France

Harcèlement scolaire: faire preuve d'empathie avant de se prendre pour un justicier

En France, 700.000 jeunes disent avoir fait l’expérience du harcèlement scolaire. En tant qu’enseignant, je prends chacun de leurs témoignages comme un rappel à la vigilance: comment peut-on, chacun à son échelle, mettre un terme à ce fléau?

Des élèves d'une école primaire de Bordeaux, le 1er septembre 2016 | Mehdi Fedouach / AFP
Des élèves d'une école primaire de Bordeaux, le 1er septembre 2016 | Mehdi Fedouach / AFP

Temps de lecture: 8 minutes

«Qui ne reculerait d’horreur, qui ne préférerait la mort si on lui offrait de subir soit la mort, soit à nouveau l’enfance?» se demandait Saint-Augustin dans La Cité de Dieu, en l'an 426 ap. J.-C. En écoutant les témoignages d'ex souffre-douleur, on se rend compte que de nombreuses grandes personnes pourraient se retrouver dans ces mots épouvantables.

C’est parce que les douleurs qu’elles causent sont impérissables que ces humiliations, qui remontent à l’enfance, sont souvent racontées avec une précision d’horloger. «Rien ne distingue les souvenirs des autres moments, ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître, à leurs cicatrices», pouvait-on entendre dans La Jetée, de Chris Marker (1962).

Ainsi, un enfant harcelé fait un adulte balafré-de-partout qui pardonne peut-être, mais n’oublie rien, pas même qu’un jour, on a craché dans sa purée à la cantine. Et certainement pas le nom, le prénom et la couleur des yeux de l’auteur du crachat, son poids, sa respiration, sa démarche et son rire sadique. En fait, personne n’oublie rien de la brute de son bahut, sa brute, conçue pour lui, comme une balle de revolver portant son nom.

La fausse introvertie qui pleurait en silence

Le 1er septembre 2015, je fais ma première rentrée en tant qu’enseignant. Le même jour, Lina, 10 ans, arrive en classe de CM2. Lina habite un immeuble tout proche de l’école, elle rentre à pied, seule. Lina aime beaucoup dessiner et lire, des activités solitaires. En classe, elle est discrète à en faire oublier sa présence, mais elle n’a pas de difficultés particulières. Après plusieurs mois, Lina se confie à sa maman: Capucine, son amie de toujours, l’embête et lui vole ses stylos. Chaque jour, avec d’autres camarades, elle reçoit de partout des petits bouts de papier sur les cheveux avec de la glu dessus.

Le 1er septembre 2015, je fais ma première rentrée en tant qu’enseignant. Le même jour, Capucine, 10 ans, arrive en classe de CM2. Dans un monde où être populaire est une qualité valorisée plus que toute autre, Capucine brille. Jusqu’en CE2, elle et Lina étaient meilleures amies. Aujourd’hui, elle trouve du plaisir à faire rire ses nouvelles amies en humiliant Lina. Alors, et seulement quand elle a les regards braqués sur elle, elle fabrique des petits bouts de papier, met de la glu dessus et les jette sur Lina.

En soi, la discrétion d’une élève ne m’inquiète pas. Dans Quiet (2012), Susan Cain parle du pouvoir des introvertis. Elle s'appuie aussi sur des examens du fonctionnement du cerveau pour soutenir que s’ils aiment tant le calme, c’est parce qu’ils enregistrent les stimulations du monde extérieur avec une intensité accrue. Mais Lina n’en fait pas partie, sa discrétion est une stratégie d’adaptation à un environnement hostile; elle parle doucement, non parce qu’elle cultive la passion du silence, mais pour ne pas attirer l’attention des autres dans l’espoir de ne subir que leur indifférence, plutôt que leur mépris.

Un décalage entre deux façons d’être à l’origine du harcèlement

Comment et pourquoi, si soudainement, Capucine, la partenaire de jeu, s’est-elle transformée en brute? Comment Lina est-elle devenue la victime d’une petite bande qui s’amuse de sa souffrance? Ce n’est que bien plus tard, en lisant l’excellent Harcelé-harceleur (2015) de Hélène Molière, que j’ai compris ce qui se jouait sous mes yeux.

Entre Lina et Capucine est né «un décalage entre deux façons d’être». Lina est autonome, sensible et réservée, elle est capable d’empathie, un sentiment rare à cet âge. Capucine n’en est pas encore à ce stade, elle est impulsive et égoïste. Des problèmes graves à la maison la mettent manifestement en colère et ne pouvant contrôler ses larmes, faire couler quand elle veut celles de Lina lui a donné ce que les psychologues appelleraient un sens nécessaire de la maîtrise.

