Culture

Le cinéma d'Agnès Varda devrait être réservé aux 30 ans et plus

Récompensée ce week-end par un Oscar d'honneur à l'âge de 89 ans, Agnès Varda n'est pas une cinéaste simple à appréhender. En tout cas, pas quand on a 15 ans et qu'on ne saisit pas encore les enjeux de l'existence.

Agnès Varda et Angelina Jolie sur la scène des Governors Awards, au Dolby Theatre de Los Angeles, le 11 novembre 2017. | Kevin Winter / Getty Images / AFP.
Agnès Varda et Angelina Jolie sur la scène des Governors Awards, au Dolby Theatre de Los Angeles, le 11 novembre 2017. | Kevin Winter / Getty Images / AFP.

Temps de lecture: 7 minutes

Il y a de fortes chances que cela vous ait échappé: le 11 novembre dernier, Agnès Varda recevait un Oscar d’honneur. Ou plutôt un Honorary Award, récompense honorifique décernée par l’AMPAS (Academy of Motion Picture Arts and Sciences) dans le cadre d’une cérémonie anticipée.

On comprend l’idée d’organiser de telles festivités plusieurs mois avant le déroulement de la «vraie» soirée des Oscars (dont la prochaine édition aura lieu le 4 mars 2018): cela permet de ne pas faire retomber le rythme d’une cérémonie parfois interminable, les récipiendaires ayant souvent beaucoup de souvenirs à évoquer pour la poignée de secondes qui leur est accordée. Soyons honnêtes: lors de chaque cérémonie des César, la séquence du César d’honneur permet surtout aux téléspectateurs et téléspectatrices d’aller chercher une autre bouteille de vin dans le frigo sans rien rater d’important.

Il aurait été un peu triste d’expédier madame Varda entre deux séquences jugées plus importantes, d’autant qu’il n’est pas sûr que la majorité du public du Dolby Theatre de Los Angeles sache qui est cette petite dame aux cheveux bicolores. C’est dans un climat légèrement plus feutré qu’Agnès Varda a reçu sa statuette, avant d’esquisser quelques pas de danse aux côtés d’Angelina Jolie. Autour d’elle, le réalisateur Charles Burnett, l’acteur Donald Sutherland et le chef opérateur Owen Roizman ont également été distingués.

Premiers contacts

Il y a quelques années, avec toute la mesure qui me caractérise, j’aurais peut-être crié au scandale. Ado, dévorant des films du matin jusqu’au soir, j’ai fini par tomber sur certaines des réalisations d’Agnès Varda, souvent présentée comme une sorte de divinité absolue par les spécialistes de la Nouvelle Vague.

Je me souviens avoir vu deux de ses films à la faveur de leurs diffusions télévisées. Ce fut d’abord La Pointe courte, son premier long-métrage, avec Philippe Noiret et Silvia Monfort. Expérience horrible pour un gamin de 15 ans. D’abord, la crise conjugale des deux personnages principaux (qui ne portaient même pas de prénom) me semblait incompréhensible. Des soucis d’adultes, mais en pire.

Et puis surtout, artistiquement, ça n’était juste pas possible pour moi. Autour de Monfort et Noiret, tous les personnages secondaires étaient incarnés par des habitantes et habitants de la Pointe courte, ce quartier sétois vivant de la pêche. Des gens qui n’avaient vraisemblablement aucune idée de ce qu’était le cinéma, le vrai. Niveau interprétation, il est vrai qu’on se situait bien loin de Pacino et De Niro, mes idoles d’antan. Ton monocorde, accent à couper au couteau: il m’était insupportable d’imaginer qu’une réalisatrice puisse être célébrée pour un travail aussi amateur.

Ma persévérance m’amena du côté de Sans toit ni loi, un film avec Sandrine Bonnaire. Deuxième déception d’adolescent. Je ne comprenais pas l’emploi de cette jeune actrice si antipathique (qui m’avait fait le même effet dans À nos amours de Pialat), pas plus que cette sorte d’entre-deux entre fiction et documentaire, là encore à l’aide d’interprètes dont ça n’était clairement pas le métier. L’objectif du périple de l’héroïne (sillonner la route pour ne dépendre de personne) me semblait bien vain, tout comme les témoignages face caméra des protagonistes l’ayant croisée sur leur chemin.

