Culture

Art et mode, union sacrée ou «it couple»?

Plusieurs défilés pour la saison printemps-été 2018 ont rendu un hommage appuyé à la peinture ou la photographie. La frontière entre art et mode n'a jamais semblé aussi poreuse.

Robe inspirée du Portrait de Rodolphe II en Vertumne d'Arcimboldo, au défilé printemps-été 2018 de Comme des garcons, le 30 septembre 2017 à Paris. © Bertrand Guay / AFP
Robe inspirée du Portrait de Rodolphe II en Vertumne d'Arcimboldo, au défilé printemps-été 2018 de Comme des garcons, le 30 septembre 2017 à Paris. © Bertrand Guay / AFP

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Couture et peinture s'attirent, se fascinent l’une l’autre. Considérée futile et mercantile, la «fashion» irait-elle se chercher des lettres de noblesse en faisant appel à des mouvements artistiques?

Poiret et Dufy, Paquin et Bakst furent parmi les premiers à oser la collaboration artiste-créateur. Mais c’est la flamboyante Schiaparelli qui, en collaborant avec Dali ou Leonor Fini, mit la mode à l’heure surréaliste.

Dans les années 1960, Yves Saint Laurent sacralise cette union. Avec les robes Mondrian, Wesselmann et les vestes brodées en hommage à Van Gogh, Braque ou Picasso, le couturier inscrit à jamais l’association entre deux mondes.

Les robes Mondrian d'Yves Saint-Laurent, présentées le 22 janvier 2002 au Centre Georges Pompidou de Paris. © AFP Photo / Pierre Verdy

De quasi-exceptions culturelles, quoique remarquables, dans une histoire de la mode où s’invitèrent aussi directement des artistes telles que Sonia Delaunay, Georgia O’Keeffe ou Yayoi Kusama. Andy Warhol commit également quelques robes en papier résolument pop.

L’art a pourtant toujours conservé le bénéfice d’une supériorité naturelle. Quand, dans les années 1950, Cecil Beaton photographie des modèles devant des œuvres de Pollock («The New Soft Look»), on crie au sacrilège. De nombreuses voix contestèrent ce choix, ravalant la peinture au rang de papier peint.

Labellisation par la case musée

Depuis quelques années, le mélange des genres est néanmoins de plus en plus fréquent. Les expositions de mode se multiplient, les vêtements entrent dans de prestigieux musées et atteignent des sommes records dans les ventes aux enchères (plusieurs pièces de Poiret, Patou ou Yves Saint Laurent ont dépassé les 100.000€).

Déjà en 1996, la Biennale de Florence «Looking at Fashion» invitait les créateurs de mode à investir les hauts lieux culturels de la ville. La même année, à Bruxelles, une grande exposition reliait art et mode, pour la période 1960-1990.

Cette année, toujours à Bruxelles, «Recollection Art & Fashion» a proposé à de jeunes stylistes de s’inspirer d’œuvres d’art pour concevoir leurs modèles.

À Londres, «Fashion and Art Collusion» célèbre en duo un artiste et un créateur de mode.

Britain Creates 2012: Fashion + Art Collusion from Victoria and Albert Museum on Vimeo.

À toutes ces démarches muséales, il faut ajouter de nombreuses publications gommant progressivement la hiérarchie naturelle qui existe entre art et mode, parent pauvre de la création.

La labellisation par la case musée joue aussi un grand rôle dans la perception du public. Faut-il désormais considérer comme acquise la prophétie de Warhol annonçant que les grands magasins deviendraient des musées, et que les musées deviendraient de grands magasins?

L'univers de la mode a vite compris que l’art pouvait être un enjeu intéressant, un véhicule de communication et une aide à la valorisation du vêtement. Pour ses accessoires, la maison Louis Vuitton a ainsi multiplié les collaborations avec des artistes, tels Stephen Sprouse (hommage), Bob Wilson, Takashi Murakami, Richard Prince ou Yayoi Kusama.

