France

Philippe Séguin, une autre Ve République était possible

Vingt-cinq ans après la campagne référendaire sur le traité de Maastricht, le destin de l’un de ses principaux pourfendeurs donne un éclairage passionnant sur les mutations qui ont frappé notre vie politique.

Philippe Séguin en 1997 I JOEL SAGET / AFP
Philippe Séguin en 1997 I JOEL SAGET / AFP

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«Rien ne pourra plus être comme avant.» En l'espace d'une saison, Philippe Séguin est devenu avant même cette déclaration du 20 septembre 1992 le principal ténor du «non» au traité de Maastricht, fondateur de l’Union européenne (UE). Un point de discorde qui allait reconfigurer le débat public en France pour plus de deux décennies jusqu'à encore l'élection présidentielle de 2017 et la victoire d'Emmanuel Macron sur Marine Le Pen.

Après avoir été ministre des Affaires sociales du gouvernement Chirac de la première Cohabition (1986-1988), le député RPR des Vosges accédait au cercle restreint des premiers rôles de la vie politique de la Ve République. Ce, pour avoir porté la contradiction au projet européen, «pari pascalien» de François Mitterrand si on suit la lecture historique de Jean-Pierre Chevènement. Au printemps 1993, il sera élu président de l’Assemblée nationale.

Comme le rappelle la récente biographie de l’historien Arnaud Teyssier Philippe Séguin, le remords de la droite, son destin politique est indissociable des questionnements fondamentaux que le régime de 1958 a dû affronter: qu’est ce que la politique à l’heure de la mondialisation? Quel rapport entretenir avec le processus d’intégration européenne, initiée à Messine sous la IVe République mais assumé par la Ve République?

«La Révolution n'est pas terminée»

Le soir où Séguin «crève l’écran», le 20 septembre 1992, la République française a deux cents ans. La Ve République n’en a que 34 ans. Emmanuel Macron, lui, en a 15. Les citoyens viennent de donner une courte mais incontestable majorité au traité de Maastricht, qui conduit la Communauté économique européenne (CEE) née du traité de Rome de mars 1957 sur la voix de l’union monétaire (ce qui deviendra l’euro) et de l’union politique, sous le nom d’Union européenne (UE).

Pendant plusieurs semaines, deux France se sont affrontées. Des semaines durant, Séguin a parcouru la France, tonnant contre le «funeste» traité. En cet été 1992, se joue le second round du bicentenaire de la Révolution française. «Non, la Révolution n’est pas terminée», clame sur une rive des Républicains de gauche groupés autour de Jean-Pierre Chevènement, qui s'apprête alors à quitter le PS pour fonder le Mouvement des citoyens. C'est là, quelques années plus tard, qu'Emmanuel Macron, étudiant, fera un passage furtif avant de rejoindre les socialistes.

Les partis historiques de la Ve République se sont déchirés. Le Parti communiste français, à gauche, s’est dressé contre le traité. À l’opposé, au Front national, les amis de Jean-Marie Le Pen ont pris en marche le train de la contestation de l’intégration européenne, désormais dépourvue de motivation et de raison d’être anti-communiste. Au sein du PS comme du RPR, tonnent les voix de la dissidence, d’autant plus fortes que, comme Charles Pasqua, elles ont été à l’origine de la renaissance de formations dont l’existence a été consubstantielle au régime.

Une crise républicaine

Ce 20 septembre 1992, quand la vie de Philippe Séguin prend soudain sens, son destin personnel et celui de la France sont face à face, récits parallèles d’une mutation historique d’ampleur, dont les fractures territoriales et les déchirements personnels ne sont que les éphémères mais révélateurs reflets caléidoscopiques.

Le non de droite, pendant la campagne du référendum 1992 I JOEL ROBINE / AFP

C’est à ce moment précis, celui d’une campagne référendaire intense, qu’un ancien ministre de droite, député d’Epinal, ténor d’un RPR à la vocation populaire et à la geste épique du gaullisme des grandes heures, prends la tête d’une campagne aux contours «baroques» qui définira un quart de siècle de vie politique. La crise n’est, du fait de la campagne référendaire, plus seulement au sein des partis de gouvernement, elle est dans la Ve République.

