sera très difficile de sortir de cette tendance, et que la demande demeure constante pour des gourmands et pour des fragrances «puissantes et diffusives». Pour Francis Kurkdjian, parfumeur, «ce n’est pas une tendance, c’est un fait acquis».

Cette odeur, tout simplement, plaît. Et si elle n’a pas encore entièrement contaminé les masculins, semble poindre une amorce de gourmandise. Anne Flipo estime que le pic a sans doute été atteint, mais que l’addiction va continuer en prenant peut-être d’autres voies: les fleurs, pourquoi pas les verts. 

Dans un marché qui se cherche, qui s’essouffle, une partie des jeunes consommatrices adhère sans hésitation aux gourmands, mais d’autres se désintéressent de parfums qui sentent «la même chose».

Les grandes (r)évolutions de la parfumerie moderne sont en lien avec la chimie. Coumarine, vanilline, aldéhydes, hédione, calone: des noms mystérieux pour le grand public, mais qui habitent les parfums. Qu’une nouvelle molécule vienne perturber le règne de l’éthyl-maltol et que la queue de comète gourmande s’estompe... enfin.

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