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Quand j’étais enfant, mes parents nous emmenaient, ma sœur et moi, deux-trois fois par an à Paris. On y allait surtout pour que mon père puisse acheter des tissus qu’il rapporterait ensuite au bled, mais on profitait de cette virée en famille pour manger au McDo (une expérience quasi religieuse pour ma sœur et moi), aller voir un Disney au Grand Rex (autre expérience mystique) et faire un tour à Tati. En fin d’après-midi, quand nous retournions à la voiture garée dans le quartier Pigalle-Barbès, je me rappelle mon émerveillement devant le Moulin Rouge et la mer de néons et autres ampoules qui commençaient à illuminer le quartier Pigalle. Ma mère avait beau m’expliquer que la zone était l’épicentre du sexe monnayé de la capitale, j’en étais pas moins ébahie devant toutes ces lumières, ces couleurs, et dans mon imaginaire, Pigalle était Paris, Paris était Pigalle.
Paris, donc, était la ville du stupre, mais que le stupre était joli, paré de ces décorations lumineuses! Plus tard, je réalisai que non, la ville entière n’était pas baignée d’une lumière néon à la nuit tombée, et que je n’habiterais jamais Pigalle –trop bruyant, trop sale, trop de monde. Mais quand j’y mets les pieds, la nuit, j’ai neuf ans à nouveau et une petite voix murmure «ça c’est Paris!». J’avais associé, de manière tout à fait inconsciente, les néons au sexe. Aujourd’hui encore, n’importe quelle enseigne lumineuse –l’ampoule d’un électricien, la clé d’un cordonnier, même la rôtissoire d’un kebab– me ramène inexorablement au quartier rouge parisien et ses XXX, PEEP SHOW et autres SEX SHOP.
La lumière de la modernité
Le gaz néon («nouveau» en grec) a été découvert à Londres, en 1898, par deux chimistes britanniques: Sir William Ramsay et Morris W. Travers. Mais c’est un Français, Georges Claude, qui met au point l’éclairage au néon. La première enseigne publicitaire du genre s’installe en 1913 à Paris, au-dessus des Champs-Élysées: CINZANO, une marque italienne de vermouth, s’affiche en lettres d’un mètre de haut. L’année précédente, c’est un barbier parisien qui installait la première enseigne commerciale au néon. Georges Claude fait breveter son invention aux États-Unis et c’est le jackpot: le concessionnaire automobile Packard, basé à Los Angeles, devient en 1923 le premier commerçant du pays à s’offrir une enseigne au néon –pour la somme colossale de 24.000 dollars (ce qui ferait aujourd’hui plus de 330.000 dollars, d’après Digg). Ces néons «firent bientôt partie du langage visuel d’une société de plus en plus mobile, incitant les automobilistes à faire halte, la nuit, dans un diner, une station-service ou un motel», mais aussi d’une culture de plus en plus libérée. «Quand la Prohibition prit fin, ces enseignes invitèrent les gens à s’offrir un verre, illuminant les vitrines des bars du pays tout entier.» Ainsi la nouveauté, quelle qu’elle soit, devint le fonds de commerce du néon –à l’époque beaucoup moins cher et plus durable que les lampes à incandescence.
Le néon devient rapidement «symbole du rêve américain, comme si la modernité parisienne s’était encanaillée au pays du dollar», écrit Luis de Miranda dans L’être et le néon. Ainsi Las Vegas, où des mormons cherchèrent d’abord à s’installer, se mue en Sin City à la faveur d’une loi de 1931 légalisant les jeux d’argent dans l’État du Nevada et incitant par là-même le crime organisé à y construire des hôtels-casinos et autres bars à strip-tease, annoncés à grands renforts d’enseignes au néon visible des kilomètres à la ronde. «Las Vegas est la seule ville au monde dont l’horizon n’est fait ni d’immeubles, comme à New York, ni d’arbres, comme à Wilbraham, dans le Massachusetts, mais de néons», décrit Tom Wolfe en 1965 dans The Kandy-Kolored Tangerine-Flake Streamline Baby. «Regardez Las Vegas à plus d’un kilomètre depuis la route 91 et vous ne verrez ni immeubles, ni arbres, seulement des néons.»
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À New York, justement, Times Square s’en pare, acquérant «sa légendaire cacophonie de couleurs» que décrit Luis de Miranda. Les poètes Beats sont hypnotisés, comme envoûtés: «Les néons signalaient un monde de marginaux et de laissés-pour-compte, des sous-cultures qui fascinaient tant les poètes Beats», lit-on dans Flickering Light: A History of Neon, Christoph Ribbat. Les néons sont l’astre de ceux qui vivent la nuit et que le jour fait rentrer dans leur tanière, à l’abri des regards. Ils révèlent ceux que la société refuse de voir. Allen Ginsberg évoque lui la «lumière sous-marine» de Times Square, qu’il voit comme une «immense pièce» à explorer. C’est d’ailleurs le cadre choisi par David Simon et George Pelecanos pour leur nouvelle série, The Deuce, qui raconte la prostitution et l’essor de la pornographie dans le New York des années 1970, plus précisément sur la 42e rue, surnommée «The Deuce» (le Diable, en vieil anglais), située à quelques encablures de Times Square. Un générique saturé de néons, omniprésents dans ce quartier resté jusque dans les années 1990 un haut-lieu du vice. Aujourd’hui, comme à Pigalle, les néons demeurent, mais les prostituées et leurs macs ont disparu des trottoirs.