Entre Lina et Capucine, il ne s’agit pas d’un différend passager, mais de quelque chose qui se répète, qui dure et qui s’aggrave. En primaire, explique Hélène Molière, la victime se sent fautive et pense qu’elle mérite ce qui lui arrive; elle a des insomnies, son attention chute et ses résultats en pâtissent. Au collège, le souffre-douleur retourne l’agressivité contre lui-même, allant parfois jusqu'à la scarification ou au suicide.

La répression, seule, est vaine

Lorsque la maman de Lina est venue me voir pour me raconter ce que sa fille n’osait dire qu’à elle, j’ai réagi instinctivement: réprimandes, sanctions, mots dans le carnet et surveillance accrue. J’ai sans doute protégé Lina des brimades pour un certain temps, dans certains lieux, je me suis donné un sens nécessaire de la maîtrise oubliant que dehors, plus tard, sur les réseaux sociaux ou tout simplement chaque fois que je regarde ailleurs, ma loi ne s’applique plus. La répression est un pansement sur une jambe de bois.

En 1982, James Q. Wilson a formulé l'hypothèse de la vitre brisée, selon laquelle une seule fenêtre brisée d’un immeuble conduira à une hausse du taux de criminalité dans tout le quartier. De là est née la politique de la «tolérance zéro» que la ville de New York connaît bien en matière de criminologie. Dans les années 1990, les États-Unis ont eu l’idée d’appliquer cette doctrine au milieu scolaire pour lutter contre le harcèlement. 79% des établissements avaient mis en œuvre une forme de «tolérance zéro»: sanctions exemplaires et expulsions quasi-immédiates à la moindre brimade.

Les résultats furent désastreux: sans véritable prise en charge des enfants terribles une fois exclus, ils devenaient des hommes terribles. Par ailleurs, ces politiques n’étaient pas appliquées équitablement selon la couleur de peau ou le rang social du harceleur. Et surtout, cela n’a absolument pas permis d’affaiblir le harcèlement scolaire, bien au contraire.

Flaubert et la souffrance du premier de la classe

Si la vigilance et la répression suffisaient à endiguer le harcèlement scolaire, il n’existerait plus depuis bien longtemps. Et aux chantres du chaos générationnel qui seraient tentés d’avancer qu’il s’agit d’un phénomène nouveau dû au fait que la jeunesse d’aujourd’hui serait moins vertueuse que celle d’hier –à cause du rap, de l’immigration ou des jeux-vidéo–, je les invite à découvrir Les désarrois de l'élève Törless, de Robert Musil (1906). On y ressent la douleur de Basini, un lycéen régulièrement moqué, enfermé et torturé par ses camarades. L’auteur, qui relate sa propre expérience, nous fait ressentir la peine d’être «assis la nuit à la fenêtre ouverte, et de se sentir abandonné, différent des grands, incompris et moqué par chaque sourire, chaque regard

Les utilisateurs les plus assidus de Twitter ont certainement déjà croisé ce tweet de @ouimenon, partagé plus de 20.000 fois.

En réalité, le psychologue Dan Olweus, qui s’est spécialisé dans le harcèlement scolaire, avance dans Bullying At School (1993) qu’une intelligence singulière a toujours été un signe distinctif pouvant susciter l’hostilité à l’école, comme le fait d’avoir les oreilles décollées ou un monosourcil, d'être de corpulence trop ou pas assez importante, en échec scolaire, de petite taille, de fraîche date dans l'école ou peu athlétique. 

Tout ce qui sort du rang, tout ce qui s’en éloigne, tout ce qui n’appartient pas à la norme établie peut servir à la stigmatisation, pour peu que la brute sente que sa proie n’est pas en mesure de riposter. Ainsi, en 1839, dans Mémoires d’un Fou, Flaubert décrivait déjà la souffrance du «premier de la classe» qu’il a été:

«J'y vécus donc seul et ennuyé, tracassé par mes maîtres et raillés par mes camarades. J'avais l'humeur railleuse et indépendante, et ma mordante et cynique ironie n'épargnait pas plus les caprices d'un seul que le despotisme de tous. Je me vois encore assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes rêves d'avenir, pensant à ce que l'imagination d'un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant.»

Mobbing ou bullying ?

Le harcèlement scolaire existe donc depuis des lustres et la répression n’a jamais été efficace. Peut-être que Freud avait raison: «L’éducation est un métier impossible.» Peut être que l’enfant est tel que le décrivait Mélanie Klein en 1932, «habité de pulsions sadiques et animé par des tendances destructrices».

