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Populisme et radicalité: la confusion souveraine

Dans son nouvel ouvrage «Peuple souverain», l'historien Pascal Ory se livre à une réflexion autour des notions de populisme et de radicalité. Peu confrontée aux travaux les plus récents sur le sujet, elle aboutit à des rapprochements douteux et n’évite pas certains poncifs.

Jean-Luc Mélenchon: Bertrand GUAY / AFP // Benito Mussolini : PUBLIFOTO / AFP
Jean-Luc Mélenchon: Bertrand GUAY / AFP // Benito Mussolini : PUBLIFOTO / AFP

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Vendredi 20 octobre, beaucoup d’auditeurs de la matinale de France Inter ont sursauté, tout comme Nicolas Demorand, le journaliste animateur de la tranche, face aux propos de son invité. En cause, une analogie douteuse de l’historien Pascal Ory, qui n’a pas hésité à qualifier Mussolini, le dirigeant fasciste ayant commencé sa carrière au sein du Parti socialiste italien, de «Mélenchon de 1914». Venu défendre son nouvel essai publié par Gallimard, Peuple souverain, Ory n’appartient pourtant pas à la tribu des polémistes médiatiques n’existant que par ce genre de saillies.

 

 

Formé entre autres par René Rémond, il est un des promoteurs les plus (re)connus de l’histoire culturelle en France, et un spécialiste de l’Occupation. En lisant son ouvrage, dans lequel on s’aperçoit que Marine Le Pen aussi fait l’objet d’un rapprochement avec Mussolini, on retrouve d’ailleurs les marques d’une érudition impressionnante. L’auteur mobilise de nombreux faits et itinéraires biographiques, voyageant allègrement à travers les époques et les continents. Plusieurs passages s’avèrent intéressants, par exemple à propos des tyrans de l’Antiquité ou des figures modernes de la radicalité culturelle.

Par ailleurs, on adhère volontiers à la conception de l’histoire affichée par Ory. Ce dernier la présente comme une «science inexpérimentale», partageant avec d’autres disciplines ou professions le défi d’une «reconstitution» méthodique du réel, puisque sa reproduction est impossible. Mais c’est précisément sur ce dernier aspect que la lecture de l’ouvrage laisse insatisfait. Tournant autour des notions de populisme et de radicalité, dont il postule «l’unité historique par-delà [leurs] avatars dans le temps et dans l’espace», l’auteur en fait un usage conduisant à plus de confusion que d’éclaircissements sur la configuration politique contemporaine.

La délicate essence du populisme

 

Alors que le populisme est devenu un ingrédient inflammable du débat politique, on aurait pu s’attendre à une discussion serrée pour le caractériser. En lieu et place, l’auteur affirme qu’un consensus aurait émergé autour de trois attributs: «le postulat fondamental d’une souveraineté populaire confisquée, l’identification forte à une communauté nationale, [et] une claire personnalisation du leadership».

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Dans la littérature conséquente qui existe sur le sujet, il est vrai que l’on retrouve souvent le premier et le troisième attributs, mais ce n’est pas systématique. Certains considèrent par exemple qu’un leadership fort ne constitue ni un caractère nécessaire, ni un caractère discriminant de l’entreprise populiste. Quant au deuxième attribut, il est encore plus contesté. L’appel à un peuple national homogène, propre à la droite radicale, ne constituerait qu’une potentialité parmi d’autres. Le phénomène populiste, singularisé en dernière instance par sa critique combinée des élites et de la représentation politique classique, pourrait s’articuler à des idéologies beaucoup plus inclusives et pluralistes. D’où la possibilité d’un populisme de gauche qui ne soit pas une contradiction dans les termes.

