France

Ce qu'a murmuré Benjamin Stora à l'oreille de Macron (et des autres présidents français)

C'est l'historien qui murmurait à l'oreille des présidents. L'occasion pour lui d'affronter depuis le début des années 1980, avec les différents chefs de l'État, l'épineuse question de la repentance.

Emmanuel Macron en conférence de presse à Alger, le 6 décembre 2017 I LUDOVIC MARIN / AFP
Emmanuel Macron en conférence de presse à Alger, le 6 décembre 2017 I LUDOVIC MARIN / AFP

Temps de lecture: 10 minutes

Cet article est le troisième et dernier volet d'une série consacrée à l'historien Benjamin Stora. À lire: Constantine, Sartrouville, Nanterre… Benjamin Stora, une jeunesse française et Benjamin Stora, l'incontournable «monsieur Algérie», historien engagé.

Sur le dossier algérien, Emmanuel Macron veut innover. Mais il a tout de même invité Benjamin Stora, l’incontournable «Monsieur Algérie» de son prédécesseur François Hollande à l’accompagner dans la «visite de travail et d’amitié» qu’il a faite à Alger le 6 décembre 2017. Quand il s’agit d’Algérie, le nom de Benjamin Stora s’impose. Le gamin juif de Constantine, l’ex-militant trotskiste, l’historien engagé et médiatique a l’oreille de la République, ainsi que celle de plusieurs hauts responsables algériens.

«Stora fait beaucoup pour le rapprochement entre l’Algérie et la France, il parle avec les grands de ce monde mais il reste très discret», selon son ami, l’historien et ancien leader nationaliste algérien, Mohammed Harbi.  

Après Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande, Macron peut-il faire la différence? La première fois que Benjamin Stora a franchi la porte de l’Élysée, c’était il y a plus de trente ans. Il raconte.

1.La présidence Mitterrand (1981-1995)

En 1984, il milite encore à l’Organisation communiste internationaliste (OCI). François Mitterrand est président de la République depuis trois ans, «il voulait nous convaincre, Cambadelis et moi, d’entrer au PS et d’y construire une tendance jeune. Mais à l’époque, on n’a pas du tout évoqué l’Algérie». 

Avec Cambadelis (à dr.) I DR

Par la suite, l’historien trentenaire rencontre «plusieurs fois» celui qu’on a souvent surnommé le «Sphynx»: «Durant deux tête-à-tête et un repas et nous avons longuement parlé du rôle que Mitterrand avait joué en Algérie.»

Entre le 1er novembre 1954, jour du déclenchement de l’insurrection algérienne et le 21 mai 1957, jour de la chute du gouvernement socialiste de Guy Mollet, François Mitterrand occupe les portefeuilles de l’Intérieur et de la Justice. Homme d’ordre, il veut garder l’Algérie française et participe de la politique répressive qui se met en place.

«Mitterrand cherchait à se justifier. Lorsque la guerre a éclaté, disait-il, le gouvernement français n’avait pas d’interlocuteur politique car les Algériens se divisaient entre eux et refusaient le cessez-le-feu pour négocier. Il disait aussi qu’il avait voulu procéder à des réformes politiques, muter des responsables pieds-noirs de la police…»

En vérité, le «Sphynx» a une idée derrière la tête. «Il savait que je savais plein de choses, et, avec le recul, je pense qu’il voulait me faire écrire sur lui et l’Algérie, comme il l’avait fait avec Pierre Pean pour Vichy.»

Benjamin Stora mesurera bien plus tard la lourde responsabilité de François Mitterrand dans la condamnation à mort et l’exécution, en 1956-57, de plusieurs militants algériens dont il refuse la grâce.

Stora et Mitterrand en 1992 I DR

Ce que l'historien documente en 2010 dans François Mitterrand et la guerre d’Algérie, écrit avec le journaliste François Bayle. Les deux auteurs reprochent à l’ancien président de la République «d'avoir accompagné, sans jamais le transgresser, un mouvement général d'acceptation du système colonial et de ses méthodes répressives», ce qui s’expliquerait aussi par le fait que l'ambitieux François Mitterrand, alors âgé de 40 ans, devait donner des gages aux durs du gouvernement s'il voulait durer.

