Culture

Le Goncourt, le livre qu'on vous offre mais que vous ne lirez pas

À peine 150 petites pages: le Prix Goncourt 2017 rassure la critique littéraire (c'est vite lu) et surprendra le lectorat (est-ce un roman?). «L'Ordre du jour» d'Eric Vuillard est-il adapté à notre potlatch de Noël, livre le plus souvent non lu?

Éric Vuillard au restaurant Drouant à Paris, pour la remise du Prix Goncourt, le 6 novembre 2017. © Éric Feferberg / AFP.
Éric Vuillard au restaurant Drouant à Paris, pour la remise du Prix Goncourt, le 6 novembre 2017. © Éric Feferberg / AFP.

Temps de lecture: 4 minutes

Qu'est-ce qu'un Goncourt? Le prix en soi n’est rien: dix malheureux euros. Mais il se fait aussitôt pierre philosophale. En quelques semaines, il dope le chiffre d’affaires de sa maison d'édition et, surtout, des libraires qui lui doivent une part non négligeable de leurs recettes de fin d'année.

De novembre à Noël, un calendrier rodé

Le calendrier est parfaitement programmé: l'annonce du prix début novembre laisse le soin d'imprimer de nouveaux exemplaires, assortis du célèbre bandeau rouge, tandis que les étals des librairies, et des supermarchés, et des Relay, et des espaces culturels, bientôt débarrassés des fantômes de la rentrée littéraire, se vident pour accueillir comme il se doit le joyau des fêtes de fin d'année. Car le prix Goncourt fait vendre. Beaucoup. Dans un précédent article, nous avions estimé son impact à un minimum de 3 millions d'euros.

Décrocher un Goncourt, c'est passer de l'anonymat à la tranche supérieure de l'impôt sur le revenu. La maison d'édition trouvera un conseiller en fiscalité. Bercy connaît le nom des récipiendaires. Et, avec quelque 400.000 ventes, de nouvelles personnes vous lisent. Ou, plutôt, ne vous lisent pas. Car on offre le Goncourt, mais on ne le lit pas.

«Je t'ai pris le Goncourt»

Il est de l'ordre d'un rituel, immuable. Le Goncourt est un cadeau, celui qu'on offre lorsqu'on ne lit pas. «Comme tu aimes lire, je t'ai pris le Goncourt.» D'autres, qui aiment vraiment lire, se feront toujours une joie de dénicher un livre moins convenu, un prix moins prestigieux, voire une trouvaille, une rareté traduite du suédois ou du japonais, accompagnée d'un téméraire «je pense que ça te plaira» et qui ne sera pas davantage lue. La perversité pousse quelques rares personnes à revenir ensuite à la charge: «Alors, ça t'a plu?»

J'ai reçu plusieurs fois un Goncourt en cadeau (notez que j'en connaissais certains, primés à une époque où je n'étais point né) et n'en ai ouvert aucun. Pas vraiment par snobisme, encore que, mais plutôt parce que ce prix récompense un étrange entre-deux: pas vraiment de la soupe, pas davantage de la littérature. Entre deux douzaines d'huîtres chez Drouant, le menu est sans doute ce qui fait le plus saliver les journalistes, il faut mesurer l'impact commercial de la décision. On ne joue pas impunément avec un chiffre d'affaires de 3 millions d'euros.

Pacte faustien

Personne ne vous demandera si le Goncourt vous a plu. Le titre importe peu, vous avez un bandeau, un label rouge, une marque. C'est le Goncourt, point. Livrons-nous à un petit exercice. Avez-vous lu L'Adoration, de Jacques Borel? John l'Enfer, de Didier Decoin? Le Jardin d'acclimatation d'Yves Navarre? Les Egarés de Frédéric Tristan? Saint-Germain ou la négociation, de Francis Walder? Probablement pas, mais vous les avez reçus, ou offerts. Et si j'avais mélangé les titres et les auteurs, attribuant par exemple Les Egarés à Francis Walder, vous n'auriez sans doute pas tiqué. 

Le Goncourt est un pacte faustien. Il vous procure la fortune, puis vous apporte l'oubli.

Prix Goncourt du ministère de la Culture

Aussi n'est-ce pas le prix qui importe, mais ce qu'il entraîne. Actes Sud primé? «Mais c’est injuste!, s’exclama ma libraire. Ils l’ont déjà eu il y a deux ans!», montrant ainsi sa connaissance des usages, ce traité de Yalta implicite entre maisons d'édition, et le peu d'importance accordé à Éric Vuillard, Leïla Slimani ou Mathias Énard. 