The Deuce, épisode pilote (HBO, 2017)
Période cruciale pour les mouvements féministes et les droits des femmes (divorce par consentement mutuel, droit à l’avortement, contraception…), les années 1960-1970 marquent aussi un tournant dans la libération des mœurs, qui passe par l’acceptation grandissante de la nudité dans les médias (magazines pour adultes, cinémas) malgré des lois strictes contre l’obscénité, qui criminalisent la pornographie «non-artistique», forçant cinémas et peep shows à couper les pellicules pour censurer notamment les scènes de pénétration. Mais la révolution sexuelle est en marche, preuve en est avec l’émergence de «sex districts» (quartiers rouges) dans les grandes villes des États-Unis, que décrit Carolyn Bronstein, professeure et chercheuse, dans Battling Pornography: The American Feminist Anti-Pornography Movement, 1976–1986:
«Des boutiques pour adultes fleurirent à quelques pâtés de maisons seulement d’institutions américaines comme l’Empire State Building ou la Maison Blanche, agrémentées de néons et de “rabatteurs” qui décrivaient avec force détails scabreux les divertissements sexuels qui attendaient les clients à l’intérieur.»
Cette prolifération des sex-shops, salons de massage, strip-clubs… après 1965 est directement liée, rappelle l’historien de l’urbanisme Josh Sides, cité par Bronstein, au «libertinage promu par la révolution sexuelle, à la baisse des poursuites judiciaires pour obscénité et au potentiel commercial énorme de l’industrie du divertissement pour adultes».
Le jouir et la nuit
Cette nouvelle tolérance vis-à-vis de la représentation de la sexualité et l’assouplissement des législations fédérales font sortir de la clandestinité le sexe et sa consommation monnayée. Les commerces spécialisés ne se cachent plus et jouent la concurrence en plein jour. Exit les vitrines opaques ou anonymes: on affiche fièrement GIRLS! GIRLS! GIRLS! pour attirer le chaland qui désormais ne sait plus où donner de la tête. Le paysage urbain, transfiguré par la révolution sexuelle, en porte les stigmates. Ces enseignes à la lumière douce et diffuse, presqu’irréelle –qui souvent remplacent l’éclairage public dans ces quartiers interlopes et mal famés– plongent le passant dans une autre dimension, l’invitant à explorer ce monde parallèle, sorte de Disneyland du sexe hermétiquement clos, où tout est permis. Ce qui se passe à Vegas reste à Vegas, même chose pour les quartiers rouges du monde entier.
Puis vint le tour de la pornographie, qui s’engouffra par la voie royale du cinéma arty pour donner en 1969 (année bel et bien érotique) le coup d’envoi d’un âge d’or qui durera quinze ans. Blue Movie (Andy Warhol) et Mona (Michael Benveniste et Howard Ziehm) furent les premiers films érotiques montrant des scènes de sexe non simulé à sortir dans de nombreuses salles à travers les États-Unis, et ouvrirent la voie aux premiers pornos distribués via le circuit ciné généraliste, comme Derrière la porte verte (projeté au festival de Cannes!), The Devil in Miss Jones ou le cultissime Gorge profonde –que l’éminent critique Roger Ebert chroniqua à l’époque. Ces longs-métrages, qui firent «de la pornographie un phénomène social acceptable», comme l’écrit Richard Poulin dans La Mondialisation des industries du sexe, deviennent même plus lucratifs que les films classiques, et les prestigieux cinémas de Times Square, en décrépitude, n’hésitent pas à en faire la promotion en lettres capitales et slogans putassiers: «Le spectacle le plus crade de la ville».
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Capture d'écran du clip de Beyoncé pour Blow (2013).
Mais l’apparition de la VHS sonna le glas de cet âge d’or, comme internet marquera ensuite la lente agonie des VHS et DVD –ce qui n’empêchera pas les États-Unis de devenir le premier producteur de films X au monde. Le néon doit lui aussi son déclin aux nouvelles technologies: l’éclairage LED est moins cher –la fabrication d’une enseigne au néon nécessite un savoir-faire qui se perd– et plus facilement remplaçable. Exit, aussi, la pollution sonore (ah, ce petit grésillement typique qui rend fou!). Certaines municipalités comme Hong Kong font d’ailleurs depuis quelques années la chasse aux néons, avec amende à la clé pour les commerçants récalcitrants.
Extrait du clip de Beyoncé pour Blow (2013).
Le néon ne sera-t-il bientôt plus qu’une réminiscence nostalgique, un artefact du passé – comme on craint que Paris se transforme en ville-musée? Les artistes, eux, s’en sont emparé pour l’inscrire au patrimoine culturel de l’humanité, avec des installations, séries (Riverdale, San Junipero, Room 104), films esthétisants (Drive, Neon Demon), des clips vidéo (Drake, Beyoncé, Justin Bieber) et même une chapelle berlinoise. L’élite, en s’appropriant les codes de la culture underground (même chose avec le porno), a trouvé une aura «poétique» et arty au néon, «autrefois considéré comme le symbole même du mercantilisme le plus grossier», expliquait déjà en 1995 Kenneth T. Jackson, professeur d’histoire à l’université Columbia, à New York, qui racontait avoir emmené 200 élèves en balade nocturne à Times Square pour qu’ils vivent «l’expérience unique» de cette «mer de néons». Ne pleurons pas la petite mort du néon, la popculture l’a peut-être édulcoré, mais elle l’a rendu immortel.