Pour ce qui est de la repentance, c’est pour le président Mitterrand plus une affaire personnelle qu’une affaire d’État. N’a-t-il pas avoué à propos de cette période, plusieurs décennies plus tard, à Robert Badinter: «J’ai commis au moins une faute dans ma vie, celle-là»?  

2.La présidence Chirac (1995-2007)

Comme lui, son successeur à l’Élysée possède une histoire personnelle mais très différente avec l’Algérie. Appelé en 1956, alors qu’il est jeune énarque, le sous-lieutenant Chirac est envoyé à la frontière marocaine. Démobilisé, devenu très «Algérie française», il aurait même souhaité rempiler.  

«Chirac a eu plusieurs mérites: celui de lever en 1995 le couvercle sur la rafle du Vel d’hiv [il admet la responsabilité de l’État français dans la déportation des juifs suite à cette rafle du 16 juillet 1942] et sur l’esclavage [instauration de la journée de la commémoration de l’esclavage le 10 mai]. Et il a poussé à la réconciliation algérienne en instituant une année de l’Algérie en France en 2003», juge Benjamin Stora.

Perçu comme un ami des Arabes et un soutien de la cause palestinienne, Jacques Chirac conduit en Algérie en 2003 une visite d’État apparemment très réussie aux côtés de son homologue algérien. Acclamé, il prononce un discours qualifié d’«historique» au Parlement d’Alger. «Certains souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des réconciliations», dit-il. La perspective d’un traité d’amitié franco-algérien se dessine.

Chirac et Bouteflika en 2004 I HOCINE ZAOURAR / AFP

Mais l’élan est coupé net en 2005 en raison de l'adoption par la France d'une loi «portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés». L’un des articles de ce texte mentionne le «rôle positif» de la colonisation qu’on enseignera à l’école. Une pétition circule réclamant l’abrogation d’urgence de cette loi. Benjamin Stora est l’un signataires du texte, initié par les historiens de l’Algérie, Claude Liauzu et Gilbert Meynier.

Dans ses mémoires, citées par l’historien Guy Pervillé, Jacques Chirac raconte que le gouvernement algérien souhaitait que la France inscrive noir sur blanc dans le préambule du traité d’amitié franco-algérien en préparation ses regrets pour «les torts portés à l’Algérie durant la période coloniale». «Ce qu’exigent de nous les autorités d’Alger n’est rien d’autre que la reconnaissance officielle d’une culpabilité. Je ne l’ai naturellement pas accepté», conclut le président français. 

À défaut d’un lien direct avec le président Chirac, Benjamin Stora rencontre et échange avec Hubert Colin de Verdière, l’ambassadeur de France en poste à Alger. En 2005, ce dernier prononce à Sétif un discours pour condamner la répression policière des violentes émeutes qui avaient éclaté dans la ville et conduit à la mort de plusieurs milliers personnes le 8 mai 1945.

Benjamin Stora s’est également entretenu avec Bernard Barjolet, l’ambassadeur qui succède à Hubert Colin de Verdière. Arabophone, par la suite nommé directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE), «Barjolet me dit qu’il souhaite s’inscrire dans la continuité du discours de Sétif et c’est ce qu’il fera en 2008 lors d’une visite à Guelma.» 

3.La présidence Sarkozy (2007-2012)

Passage à vide avec l'élection du successeur de Jacques Chirac. À la satisfaction de l’extrême droite qui avait dénoncé le «parachutage» d’un historien qu’elle accuse de «donne[r] le “la” et fai[re] la loi en matière d’historiographie», Benjamin Stora se voit ôter son émission consacrée au Maghreb, sur France Culture. Il perd également son cours à Sciences po. 

En 2007, Nicolas Sarkozy est le premier chef d’État français à prononcer le mot de repentance pour le récuser publiquement aussitôt. Mais à Constantine, en décembre de la même année, il prononce un discours dans lequel il reconnaît l’injustice du système colonial tout en se refusant à différencier ou à hiérarchiser les victimes.