Incompréhension totale: pourquoi ériger en modèle ce cinéma fauché, peu soigné, aux personnages peu ou pas attachants? Je ne le savais pas encore, mais en suscitant mon rejet, Varda venait d’ouvrir dans mon inconscient une série d’interrogations qui ne me quitteraient plus, sur l’utilité des films, sur leur besoin d’être aimables (ou non), sur les connexions et les déconnexions entre cinéma et divertissement.

Après avoir tenté une dernière fois ma chance devant Les Glaneurs et la Glaneuse, diffusé sur Canal+ au début de ce siècle, j’ai décidé de déclarer forfait. Varda m’apparaissait davantage comme un concept que comme une artiste. Un truc un peu brouillon, amateur, sans doute sincère mais toujours mal foutu. J’ai refermé la porte de sa filmographie et je suis sorti.

Quinze ans après

Une quinzaine d’années plus tard, il est clair que si je retrouvais la version ado de moi-même, j’aurais deux mots à lui dire. Peut-être y aurait-il quelques noms d’oiseaux dans mon discours. À moins que je me contente de cette simple phrase, gorgée de condescendance même quand ça n’est pas le but: «Tu es trop jeune pour comprendre». C’est aussi simple que cela: le moi de quinze ans ne pouvait pas comprendre. Varda, plus que bien d’autres cinéastes, s’acquiert en vieillissant.

Ado, on peut aimer (ou prétendre aimer) Andreï Tarkovski, Bela Tarr, Akira Kurosawa. À tout âge ou presque, il est possible de s’extasier sur l’exigence de leur mise en scène, l’aridité de leur narration, leur penchant pour la métaphysique (un terme fourre-tout extrêmement pratique lorsqu’on veut jouer les cinéphiles cinq étoiles). Je ne pense pas que ce soit possible pour Agnès Varda, dont le cinéma ne s’apprécie pleinement que si l’on a assez vécu, ou si l’on a suffisamment réfléchi à l’existence et à son sens.

Il y a quelques mois, allez savoir pourquoi, j’ai décidé de réentreprendre la filmographie de Varda. Ordre aléatoire. J’ai commencé par Cléo de 5 à 7 à cause de la chanson-hommage de Marvin Jouno, dont j’ai longtemps écouté l’album en boucle.

Le déclic ne s’est pas produit immédiatement. Il est survenu lorsque j’ai revu Sans toit ni loi, puis lorsque j’ai découvert coup sur coup L’une chante, l’autre pas et Daguerréotypes. C’est là que tout s’est imbriqué. J’ai soudain eu l’impression qu’à chacun de mes questionnements sur l’époque correspondait un film d’Agnès Varda.

Sans toi ni loi et King Kong Théorie

Prenez Sans toi ni loi. Il m’a fallu atteindre la trentaine pour réaliser à quel point c’était un film important, notamment d’un point de vue féministe. Le film s’ouvre sur la découverte du cadavre de Mona, la jeune femme interprétée par Sandrine Bonnaire. Remontant le temps pour mener l’enquête (sauf que le film n’a rien d’un polar), Varda interroge les personnes qui l’ont croisée, hébergée, prise en stop.

Impossible de ne pas penser à Virginie Despentes et King Kong Théorie lorsqu’on entend les gens s’adresser à elle d’un ton parfois bienveillant mais souvent infantilisant: pour eux, une femme ne devrait pas se promener seule sur les routes, côtoyer des marginaux, accepter l’aide de personnes qu’elle ne connaît pas. Et si l’issue de son voyage a de quoi leur donner raison, Sans toit ni loi ne dévie pas de sa trajectoire: Mona a le droit d’être là, de vivre de cette façon, de prendre le risque d’être vivante.

Là où elle m’exaspérait auparavant, la façon dont Varda dirige Sandrine Bonnaire me semble aujourd’hui purement militante. À travers ce personnage de femme plutôt antipathique, guère souriante, peu soucieuse des conventions, c’est tout un arsenal d’injonctions que la cinéaste entend démonter.

Les femmes font ce qu’elles veulent de leur sourire. Elles font ce qu’elles veulent de leur existence. Et elles n’ont pas à se montrer avenantes, même si dans le cas de Mona on flirte plus d’une fois avec l’impolitesse vis-à-vis de personnes lui ayant tendu la main. Le féminisme du film m’avait échappé; sans doute parce qu’il n’est pas martelé, ni vendu en gros sur l’affiche. Pour vivre pleinement Sans toit ni loi, il fallait avoir lu Despentes, ou d’autres auteures (et auteurs!) féministes. Ou il fallait être un peu plus futé que moi à 15 ans.

