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L'expérience de Asch, ou pourquoi nous finissons par avoir le même avis que les autres

La «pensée unique» a peut-être une explication scientifique.

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Du pareil au même | Jan Plogmann via Flickr CC License by

Temps de lecture: 6 minutes

Il y a peu, Raphael Enthoven dénonçait avec virulence dans une colonne ce qu’il baptise le «Parti unanime», «ennemi de la nuance» qui hante les tréfonds des réseaux sociaux –ou pour le dire autrement la cohorte de celles et ceux qui ont l’idée saugrenue de ne pas toujours penser avec la même palette de nuances que Raphael Enthoven. L'enseignant de philosophie et animateur a le droit de se sentir oppressé par ses contempteurs et ses derniers celui de réagir à des propos qu’ils jugent inappropriés. Mais ces réactions un peu épidermiques sont-elles typiques de notre époque ultra-connectée ou bien la forme nouvelle d’une affection ancienne du corps social?

À la fin de la Seconde Guerre mondiale (oui, le point Godwin TOUT DE SUITE), les atrocités révélées du régime nazi posent de nombreuses questions aux politiques, psychologues et sociologues, à commencer par le mécanisme du consentement, qui a permis des crimes d’une intensité jamais égalée jusqu’alors, par des personnes qui se défaussent en expliquant n'avoir fait qu'«obéir aux ordres». Des recherches, en ce sens, débutent.

L’expérience de Milgram est bien connue. En France, c’est le film I comme Icare, d’Henri Verneuil, qui lui a donné son retentissement. Dans un laboratoire, deux personnes participent à une expérience sur la mémoire et la douleur. L’une d’elle est attachée à une chaise électrique. L’autre est chargée de lui lire une liste de mots associés par paire. Puis de ne lui lire qu’un seul des mots, son compère devant lui donner l’autre, sous peine de recevoir une décharge électrique, avec en arrière-plan l’idée que la douleur peut avoir des effets bénéfiques sur les apprentissages. Plus les erreurs s’accumulent, plus la charge est forte. Elle peut atteindre un niveau potentiellement mortel.

Une expérience bidonnée

 

Sauf que tout est faux ou presque. La chaise n’est pas électrique. Le «cobaye» assis dessus est un acteur qui feint la douleur. Le seul cobaye est l’autre étudiant, celui qui pose les questions et tourne le bouton, sous la supervision des professeurs. Qui lui ordonnent d’augmenter l’intensité de faux «chocs électriques» jusqu’à atteindre le point critique. Tout le monde a signé une décharge: personne ne sera inquiété en cas de séquelles ou de décès. Les professeurs déclarent aux hésitants qu’ils ne seront pas poursuivis et prennent l’entière responsabilité de l’opération. Et le résultat est effrayant: plus de 60% des participants sont prêts à tuer un homme pour peu qu’on leur donne l’assurance qu’ils ne seront pas inquiétés. Une expérience qui fait débat et dont les conclusions sont encore aujourd’hui débattues ou contestées.

Mais il est une autre expérience, menée en 1951 aux États-Unis, moins connue que celle de Milgram, et qui prend une coloration nouvelle avec l’émergence des réseaux sociaux, celle de Solomon Asch, au Swarthmore College de Pennsylvanie, sur la fabrication du consentement et du consensus.

En 1951, Asch propose à des étudiants de participer à une soi-disant expérience de perception oculaire. Huit hommes sont ainsi réunis dans une pièce où leurs sont présentés des panneaux avec 4 segments verticaux dessinés. À gauche, un segment, de longueur variable. À droite, trois segments, A, B et C, dont un est de même longueur que le segment de gauche. Chacun leur tour, en partant de la droite, les participants doivent annoncer, à voix haute, quel est le segment (A, B ou C) qui a la même longueur que le segment témoin. On propose aux participants de se prononcer sur une série de 18 segments différents.

L’expérience ne revêt pas de difficulté particulière, le segment à trouver étant généralement d’une taille qui ne laisse guère de doute quant à son identification.

Une mauvaise blague

 

Sauf qu’une fois encore, comme dans l’expérience de Milgram, les dés sont pipés. Le seul cobaye de l’expérience est le 7e homme. Les autres, les «confédérés», sont de mèche avec Asch. Quand les deux premiers panneaux sont présentés, ils donnent tous la bonne réponse. Mais à partir du troisième, le premier à parler donne une réponse manifestement erronée. Les complices qui suivent donnent la même réponse. Arrive le tour du cobaye, qui généralement donne la bonne réponse. Le 8e homme, qui ferme la marche, donne la même réponse que les six premiers. A partir de ce troisième panneau, les «confédérés» vont donner à 11 reprises des réponses manifestement fausses, pour un total de 12 réponses fausses et 6 réponses correctes.

Lentement le piège se referme sur le cobaye, qui constate, panneau après panneau, que ses réponses ne collent que rarement avec celles des autres –avant de finir souvent par faire la même réponse qu’eux, alors qu’il ne peut pas ignorer que la réponse qu’il fournit est totalement fausse.