Sarkozy à Constantine I ERIC FEFERBERG / AFP

«C’était un discours intéressant», juge Benjamin Stora qui a rencontré Henri Guaino, le conseiller de Nicolas Sarkozy, «une fois de façon informelle, après le discours de Constantine». L'occasion de comprendre qu'avec ce discours en tout cas, «Sarkozy s’inscrivait dans la continuité de ce qu’avait fait Chirac en 2006, lorsqu’il avait condamné les crimes coloniaux commis à Madagascar et la répression de l’insurrection malgache de 1947- 1948.» 

Si ce troisième président ignore Benjamin Stora, ce ne sera pas le cas de son successeur. Tout au contraire.

4.La présidence Hollande (2012-2017)

Très proche de François Hollande depuis avant même le début officielle de la campagne électorale, Benjamin Stora organise la venue du candidat au pont de Clichy pour y lancer une rose en hommage aux Algériens qui avaient été jetés à la Seine par la police le 17 octobre 1961.

«Il faut que la vérité soit dite. Sans repentance, ni mise en accusation particulière», déclare le dirigeant socialiste.

Et à peine élu président de la République en 2012, il fait effectivement reconnaitre officiellement la date du 17 octobre 1961.

Stora et Hollande se sont rencontrés en 2006. Le dirigeant du Parti socialiste souhaitait faire une visite officielle en Algérie et que Benjamin Stora –dont c’est le pays d’enfance– l’accompagne.  

S’ensuit un long compagnonnage avec le dirigeant socialiste puis président de la République. «Je n’ai aucun statut, aucun bureau» dit en 2012 Benjamin Stora dans un article de Paris Match intitulé Benjamin Stora, l’historien du Président. Mais il confirme ses échanges réguliers avec le président : «Des conversations informelles, en tête à tête ou avec Paul Jean-Ortiz, son conseiller diplomatique, pour évoquer des questions d’histoire ou de politique internationale.»

Francois Hollande et Benjamin Stora (à dr.) en 2011 I PATRICK KOVARIK / AFP

Le discours que prononce François Hollande devant le Parlement algérien en décembre 2012 fait date. Il porte la marque «Stora» dans la mesure où il révoque le «système profondément injuste et brutal» de la colonisation, mais suggère que la «vérité, elle doit être dite aussi sur les circonstances dans lesquelles l’Algérie s’est délivrée du système colonial».

«La paix des mémoires à laquelle j’aspire repose sur la reconnaissance et la divulgation de l’histoire», conclut François Hollande.

 En 2014, François Hollande, avec Manuel Valls, nomme l’historien de l’immigration, à la présidence du Musée de... l’immigration.

Seule anicroche à cette relation de confiance mutuelle lorsque suite aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris, le chef de l'État veut étendre la possibilité de déchéance de nationalité à tous les binationaux. «Je me suis senti mal par le fait qu’il puisse ne serait-ce qu’envisager cette distinction entre Français», reconnaît Benjamin Stora.

5.La présidence Macron (2017-)

En février 2017, en plein campagne électorale, le candidat Macron se rend en Algérie. Interviewé par la télévision algérienne, il qualifie la colonisation de «crime contre l’humanité» que «nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses». Tout en précisant ensuite ne pas vouloir qu’«on tombe […] dans la culture de la culpabilisation sur laquelle on ne construit rien».

Tollé à droite et à l’extrême droite. Nombre de rapatriés dont les familles étaient parfois installées depuis plusieurs générations en Algérie et qui ont dû fuir le pays lors de l’indépendance en 1962 perçoivent ce discours comme une accusation.

«Est-il à ce point ignorant de la guerre d’Algérie pour dire une énormité pareille. Sur ce sujet, comme toute la classe politique, Macron pratique l’autoflagellation et le mea culpa. Et grâce à cela, le gouvernement algérien joue sur du velours!», s’exclame le maire de Béziers, lui-même fils de pied-noir, Robert Ménard.

Macron à Alger en février 2017 I STRINGER / AFP

«Il a parlé comme un candidat à la présidence de la République algérienne et non en candidat à la présidence de la République française», selon l’historien Guy Pervillé qui publie sur son site une longue réponse à Emmanuel Macron.