Jusqu’à sa dernière association plus controversée avec Jeff Koons, qui s’est contenté de sélectionner des chefs-d’œuvre: De Vinci, Titien, Rubens, Fragonard, Van Gogh. Une deuxième série arrive fin octobre, avec Turner, Boucher, Poussin, Manet, Gauguin et Monet.

Une liaison dangereuse?

Même si elle relève de l’apparence voire de l’apparat, la mode demeure, en principe, utilitaire et fonctionnelle. Pourtant, ces dernières années, le musée fut souvent sa destination première.

Des collections événements de Viktor & Rolf ont directement été achetées par les musées, sans passer par la case client, à l'instar de l'inoubliable collection «Matriochka».

Sur leur site, le duo hollandais indique: «Fashion Artists». Leur film Ronde de nuit se déroulait au Rijksmuseum d’Amsterdam, d’abord face au grand tableau de Rembrandt puis en décrochant des cimaises Le Cygne enragé de Jan Asselijn, qui se mue en vêtement. Une liaison peut-être sur le point de devenir dangereuse, si la dimension même de vêtement «à porter» est escamotée.

À l’inverse, les artistes n’hésitent pas non plus à s’approcher de la mode et à participer à son aventure, comme Erwin Wurm ou Daniel Buren pour Hermès.

Le questionnement et la critique se retrouvent dans le travail de Sylvie Fleury, avec ses assemblages de sacs en papier à logos de luxe (Fatal attraction). Fascination et ironie au programme, autour de la culpabilité latente qui s'exprime quand la mode s’apparente au luxe.   

Passerelles entre deux mondes

Dans le prêt-à-porter des années 1980, l’art s’invita notamment dans le travail de Jean-Charles de Castelbajac, qui se lia d’amitié avec nombre d’artistes. Des robes tableaux peintes par Ben, Jean-Charles Blais ou Gérard Garouste, et des collections hommages à partir d’œuvres de Keith Haring et Guy Peellaert (Pravda), mais aussi de Malevitch ou de Warhol.

Jean-Charles de Castelbajac et un mannequin portant l'une de ses robes dédiées à Andy Warhol, le 12 mars 2009 à Paris. © Patrick Kovarik / AFP

Elisabeth de Senneville a quant à elle créé elle des imprimés autour d’œuvres de Nam June Paik. Jean Paul Gaultier a réalisé une collection hommage à Richard Lindner, et une autre avec des vêtements emballés façon Christoinspirés des mobiles de Calder ou des portraits de Frida Kahlo.

À partir de 1996, Issey Miyake eut l’idée de réaliser des «Art Series» pour animer ses plissés, inspirés de La Source d’Ingres (une parodie de Yasumasa Morimura), des photos d’Araki, des corps graphiques de Tim Hawkinson ou des peintures de Cai Guo-Qiang. Récemment, Christian Dada a lui aussi imbriqué des photos d’Araki dans ses modèles.

Pour Raf Simons, le printemps-été 2017 fut un vibrant hommage à l’oeuvre de Mapplethorpe.

 

ラフ・シモンズ17SS#rafsimons #robertmapplethorpe #rafsimonsmapplethorpe Robert Mapplethorpe

Une publication partagée par Gaku Saimura (@djsaimura) le

 

En 2011, Mary Katrantzou rend hommage à John Chamberlain avec des robes métalliques et des imprimés inspirés de ses oeuvres. Des passerelles entre deux mondes, adoubées par les artistes eux-mêmes, où l’œuvre d’art figure de façon littérale.

Un printemps-été 2018 résolument arty

Pour l'été prochain, plusieurs défilés majeurs en termes de création et de notoriété ont créé des rencontres avec l’art, souvent littérales, mais aussi très spectaculaires.

Chez Dior, Maria Grazia Chiuri –première femme à assurer la direction artistique de la maison– a choisi l’oeuvre d’une autre femme, Niki de Saint Phalle. Proche de la maison Dior période Marc Bohan, l’artiste portait ses tenues, dont une spectaculaire robe avec un chapeau tiare aux serpents entrelacés. Les mannequins, loin du physique des opulentes nanas, défilent dans un décor de miroirs. En motifs, des thèmes récurrents de l’œuvre de Niki de Saint Phalle: créatures étranges, fantastiques et colorées, dragons, coeurs...