Non seulement Ory va à l’encontre de ces travaux, mais il ne les cite pas et les discute encore moins. De même, d’autres auteurs envisagent le populisme sous l’angle d’une rhétorique ou d’un style politique, adoptable à un degré plus ou moins poussé et pour une durée plus ou moins longue. Une telle conception en fait une ressource pour des acteurs multiples et changeants, plutôt qu’une catégorie étanche. Elle n’est pas non plus évoquée.

Une définition acrobatique

 

La définition d’Ory le conduit par conséquent à réunir «dans une même catégorie populiste [le] nationalisme et [le] fascisme». Sans ciller, un peu plus loin, il évoque le nazisme par une périphrase qui en fait le «grand modèle populiste», et non pas une déclinaison particulièrement extrême. Au passage, le grand historien Roger Eatwell avait rejeté le populisme comme label utile pour reconnaître le fascisme, rappelant combien la mentalité putschiste et le mépris des masses avaient pu animer des dirigeants nazis.

Mais conformément à la punchline du livre, réitérée lors de la fameuse matinale radiophonique, Ory tient à faire du populisme une «idéologie de synthèse qui permet à la droite de trouver le chemin des classes populaires en adoptant un style de gauche». De façon générale, utiliser le dualisme simplificateur droite/gauche pour définir des idéologies ou des familles politiques nous apparaît peu opératoire. Dans le cas présent, le faire sur plusieurs siècles ajoute au caractère acrobatique de la définition, surtout en faisant rentrer dans le «style de gauche» des éléments aussi contestables et contingents qu’un certain rapport aux masses et aux milieux défavorisés.

Quand les extrêmes sont censés se rejoindre

 

Si l’auteur tient tant à abstraire les «gros concepts» qu’il manipule des contextes dans lesquels ils s’incarnent en expériences, c’est parce qu’il lui reste à développer la thèse maîtresse de son ouvrage. Il existerait une mythologie de la radicalité, là encore repérable sur le temps long, susceptible de colorer le populisme et d’agir comme une passerelle entre lui et l’extrême gauche. Une même sensibilité intransigeante et manichéenne faciliterait ainsi «la convergence et la conversion si les conditions économiques et culturelles sont réunies». Mieux, le radicalisme se présenterait souvent comme un «remède à un trouble psychologique».

À l’appui de cette thèse, Ory cite une série d’itinéraires individuels. Certains sont connus: outre Mussolini, le communiste Doriot devenu collaborateur des nazis a fait couler beaucoup d’encre. D’autres ont une force illustrative moins évidente: il aurait fallu étayer ce que la reproduction de l’autoritarisme des dictateurs d’Asie centrale, qualifiés de «populistes», doit à la mythologie radicale.

Une poignée, enfin, relève carrément du loufoque: ainsi d’Alain Soral, présenté comme le «premier intellectuel français de renom promu par la culture numérique», dont le parcours militant l’aurait entraîné d’une «cellule communiste» à l’extrême droite, en passant par un «stage» chez Chevènement. Des épisodes biographiques en fait assez obscurs.

Et la masse, alors?

 

Le grand problème avec ces anecdotes, dont la multiplicité vaudrait preuve, c’est qu’elles ne disent rien des «modérés» qui ont rejoint les extrêmes ou les populismes, comme ces planistes ayant travaillé pour le régime de Vichy. Elles ne disent surtout rien de la grande masse de ceux qui sont restés dans leur «camp», même lors des temps les plus déréglés, et parfois au péril de leur vie.

Mais Ory complète l’argumentation sur le plan électoral, mettant en avant «le lien entre catégories populaires et vote populiste». Combien d’électoralistes ont pourtant précisé que beaucoup de ces catégories avaient auparavant voté pour la droite classique, ou avaient été directement socialisées à un vote d’extrême droite, et que le poids de ces cohortes s’avérait bien supérieur au «transfert de vote entre extrêmes»?