Cette année, on guetta —mauvais esprit français—, la réaction officielle de Françoise Nyssen. Elle tarda. On devina la rue de Valois gênée aux entournures. Si prompts à dégainer l’hommage, le service de presse et le compte Twitter restaient muets. À 14h30, la ministre se fendit d'un bref message.

C'est que Françoise Nyssen détient 95% du capital de la holding Actes Sud Participations, précise Le Monde diplomatique

Le Goncourt, c'est une émotion particulière d'une valeur de 3 millions d'euros. Surtout, se disait-on, le jury, entre deux grands crus, n'a pas pu ne pas y penser. Ou bien, même ivre mort, se dit-il qu'il est toujours utile de faire plaisir à une ministre, a fortiori éditrice. En quelque sorte, il fit serment d'allégeance. Enfin, dans ce pays où l'État est la culture, où l'État est tout, la littérature redevenait officielle.

Et le livre, au fait?

On l'oubliait, le livre. Déjà!

L’Ordre du Jour est-il un bon Goncourt? Un compromis acceptable entre le talent et les courses de fin d'année? 

Il est court, déjà. À peine 150 pages, et pas vraiment d'une écriture fine. Une nouvelle, presque. Pas un roman. Car il y est question de l’Anschluss, des négociations entre Hitler et Schuschnigg (ce dernier ne peut rien négocier, en fait), de la complicité des 24 plus grands industriels d’Allemagne (BASF, Bayer, IG Farben, BMW…), qui versent leur obole à Goering et feront ensuite tourner à plein leurs usines, des facéties de Ribbentropp qui se joue de Churchill et Chamberlain, en s’éternisant à un déjeuner officiel lorsque le Reich envoie ses panzers en Autriche, comme si de rien n'était, des rares suicides en Autriche, au lendemain de l'annexion nazie, et il cite, l'air de rien, La Mélodie du bonheur

Quelques mots rares («piapiatant», «esquichant», «motobineuse»), des trouvailles («On pense par apocope, en apnée.») parsèment le récit. L'écriture est fluide, le ton navré, parfois trop. Un abattement y affleure, celui d'une catastrophe mondiale que personne ne songe à éviter, Eric Vuillard pointant la lâcheté des dirigeants d'alors.

Au long de ce bref récit, s'installe pourtant une manière de naïveté («Mais qui sont tous ces gens?») et l'auteur semble découvrir des évidences. Ben oui, le IIIe Reich n'a pas tenu uniquement par la force de ses dirigeants et les entreprises y tournèrent à plein régime. Il y avait sans doute la trame d'un roman, il choisit d'en faire un constat indigné, certes documenté, mais un peu vain. Il aurait fallu, on aurait pu, il aurait suffi de...

Oui, parfois, le sort du monde se joue à trois fois rien. Autant en faire une fiction.

Il cite Gramsci: «Quand tu discutes avec un adversaire, essaie de te glisser dans sa peau.» Le conseil vaut pour l'écrivain, qui ne sait restituer l'épaisseur de ses personnages.

Et si on parlait d'autre chose?

Notre lecture est lasse, sans doute aussi parce L'Ordre du Jour appartient aussi à une veine largement explorée par le roman français, ces dernières années: la petite et grande histoire du nazisme. Observons que le Renaudot, en couronnant Olivier Guez pour La Disparition de Joseph Mengele(1) a, le même jour, choisi de célébrer un autre roman évoquant le nazisme. 

D'autres thèmes, m’énoncèrent sentencieusement mes confrères du Prix Virilo, finissent d'ailleurs par devenir des sous-genres propres au roman français: le roman du retour d'Algérie, le roman des camps, le roman des tranchées, la biographie moi-je. Un ami qui y officie m'évoque aussi la veine très particulière et propre aux journalistes du Figaro du roman de fils d'officier (mon père était colonel en Indochine, etc.).

Nos romanciers et romancières se suivent et se ressemblent. Mais où sont les livres? Parfois, on se dit qu'il serait bon de faire preuve d'imagination. 

Dans cet article, il fut question de pognon, d'huîtres, d'une ministre et de jaquettes rouges, assez peu de littérature. C'est à cela qu'on reconnaît un vrai bon Prix Goncourt.

1 — Quand j’ai vu le titre La Disparition, j’ai d’abord cru que Joseph Mengele avait pastiché Perec. Retourner à l'article

 

 

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