Undercover a plusieurs fois intégré des inspirations artistiques dans ses collections (Jérôme Bosch et Le Jardin des délices, Michaël Borremans). Cette saison est hantée par l’inquiétante étrangeté suscitée par de fausses jumelles. Un dédoublement de la personnalité autour de l’œuvre de Cindy Sherman, dont le sujet est elle-même, métamorphosée, maquillée, grimée, travestie jusqu’au grotesque. Ami dans la vie avec la photographe, Jun Takahashi a sélectionné des clichés qu'il a imbriqués dans ses modèles, pour la plupart réversibles.

Pour Akris, le créateur Albert Kriemler a choisi de dédier sa collection à Alexander Hayden Girard, designer et décorateur américain. Un hommage inspiré par sa visite de la rétrospective au musée Vitra en 2016, prolongée par un voyage à Santa Fe. «L’inspiration est quelque chose qui arrive, on ne peut pas le programmer» explique-t-il. Au cœur de la collection, des imprimés avec motifs et couleurs rappelant les poupées en bois du designer ou les tonalités de sa maison de Santa Fe. S’invitent aussi des typographies ou des motifs, comme sur la robe «Double Heart». Le travail sur les sculptures découpées en couches se retrouve dans une succession de tissus coupés au laser. Une transposition très réussie. 

Chez Calvin Klein, Raf Simons –désormais aux commandes de la création– reprend Andy Warhol, un artiste profondément américain qui l’avait déjà inspiré chez Dior en 2013-2014. Son choix s’est porté sur des œuvres photographiques comme les Car Crashes, Knives, Electric Chair... Le créateur se penche sur l’opposition entre la beauté et l’horreur. Il se réfère également aux portraits de Dennis Hopper, intégrés en patchwork dans les vêtements. Le décor du défilé intègre une œuvre de Sterling Ruby, Sophomore, et mêle le souvenir de Shining à l’esthétique des cheerleaders, avec la présence de haches et de pompons. 

Dries van Noten mentionne Picasso dans sa poétique et délicate collection. Ici, le résultat n’a rien de littéral: le créateur s’est juste imprégné de la notion de collage, en référence à une œuvre gigantesque de Picasso, Les Deux Demoiselles faisant leur Toilettes., et à sa gamme de couleurs. Le créateur a travaillé par patchwork les tissus, comme s’ils remplaçaient les vrais ou faux papiers peints utilisés par Picasso. Une collection cubiste de collage dans la démarche, mais où la dimension arty s’estompe et se fond dans le travail du créateur. 

Époustouflant, baroque, incroyable, le défilé de Comme des garçons est une véritable ode à l’art, qui puise dans le travail d’une dizaine d’artistes allant du XVIe siècle au street art, en passant par des héroïnes manga. Un hommage tout en majesté, comme en témoigne la robe inspirée du Portrait de Rodolphe II en Vertumne d'Arcimboldo. L'ensemble de la collection, néo-baroque, télescope les motifs et joue sur la prolifération des imprimés et des couleurs, le tout dans des formes elles-mêmes artistiques, volumineuses, extravagantes, asymétriques, déconstruites.

Chez Thom Browne, en préliminaires de son défilé aussi extravagant que poétique, on voit apparaître avec surprise deux créatures, fusions entre la Vénus de Willendorf et des Martiennes blanches passées dans la moulinette d’une Expansion de César. 

Collection printemps-été 2018. © Thom Browne

Que toutes ces passerelles vers la peinture ou la photographie et leurs maîtres donnent l’envie de voir la mode avec une attention nouvelle. Certes, toutes les créations ne sont pas forcément dignes de figurer au musée. Mais pour d’autres, il n’y a pas ou plus de frontière entre art et mode: leur relation est sans doute aujourd’hui au-delà d’un simple «it couple».

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