Culture

Faut-il que les migrants aient leur blues pour qu'on les entende?

Le blues a contribué à ancrer l'horreur esclavagiste dans la mémoire américaine. L'émergence d'une forme musicale exprimant le combat des migrants arrivés en Europe pourrait également sensibiliser le grand public à leur cause.

Des migrants jouent de la musique alors qu'ils font face à la police, lors d'une manifestation dans la jungle de Calais, le 1er octobre 2016. | Philippe Huguen / AFP.
Des migrants jouent de la musique alors qu'ils font face à la police, lors d'une manifestation dans la jungle de Calais, le 1er octobre 2016. | Philippe Huguen / AFP.

Temps de lecture: 6 minutes

Aux États-Unis, on le sait, la musique a joué un rôle considérable dans le processus d’émancipation des esclaves noirs et de leur reconnaissance par les Blancs. Paradoxalement, le blues et le jazz, en plus de leur influence musicale monumentale, sont aujourd’hui considérés comme des genres à destination d’une certaine élite socio-culturelle.

Un transfert de classe qui témoigne certes des évolutions sociétales, mais qui dit aussi beaucoup de la capacité de l’art en général et de la musique en particulier à transmettre une émotion, ici une souffrance, que l’auditeur, soudainement concerné, n’avait pourtant jamais eu l’occasion de ressentir.

Puissance émotionnelle

C’est qu’il s’agit d’empathie brute, vraie, directement issue de la souffrance en question et transformée en œuvre à la source et par la source, au contraire des initiatives extérieures, caritatives et sincères mais condamnées à être superficielles. Elles usent de ficelles émotionnelles que l’on connaît trop et qui, s’appliquant également à d’autres champs, ne peuvent s’imprégner (et nous imprégner) de la réalité humaine derrière des faits si spécifiques et souvent difficilement concevables.

À l’inverse, écouter des enregistrements originaux de blues revient à plonger au sein même du sentiment originel d’une victime directe de la ségrégation (que l’interprète ait été esclave, ex-esclave ou enfant d’esclaves).

Une puissance émotionnelle qui a durablement marqué nombre de musiciens et de non-musiciens, contribuant à ancrer l’horreur esclavagiste dans la mémoire collective.

On peut ainsi se permettre de croire qu’une sorte de blues propre aux mis au ban de notre époque, les migrants, participerait non seulement à concerner le grand public sur leur sort, mais aussi à s’assurer que cette honte collective ne se retrouve pas noyée et oubliée au milieu d’une histoire contemporaine déjà très dense.

Mais ce genre d’expression musicale des migrants semble avoir du mal à prendre forme, et encore plus à parvenir à nos oreilles. S’il faut souligner l’existence d’initiatives telles que les «Calais Sessions», sorte de super-groupes de Français jouant bénévolement dans la Jungle et parfois même avec les migrants musiciens –créant un bienvenu mélange des genres–, il s’agit là d’autre chose que l’expression authentique et spontanée qui fait l’âme du blues. 

Des conditions très particulières d'émergence

 C’est qu’à regarder de plus près l’histoire de la musique noire américaine, on se rend compte que sa naissance est due à un ensemble de conditions très particulières. Si les esclaves et les migrants partagent le fait de se retrouver dans un autre territoire que le leur, celui des esclaves est déterminé, fixe, quand celui des migrants est fluctuant par nature. Souvent traqués, condamnés à se cacher et à rester silencieux, les tentatives d’échappées musicales se font forcément plus rares. Difficile aussi de conjuguer cette vie nomade au nom de la survie avec l’élan de groupe quasi-indispensable à l’expression artistique d’un vécu commun.

À l’inverse, cette communion d’êtres partageant la même souffrance fut peut-être un des premiers droits que purent s’accorder les esclaves états-uniens, surtout ceux du Nord (du temps de la guerre de Sécession), aux conditions de vie plus «souples». Au service d’un maître et sa demeure plutôt qu’aux champs de coton, les esclaves nordistes ont également eu accès aux églises. Et même s’ils y furent alors forcés, cette porte ouverte sur le sentimentalisme spirituel des Blancs a offert aux esclaves la possibilité de s’approprier la valeur émotionnelle des mots bibliques. Pour s’encourager d’abord, pour en exploiter la faille ensuite.

«Go Down Moses», un des morceaux les plus connus de ce qu’on appelle le negro-spiritual, est sur ce point très instructif. Si la version de Louis Armstrong est aujourd’hui la plus écoutée, le chant a d’abord été popularisé par Paul Robeson, fils d’esclave ayant fui les plantations.

Les paroles se servent d’un passage de la Bible dans lequel Dieu lui-même demande la libération d’un peuple opprimé, en l’occurence les Israélites. Le «Let my people go» («Laisse mon peuple partir») qui revient en boucle est donc une simple citation du Dieu vers lequel les Blancs obligeait les Noirs à aller. L’arroseur arrosé.

Question linguistique

Dans des conditions plus primaires encore, les esclaves du Sud n’ont pas échappé à cette christianisation aux contre-effets ravageurs. La Bible en anglais, distribuée partout, devint un guide spirituel, voire un outil de lutte, mais également un manuel d’apprentissage de la langue. Il était en effet formellement interdit aux esclaves de parler leur langue d’origine. C’est donc en anglais et avec un vocabulaire allant du simple au biblique que les esclaves commencèrent à accompagner leurs labeurs de chants parfois rythmés par le seul son de leurs outils.