L’expérience est menée de manière différentiée: 50 expériences sont ainsi pipées, et 37 autres expériences «de contrôle» sont effectuées sans présence de confédérés. Dans le groupe de contrôle, la marge d’erreur sur la longueur de segment est inférieure à 1%.

Mais dans le groupe avec confédérés, le taux d’erreur est de 36,8% pour les cobayes, avec des résultats variés: 5% se conforment absolument aux résultats proposés par les autres, 25% contredisent systématiquement les autres quand ils proposent une réponse erronée (et se tiennent donc fermement à ce qu’ils pensent juste), et le reste, soit 70% des participants, se conforme plus ou moins aux réponses des autres. Au total, plus de 75% des participants donnent au moins une réponse fausse.

Les cobayes sont naturellement interrogés à l’issue de l’expérience, afin qu’ils exposent les raisons qui les ont poussés à donner les réponses qui ont été les leurs. Parmi les explications qui reviennent le plus souvent chez ceux qui ont proposé des réponses erronées, on trouve le manque de confiance en soi, le désir de rentrer dans la norme et parfois une certaine confusion dans la compréhension de l’exercice.

Des individus tiraillés

 

Parmi les 25% qui ont refusé de plier face à la pression des réponses des autres, la plupart affirment avoir été tiraillés entre leur sentiment («c’est la réponse B») et la réaction des autres («Mais pourquoi disent-ils que c’est la réponse C?»), mais avoir malgré tout décidé de conserver leur opinion.

Parmi les 75% restants, certains (12) ont été victimes de ce que Asch appelle une «distorsion de la perception». Pour le dire autrement: ils ont réellement pensé que c’était eux qui se trompaient et que les autres avaient raison. D’autres ont subi, toujours selon les termes de Asch, une «distorsion du jugement». Au bout de quelques erreurs, ils ont fini par se dire qu’ils devaient se tromper et que si tous les autres donnaient la même réponse, c’est qu’ils devaient avoir raison. Un troisième groupe a subi ce que Asch appelle une «distorsion de l’action»: ils savaient pertinemment que la réponse qu’ils donnaient était fausse, mais ils l’ont quand même donnée, car ils ne voulaient pas être exclus du groupe.

Au cours des années qui suivent –et alors que la nature de ses expériences n’est naturellement pas divulguée, Ashe poursuit ses expérimentations en variant les conditions originales. Il observe ainsi que le taux de mauvaises réponses chute considérablement si le nombre de confédérés est plus réduit (ex: 3 ou 4 confédérés au lieu de 7). Il constate également que si l’on permet à un deuxième ou à un troisième cobaye de participer – et donc de donner lui aussi la «vraie bonne réponse» – alors le taux d’erreurs chute aussi de manière très importante. Pour exprimer une opinion divergente de la majorité, l’individu aime pouvoir s’appuyer sur d’autres.

Le nombre contre la vérité

 

Les conclusions de Asch tendent à démontrer qu’il existe bel et bien une forme d’influence normative du groupe, pas aussi totalitaire que certains chercheurs obsédés par la «psychologie des foules» peuvent se l’imaginer, mais bien réelle: au total, sur plusieurs centaines d’expérience, le taux de conformation (les individus donnent les mêmes réponses fausses que les confédérés) tourne autour de 30%.

Quand des individus se trouvent des excuses ou des raisons plus ou moins objectives pour proposer à une question simple une réponse qu’ils savent erronée au motif que tout le monde fournit une réponse erronée, on n’est pas très loin de la dictature molle de l’unanimisme, de cette fameuse «pensée unique» (qui rappelons-le est toujours la pensée du camp d’en face –dans notre camp on est pragmatique et on pense par soi-même. Et si on pense tous la même chose, c’est le fruit du hasard –ou de notre intelligence).

Il existe donc, selon Asch, ce que l’on appelle une influence normative. D’autres chercheurs y voient plutôt un processus de dépersonnalisation de l’individu. Certains rappellent également que l’expérience est conduite dans les années 1950, à l’époque ou le Maccarthysme fait des ravages et la peur de ne pas être «dans le moule» aussi. D’autres enfin posent la question de la validité même de l’expérience en rappelant que nombre de personnes interrogées affirment avoir douté ou pas forcément compris ce que l’on attendait d’eux et questionnent également le caractère peu éthique de la méthode.

Difficile contrepied

 

Malgré tout, ce que l’expérience de Asch montre tend à se vérifier à l’âge de la prise de parole publique sur les réseaux sociaux. Lorsqu’une opinion semble se développer de manière majoritaire, il devient très compliqué d’émettre un avis contraire et plutôt que de se taire, nombreux sont celles et ceux qui se montrent prêts ou prêtes non seulement à taire leur désaccord, mais à se joindre au chœur antique.

Il arrive fort heureusement que l’opinion majoritaire soit parfaitement justifiée. Mais que l’opinion ait tort ou raison n’importe finalement pas, et c’est aussi ce que montre l’expérience de Asch: quand le plus grand nombre prend la parole et va dans le même sens, il devient extrêmement difficile d’émettre un jugement contraire, quand bien même on est fondé à le croire parfaitement justifié. Voilà sans doute pourquoi Winston Churchill a dit que la démocratie était le pire des régimes politiques –à l’exception de tous les autres.

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