Convictions et bienveillance

À cet âge, je pense que L’une chante, l’autre pas m’aurait indifféré. Je n’en aurais retenu que le côté hippie et les chansons un peu kitsch de Pomme (Valérie Mairesse) et ses partenaires. C’est pourtant tout autre chose.

L’air de rien, avec autant de naïveté que d’inquiétude, Agnès Varda y montre comment les femmes peuvent être prises à la gorge dès leur plus jeune âge, comment la société les pousse à être responsables non seulement de leur propre existence, mais également de celle des autres (époux, enfants, proches).

Le film suit ses deux héroïnes de 1962 à 1976 et profite de son statut de double portrait pour réussir la description d’une époque charnière en termes de prise de conscience féministe. On y voit des femmes poussées de façon assez insidieuse à s’oublier en tant qu’individus pour devenir de bonnes mères, de bonnes épouses.

Je ne sais pas comment Varda fait ça: comme dans Sans toit ni loi, l’ensemble déborde de convictions, mais la rage qui pourrait l’alimenter est sans cesse contenue. Rarement des films auront à ce point ressemblé à leur auteure: profonds, militants, bienveillants, et en même temps empreints d’un flegme qui vous laisse comme deux ronds de flan.

Ah, et Daguerréotypes. Quelle merveille. Le concept de ce documentaire est sans doute le plus primaire qui soit. Entre 1974 et 1975, Varda a pris sa caméra pour arpenter les échoppes qui jouxtaient son logis, situé dans le quatorzième arrondissement de Paris. Le film se nomme ainsi car il se déroule intégralement dans un «morceau de la rue Daguerre, entre les numéros 70 et 90, à moins de 50 mètres de la porte d'Agnès-la-Daguerréotypesse» (citation extraite du film).

Le résultat est prodigieux, même si là encore je doute qu’un ado de quinze balais puisse en saisir la subtilité et l’impact. Plus de quarante ans après sa réalisation, Daguerréotypes permet de réaliser à quel point Paris a changé. La magie du regard de Varda, c’est que cette prise de conscience va bien au-delà d’un «C’était mieux avant» dont des réalisateurs comme Jean Becker ou Christophe Barratier ont fait leur marque de fabrique.

Varda, c’est ce genre de personne qui vous demande comment ça va, ce que vous faites dans la vie, d’où vous venez… et qui s’intéresse sincèrement à votre réponse. Le film tout entier est imprégné de cette curiosité sans voyeurisme, de cette bienveillance jamais intrusive. À chaque adresse, elle parvient à créer un sentiment d’intimité parfois gorgé de pittoresque, faisant passer Paris pour la plus charmante des petites villes.

Elle nous rappelle, sans nous faire la leçon, à côté de combien de rencontres incroyables nous passons chaque jour faute de temps. Ça donne envie de sillonner sa propre rue Daguerre, avec ou sans caméra. Sauf qu’on ne le fera jamais, évidemment. Faute de temps, de cran, de regard.

Mieux vaut tard...

J’aurais aimé être frappé par ce cinéma-là beaucoup plus tôt. S’ils m’avaient été présentés par les bonnes personnes au lieu de n’être que quelques lignes de plus dans une interminable liste d’œuvres à voir, les films d’Agnès Varda auraient sans doute fait de moi un adolescent plus désireux de créer, mais aussi plus militant.

Au lieu de trouver ridicule le fait qu’elle puisse s’extasier sur une patate en forme de cœur (Les Glaneurs et la Glaneuse), j’aurais compris qu’elle m’encourageait à chercher de la beauté ou de la singularité en chaque chose. Je regrette ce temps perdu.

Certes imparfaite (mais heureusement), la filmographie de Varda donne envie d’aimer et de se battre. Je crois que c’est ce qu’il me fallait pour poursuivre ma vie d’adulte sans avoir envie de baisser les bras. Et j’espère avoir l’occasion de faire découvrir à mes enfants le regard émerveillé mais conscient que porte sur le monde celle que je considère désormais comme un modèle.

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