Le très –trop?– respectueux débat l’opposant au Président de la République d’alors révèle un Philippe Séguin soucieux de préserver l’institution présidentielle et de ménager un François Mitterrand affaibli mais combattif. Le référendum du 29 mai 2005 résonne alors comme un match retour, dont l’ailier gauche du camp du non tire avantage devant l’histoire après avoir marqué le but décisif.

Dissidences minoritaires

«Séguin, Chèvenement de la droite?», questionne Arnaud Teyssier. «D’accord» l’un avec l’autre, ces deux technocrates de formation, à la culture historico-littéraire affirmée, fils d’instituteurs socialistes et patriotes, figurent comme les deux remords, l’un «de droite» qui n’était pas la droite, l’autre d’une gauche qui pensait le monde, d’une République désormais en crise.

Chacun synthétise à sa façon, dans des proportions divergentes, une forme d’équilibre entre Charles de Gaulle et Pierre Mendès-France. Ils croient au régime politique de 1958 mais luttent en son sein pour le préserver des inéluctables conséquences d’une intégration européenne pensée par les mêmes élites que celles qui ont pensé la fondation la Ve République.

Ils vont inspirer une génération de militants politiques, définir le cadre du débat public mais, l’un comme l’autre, ne parviendront à lier ce qu’ils considèrent comme un débat décisif à un mouvement de masse durable. Un temps, un mouvement de jeunesse, le Rassemblement pour une Autre Politique (RAP), formera cadres et militants aux thèses de Philippe Séguin et du «séguinisme» parfois avant de sportifs transferts et des destins aux chances divers sur les deux rives de la vie politique.

Philippe Séguin en 1992 I FRANCK FIFE / AFP

Le serment à l'Union

Le régime de la Ve République a joué son destin en septembre 1992. Maastricht bénéficie alors du songe de la «France en grand» transposé sur le projet européen comme du mythe républicain et progressiste d’une continuelle ascension sociale, qui fait adhérer un nombre suffisant de Français au projet de traité. Mais la courte victoire du oui est un choix qui, géopolitiquement, économiquement, socialement, engage le destin de la France. Emmanuel Macron, tant par son parcours que par son discours, incarne cette France qui, sans barguigner, prête serment à une République intégrée à l’Union européenne.

Plus jeune, l'actuel chef de l'État va suivre la voie de Philippe Séguin en devenant haut-fonctionnaire, il va embrasser le rêve modernisateur de la Ve République «et en même temps» le rêve modernisateur de l’UE. Le futur député RPR, né en 1943, choisira l’honorable porte de sortie de la Cour de Comptes et le seul rêve modernisateur gaullien, tandis qu’Emmanuel Macron sera surtout le produit de l’Inspection générale des finances et en pincera pour le néolibéralisme (administré). Petit-fils de la méritocratie républicaine comme Philippe Séguin en est le fils, lié à une grand-mère institutrice comme Séguin le fut à une mère institutrice, les deux hommes apparaissent comme de pures produits de la République et du pari des classes moyennes sur la modernisation du régime. Avec des visions très contrastées sur le rôle à donner à l'Europe, comme sur l'économie de marché.

Maastricht marque une césure. Rien, en effet, n’est plus comme avant. Les clivages politique vont progressivement muter, notamment vers ce que certains résument autour de la formule «ouvert/fermé». Le fondateur de Marianne Philippe Cohen, se fondant sur le référendum mais également sur les successives campagnes de la droite et de la gauche, parle de «bluff républicain». Les Soldats de l’An II deviennent coursiers pour les salles de marchés, pourrait-on dire en contemplant la Ve République modèle Macron. Maastricht vit à travers lui. L’expérience Philippot au FN, elle, produit non du «chevènementisme» mais d’une statôlatrie nationaliste, consacre la fin d’une sorte de «demi-monde» «souverainiste» après un quart de siècle de débat inabouti. À ce titre, Séguin est bien le remords de la République.

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