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Pourquoi la chute de Raqqa ne change rien

Parce que la ville syrienne reprise des mains de l'État islamique n'est ni Saïgon, ni Berlin.

Raqqa, le 17 octobre I BULENT KILIC / AFP
Raqqa, le 17 octobre I BULENT KILIC / AFP

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Les Américains ont fini par se faire à l’idée que la guerre contre le terrorisme ne se terminera pas par des parades dans les rues de New York. Quand on livre bataille contre une idéologie et contre des méthodes plutôt que contre un groupe spécifique, l’ennemi n’est jamais vraiment vaincu; il se transforme, tout simplement. Et pourtant nous sommes frappés de constater à quel point le triomphalisme n’a vraiment pas été de mise avec la prise de Raqqa par des troupes soutenues par les Américains.

Raqqa fut un temps la capitale de fait du Califat autoproclamé de Daech et demeurait la dernière grande ville sous son contrôle. La prise de Raqqa est depuis trois ans et sous deux administration successives, un des objectifs majeurs des États-Unis. Le président Obama avait déclaré dans un discours devant le pays, en septembre 2014, qu’il demandait à l’armée américaine «d’affaiblir et d’anéantir au final le groupe terroriste connu sous le nom d’État islamique». Le président Trump a lui aussi fait part de son souhait de voir Daech «totalement écrasé» et durant sa campagne, il a même laissé entendre qu’il avait pour cela une stratégie dont il ne pouvait pas parler.

Sa stratégie s’est avérée peu ou prou la même que celle de son prédécesseur –une combinaison de frappes aériennes et de soutien aux combattants kurdes et arabes sur le terrain– mais avec moins d’implication au sol et moins d’attention portée aux éventuelles pertes civiles. La stratégie poursuivie par ces deux administrations a connu son point d’orgue avec la capture de la capitale de Daech par ses alliés cette semaine. Le groupe État islamique ne tient désormais plus qu’une petite poche de territoire dans l’Est de la Syrie et sur la frontière irakienne, où il perd également du terrain.

Pour une fois, Trump ne se vante pas

 

Trump adore se vanter, et a souvent mis en avant les progrès réalisés contre Daech sous son administration, et a ainsi dernièrement proclamé devant les Nations Unies, et sans le moindre début de preuve, que «notre pays a réalisé plus de progrès contre Daech au cours des huit derniers mois qu'il ne l'a fait depuis de nombreuses années» et il est donc un peu étrange qu’il n’en ait pas fait davantage avec la capture de la capitale de l’ennemi. Peut-être notre président est-il distrait? Ou trop occupé à tweeter? Ou peut-être que dans un rare accès de lucidité, ses conseillers comme lui-même ont-ils conscience que vendre la peau du califat est tout sauf une bonne idée.

Le 12 novembre 2015, Obama déclarait que grâce aux efforts des États-Unis, Daech était désormais une menace sous contrôle. Le lendemain, des hommes armés ayant prêté allégeance au groupe tuaient plus de 120 personnes à Paris. Obama faisait en fait allusion aux gains territoriaux du groupe, mais la remarque était malgré tout déconnectée du réel: les Américains (et les Européens) se préoccupent moins, en fin de compte, de savoir quelles villes sont sous le contrôle de Daech, que de savoir si les villes où ils vivent vont être attaquées.

Voilà peut-être une des raisons qui explique la mesure dont fait preuve l’administration américaine avec la chute de Raqqa. Une déclaration de victoire risquerait de sonner plutôt creux la prochaine fois qu'un des partisans de Daech se fera sauter ou ouvrira le feu sur la foule quelque part aux États-Unis ou en Europe. Comme l'indique un article du New York Times publié aujourd'hui, les dirigeants de Daech se préparent depuis un certain temps déjà à perdre leur assise territoriale et ils vont sans doute mettre à nouveau l'accent sur les tactiques de guérilla et les attaques terroristes.

Se réjouir, vraiment?