Il ne s’agit pas ici d’absoudre à tout prix la gauche (radicale) et ses membres de ses errements. Les fameuses conversions dont parle Ory existent, dont certaines ont été étudiées avec un grand sens du détail –et des facteurs individuels et événementiels!– par l’historien Philippe Burrin, dans son livre sur La Dérive fasciste. Mais les isoler de cette façon contribue à entretenir le poncif des «extrêmes qui se touchent» (la fameuse théorie du fer à cheval), dont on conviendra que l’apport à la compréhension des grandes dynamiques politiques du moment se révèle assez faible. 

Une certaine vision
de la «catastrophe»

 

La clé de cette démonstration bancale se situe certainement dans les pages que l’auteur consacre à déplorer la négligence mémorielle dont les réformistes seraient les victimes, en dépit d’un bilan plus flatteur en termes de progrès humain que les radicaux de toutes espèces. Le constat n’est pas faux, bien qu’en dehors des disciplines académiques et des commémorations, le débat public soit plutôt saturé de références aux «modèles» allemand, danois, suédois, britannique pour justifier telle ou telle réforme –en général une réduction de l’État social.

La fresque inquiète de Pascal Ory se termine ainsi par une réflexion sur l’éventualité de la «catastrophe», à savoir l’arrivée au pouvoir de la radicalité de gauche ou populiste. Pour qu’il n’y ait pas de doute, des catégories exemplaires tentées par ces «aventures» sont nommées. Réunies par «la déception et l’anxiété», il s’agirait de «l’évangéliste trumpien du Nebraska, [du] chômeur Podemos de la place de la Puerta del Sol et [du] fellah égyptien sympathisant des Frères musulmans».

À propos de catastrophe, on ne trouvera en revanche aucun développement substantiel sur les désastres écologiques en cours, qui menacent seulement, il est vrai, le caractère vivable de la Terre. Rien non plus sur les dérives autoritaires dont des partis ou des responsables a priori modérés sont capables, d’où sans doute l’absence de mention des autorités européennes et de leur gestion des crises de la zone euro et de l’espace Schengen. Cela aurait incité à se préoccuper de la tension entre capitalisme et démocratie, dont des auteurs aussi confidentiels que Karl Polanyi (pour l’entre-deux-guerres) ou Wolfgang Streeck (pour la période contemporaine) se sont emparés, avec d’ailleurs chacun des avis sur les dynamiques fasciste et populiste.

Le fatalisme de l'individualisme

 

Au final, Peuple souverain est autant le titre de l’ouvrage, que le résumé de l’inquiétude qui le traverse. Évoquant le scénario d’un happy end alternatif à la catastrophe, l’auteur met en doute son avènement en raison de l’individualisme croissant, susceptible de générer des choix «indéfiniment rétractables [sur le] marché des idéologies». Fataliste, il conclut qu’«une société politique moderne, une société de la souveraineté populaire a toujours […] les politiques et les hommes politiques qu’elle mérite».

Pourtant, malgré les quelques coups de griffe donnés à la sociologie plus tôt dans l’ouvrage, certains de ses résultats devraient tempérer cette vision d’un individu contemporain à ce point versatile. Quant à la science politique, elle fournit son lot de descriptions des multiples biais affectant les relations entre représentants et représentés, souvent au détriment des seconds.

L’analogie entre Mussolini et Mélenchon (ou Marine Le Pen) témoigne assez banalement, au fond, du désarroi d’un libéralisme centriste affligé de voir ses loyautés se défaire, son bilan être ignoré, et ses adversaires politiques grossir, sur tous les flancs. Quitte à donner nous-mêmes dans l’anachronisme, un tel geste nous évoque les fameuses alertes données à Jean le Bon par son propre fils, lors de la bataille de Poitiers en 1356: «Père, gardez-vous à droite; père, gardez-vous à gauche». Pascal Ory ne s’adresse pas à un prince, mais livre une version érudite de ce désarroi, quitte à opérer des équivalences entre des «menaces» de nature pourtant différentes, et à négliger sérieusement quelques autres pourtant fondamentales.   

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