Des work-songs (ou prison-songs), en anglais donc. La langue unique, celle des oppresseurs et désormais des opprimés, et ce d’où qu’ils viennent. Une tyrannie linguistique qui deviendra un facteur d’union des Noirs américains et, plus tard encore, un facteur possible d’empathie des Blancs.

La question linguistique est plus complexe en ce qui concerne les migrants actuels, l’oppression qu’ils subissent relevant moins de l’esclavage que de la «chasse». La langue de leur nouveau territoire ne les emprisonne pas, elle les fuit.

Langages différents, mouvements géographiques constants, groupes changeants... Les conditions d’émergence d’un blues de migrants par les migrants paraissent donc loin d’être réunies.

Premiers signes d'une musique de la souffrance collective

Mais comme on vient de le voir, le blues américain n’a été que l’étape tardive d’un long et douloureux processus d’expression, et son âme se retrouvait déjà dans des chants beaucoup plus primitifs.

De fait, les premiers signes d’une telle musique de la souffrance collective peuvent apparaître partout, à tout moment, et sous n’importe quelle forme. Il semble bien, par exemple, qu’un tel événement se soit produit l’année dernière, au beau milieu de la jungle de Calais.

L’enregistrement ci-dessus, mis en ligne par nos soins(1), est un exemple aussi rare qu’édifiant de naissance d’une musique comparable à celle des esclaves noirs américains.

Il s’agit en l’occurrence d’un groupe de Soudanais interprétant un chant que nous appellerons «Ya Nass». En français: «Oh gens» ou «Hé les gens», une interpellation très commune dans les chants arabes, que l’on retrouve même dans des morceaux plus romantiques, et par laquelle on doit tout particulièrement ici se sentir viser.

«Ya Nass», donc, est répété en boucle par un chœur, tandis qu’une voix principale s’occupe du reste des paroles (le chanteur se présente au début sous le nom de Khalafallah). Si les percussions ramènent directement à l’Afrique originelle des interprètes, on remarque que l’agencement vocal (chœur et voix principales) est exactement le même que celui de la plupart des negro-spirituals. Un lien par le format religieux qui prend toute sa puissance symbolique quand on pense que les uns sont musulmans, les autres chrétiens.

Présent ici et là, Dieu reste cependant secondaire dans le chant soudanais (ou devrait-on dire calaisiens?). Les paroles, traduites pour l’occasion par Nadia Benamara et que vous trouverez en intégralité dans la description de la vidéo sur Youtube, auraient été écrites par un certain Mohamed Abdallah Serra.

Elles décrivent sans fard la vie à laquelle les migrants sont condamnés. Du voyage («Le passeur presse ses pas / Nous condense dans des wagons») à la vie dans les camps («Dans la jungle de calais nous avons tout supporté»), en passant par l’accueil qui leur est réservé sur nos terres («Au lieu de nous protéger / Les gendarmes nous chassent»).

Le chant nous aide d’ailleurs à mieux comprendre le rapport complexe entretenu avec la France. Bloqués ici, les migrants soudanais n’avait pas l’Hexagone mais l’Angleterre pour objectif (le Soudan est une ancienne colonie du Royaume britannique) et parlent explicitement de leur destination manquée («À Douvres nous ne sommes jamais arrivés»). C’est alors l’Europe qui est accusée («En Europe on nous a trahi») et non pas la France, désignée à plusieurs reprises comme leur seul «espoir».

Et voilà même que la langue française fait discrètement son entrée dans l’œuvre des Soudanais, par l’entremise involontaire de nos forces de l’ordre. À 1min18, on peut en effet entendre «Allez, allez» en français, suivi de «nous disent-ils» en arabe. «Ils», ce sont les policiers et autres gendarmes qui arrêtent les migrants pour les rediriger ensuite vers les camps, tout en leur indiquant la voie d’un «Allez, allez» bien typique de chez nous.

Intégrer directement le premier contact linguistique au sein d’une œuvre faite sur place n’est pas chose anodine et tendrait même à nous faire penser que les esclaves américains auraient très bien pu se passer de la Bible, outre sa densité de vocabulaire et sa qualité littéraire accélérant certainement l’apprentissage de la langue.

Tonalité meurtrie et véridique

Au final, les conditions de vie, le rapport global au religieux, le type d’oppression et les cultures impliquées ont beau être différentes des esclaves au migrants, l’âme du blues semble toujours savoir se faire une place au milieu de la souffrance, de l’injustice généralisée, de l’innommable.

Ce qui compte, c’est que le morceau «Ya Nass» existe, qu’on puisse l’écouter, le comprendre, en ressentir la tonalité meurtrie et véridique qui renvoie à celle du blues, du negro-spirituals, des work-songs.

Des genres qu’on sait désormais capables d’évoluer, de s’adapter, d’intégrer plusieurs cultures (et pourquoi pas plusieurs langues), de mieux créer par le mélange, comme l’a magnifiquement fait en son temps Rosetta Tharpe en intégrant sa guitare électrique au gospel (son solo guitare à partir de 1min30 vaut vraiment d’être vu).

Bref, des genres qui savent parler à tous, qui savent alerter et passer d’une classe sociale à une autre. Un transfert prouvé par le blues et le jazz et qu’on espère, pour qu’il soit immédiatement utile, ne pas s’expliquer par une tendance mal placée envers la mélancolie...

1 — Enregistrement dégoté par un musicien ayant participé aux «Calais Sessions». Les conditions d’enregistrement du morceau restent floues, nous mettrons à jour à cet article si l’on en apprend plus. Retourner à l'article

 

 

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