 

Il existe aussi quelques autres raisons pour lesquelles il est peu avisé de se féliciter de la disparition territoriale de Daech. Premièrement, parce qu’après la dévastation totale infligée à Raqqa par quatre mois de guerre –et qui n’est pas sans rappeler Mossoul avant elle– le terme de parler de «libération» sonne un peu creux.

BULENT KILIC / AFP

Deuxièmement, parce que Daech est devenu un mouvement mondial, avec des subdivisions actives en Libye, au Sinaï, au Yémen, en Afghanistan et ailleurs, ce qui de fait, réduit l'importance de son noyau territorial en Syrie.

Troisièmement, parce que nous ne connaissons que trop bien ce genre de situation, hélas. Les troupes américaines de contre-insurrection, travaillant main dans la main avec les tribus sunnites locales, ont chassé ainsi Al-Qaida des régions de l’organisation contrôlait il y a dix ans, pour la voir renaître sous un nouveau nom –l'État islamique en Irak et Syrie– après le retrait des Américains.

Quatrièmement, les événements de ces derniers jours ont montré à quel point le conflit plus large qui ensanglante la Syrie et l’Irak au lieu de se terminer, entre dans une nouvelle phase. L'Irak pourrait bien être au bord d'une nouvelle guerre civile: les forces gouvernementales reprennent de grandes portions de territoire aux forces kurdes, dont la ville de Kirkouk, jetant des milliers de civils kurdes sur les routes. Du côté syrien de la frontière, le risque de dérapage est accru entre les forces soutenues par la Turquie et le YPG kurde, qui constituent l'essentiel des troupes qui ont pris Raqqa.

Et la présence du Hezbollah et d'autres milices chiites soutenues par l'Iran menace également de provoquer des tensions avec les populations sunnites locales et d'entraîner Israël dans le conflit. Pendant ce temps, les insurgés proches de Al-Qaïda affermissent leur contrôle de la province syrienne d'Idlib et pourraient bien faire leur grand retour, ayant eu quelques années pour se refaire à l’ombre tandis que les efforts se concentraient contre Daech.

La fatigue de l'opinion américaine

 

Tout cela pour dire que nous pourrions bientôt voir les trois dernières années écoulées comme une période relativement bénie au cours de laquelle tous les acteurs en Syrie et en Irak, malgré leurs antagonismes, étaient au moins unis par un adversaire commun: Daech.

Et la dernière raison qui explique sans doute le peu d’enthousiasme soulevé par la prise de Raqqa a sans doute à voir avec un autre événement qui a beaucoup mobilisé l’attention cette semaine aux États-Unis: la réponse de Trump à l’assassinat de quatre bérets verts américains par des militants liés à al-Qaida au Niger, un pays où la plupart des Américains ignoraient sans doute jusqu’alors que des troupes américaines y étaient déployées.

Le fait que le délai et la teneur de l’appel du président aux familles fassent davantage débat que l’emploi de troupes américaines au Niger est un bon indicateur de l’état de l’opinion publique américaine, qui semble considérer désormais que les soldats américains sont désormais engagés dans une bataille sans fin et permanente contre les terroristes dans une douzaine de pays dans le monde.

Hommage à un soldat tué en Jordanie I  SAUL LOEB / AFP

Le combat continue

 

À son apogée, Daech contrôlait une grande partie de l'Irak et de la Syrie, environ 10 millions d'habitants, une population équivalente à celle de la Suède. Dans ce territoire, le groupe a imposé sa loi islamique rigoriste par des décapitations, des lapidations et des crucifixions. Il a mené un génocide contre les minorités religieuses et institutionnalisé la pratique de l'esclavage sexuel, dont celui des enfants.

Le fait que des millions de civils ne vivent plus sous la férule de Daech est sans aucun doute une bonne chose. Mais les troupes américaines vont rester en Irak –et probablement dans une mesure moindre et plus discrète en Syrie– quand bien même Daech finirait par perdre son dernier centimètre carré de territoire. Voilà autant de raison pour lesquelles la chute de Raqqa ne ressemble en rien à une victoire…

 

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