Mais je vois trop d’embellies et de générosité dans mon métier pour céder à ces sottises. Des solutions alternatives existent, et comme très souvent en matière d’éducation, c’est vers les pays scandinaves que nous devons nous tourner pour les trouver.

Là-bas, depuis trente ans, les professionnels collaborent pour développer des méthodes adaptées. Deux grands chercheurs se querellent au sujet du harcèlement scolaire jusqu’à même s’opposer sur son appellation: là où le suédois Anatol Pikas parle de «mobbing», en référence au comportement de certains oiseaux qui foncent ensemble sur un intrus en l’aspergeant de fientes, Dan Olweus, le Norvégien, préfère répandre le terme de «bullying».

Cette divergence dit tout de leur profond désaccord, car pour Pikas, le caractère nécessairement groupal est la composante essentielle de ce type de violence, l’intention de l’agresseur n’est donc pas de nuire à sa cible mais de se conformer à ce que le groupe attend de lui. C’est pourquoi Capucine attend d’avoir l’attention de ses camarades pour leur offrir le spectacle d’humilier Lina. Sans demande, pas d’offre. Il est donc nécessaire d’élargir le champ de la responsabilité.

La méthode Pikas: la justice réparatrice à l’école

Dans les années 1970, Anatol Pikas a mis au point la «méthode de la préoccupation partagée». Les chercheurs Rigby et Griffiths ont démontré en 2010 que partout où elle a été mise en œuvre, cette méthode a obtenu des résultats spectaculaires

Je l’ai découverte grâce à Jean-Pierre Belon et Bertrand Gardette qui, en 2016, ont publié Harcèlement scolaire: le vaincre, c’est possible. Là où j’ai été instinctif, cherchant à rendre avant tout justice à Lina, Pikas demande de prendre de la hauteur et du temps pour viser un climat durablement serein. 

Il part du principe que le harcèlement est un phénomène de groupe: il y a les élèves dont l'implication est la plus grande, d'autres dont la participation à l'intimidation –en riant aux moqueries– est ponctuelle et enfin la partie de la classe qui se contente de regarder, mais sans jamais soutenir la cible.

La peur est le ciment du groupe et la démarche qui est mise au point consiste en une série de rencontres entre l’enseignant et tous les protagonistes pour enrayer cette dynamique. On revient sur les faits, on les reconnaît, on se met d’accord sur un degré d’implication allant de 1 à 5, puis on lance des actions, ensemble, pour remédier à la situation. On ne blâme pas les harceleurs, on ne les culpabilise pas, on ne les sanctionne pas. On va de l’avant, on répare.

Empathie et repentir

Même si j’ai cherché à m’inspirer de la méthode Pikas pour ce qui est des entretiens, j’ai toujours, jusqu’à présent, sanctionné les harceleurs et harceleuses que j’ai rencontrées. C’est que nous ne sommes pas sur un pied d'égalité devant ce fléau. Nous, ex souffre-douleurs, il nous renvoie à l’enfant que nous étions et que nous sommes encore au fond de nous: sans cesse moqué, intentionnellement rabaissé, humilié, mal regardé, mal entendu, reniant ses larmes, cachant sa solitude.

J’ignore ce qu’est devenue Lina. Je lui ai rendue justice, certainement pas sa joie de vivre. Depuis, j’enseigne en milieu spécialisé, à des individus tous différents, tous en souffrance d’une manière ou d’une autre. Lorsque la sonnerie marque la fin de la récréation, les élèves de mes collègues se rangent, les miens restent dans la cour, non pour gratter quelques minutes de pause mais parce que ça les «crispe» de se réunir là où doivent se mettre en rang. J'enseigne aux SEGPA. Leur échec scolaire est leur commune différence.

Pour elles et eux comme pour les élèves que j’aurai plus tard, ma propre lutte contre le harcèlement scolaire passera par une remise en question: ma vigilance est-elle à la hauteur? Qu’en est-il de ma réaction, et, par-dessus tout, ma prévention?

J’aime me répéter la phrase de Montaigne: «Éduquer n’est pas remplir un vase, mais allumer un feu.» Allumer le feu de l’empathie avant que le mal ne soit fait, allumer le feu du repentir lorsque le moindre mal est fait.  C’est ainsi que l’on verra des élèves refuser par eux-même de subir ou même d’assister à toute forme d’injustice. «Mais pour refuser, il faut savoir parler, alors arme-toi de courage et travaille bien» avertit le poète libanais Wajdi Mouawad, dont Hélène Molière rappelle les mots dans son livre: «Apprends à lire, apprends à écrire, apprends à compter, apprends à parler, apprends…»

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