«Je n’aurais pas conseillé à Macron de dire cela comme cela», commente sobrement Benjamin Stora quelques jours plus tard, alors qu’il assiste dans un cinéma du Quartier latin à Paris à la première d’Islam pour mémoire, un film hommage à son ami décédé, Abdelwahab Meddeb, poète et intellectuel franco-tunisien avec lequel il a écrit une Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours.

Deux jours après ses propos si contestés, Emmanuel Macron y revient pour le Figaro: «Cela ne veut pas dire que celles et ceux qui vivaient en Algérie servant sous le drapeau français étaient des criminels contre l’humanité car le seul responsable, c’est l'État français», précise-t-il. «Nous devons réconcilier des mémoires fracturées», ajoutant «Je ne suis ni dans la repentance ni dans le refoulé.»

Depuis son élection le nouveau président a rencontré Benjamin Stora dont il a vanté les travaux publiquement. Car l’historien est le premier à avoir étudié, dès 1991, dans son ouvrage La Gangrène et l’oubli, le rapport à la mémoire de la guerre d’Algérie puis comment celle-ci s’est instillée dans la société française jusqu’à en façonner le paysage politique.  

Sur France Inter, mardi 5 décembre, à la veille de la visite présidentielle à Alger, l’historien rappelait l’âge d’Emmanuel Macron et le fait que celui-ci n’a «pas de liens personnels physiques avec le Maghreb» à la différence de presque tous ses prédécesseurs.

«Macron n’a pas de tabous, il n’est pas prisonnier d’une clientèle électorale, il est d’une génération à laquelle ne viendrait pas l’idée de défendre l’esclavage ou la colonisation. Laissons-lui un peu de temps avant de le juger», nous expliquait Benjamin Stora dès septembre 2017 se déclarant en faveur non pas «d’une repentance mais d’une reconnaissance de toutes les mémoires».

Ce que le jeune président français a fait en se disant d’un côté «prêt» à ce que Paris restitue les crânes d’insurgés algériens tués au XIXe siècle par l'armée française et conservés au Musée de l'Homme, un geste attendu à Alger et un acte mémoriel important. Et en exprimant, de l’autre côté, le souhait que tous ceux qui ont vécu en Algérie et que la guerre a éloignés de ce pays puissent y revenir, message qui peut s’adresser tout autant aux pieds-noirs qu’aux harkis voire aux opposants algériens réfugiés en France.

 

 

À Alger, ce 6 décembre, Emmanuel Macron «a repris les propos de condamnation de crimes commis par la colonisation, sans plus de précision», remarque Benjamin Stora, autrement dit la notion de «crime contre l’humanité» que le candidat avait évoquée durant la campagne électorale est passée à la trappe. «Tout en demandant à regarder vers l'avenir, [il ne veut] pas rester enfermé dans les blessures de l'histoire», selon l’historien que l’on voit derrière le président lors de l’un de ses déplacements à Alger.

Capture d'écran BFMTV

Cette tension, ce va-et-vient entre passé, présent et avenir, voilà la difficulté à laquelle Emmanuel Macron est à son tour confronté. Mais –et c’est là sans doute qu’il innove– le jeune président français veut inscrire sa démarche («ni déni, ni repentance») dans le cadre du continent africain tout entier, comme pour sortir d’un face à face exclusif entre Paris et Alger. C’est pourquoi il s’est d’abord rendu au Burkina Faso, en Côte d'Ivoire et au Ghana avant l’Algérie.

«Il faut une réconciliation des mémoires mais pas à n’importe quel prix. Il faut dire que le système colonial était condamnable», lui a sans doute rappelé Benjamin Stora dont c’est l’une des idées fortes.

Ce qu’une partie de la droite et l’extrême droite françaises refuse. «Car c’est constitutif de leur mémoire historique. Et c’est bien parce que je connais cette histoire de l’intérieur mais que je ne cautionne pas leur récit d’une Algérie française heureuse que je suis devenu la bête noire de l’extrême droite, explique l’historien. Ajouté à cela, faut bien le dire, l’antisémitisme de certains militants à mon égard.»

Mardi 17 octobre 2017, tandis que certains commémoraient la mort, il y a 56 ans, d'une centaine d'Algériens venus manifester à Paris, on apprenait l’arrestation de dix militants d’extrême droite qui préparaient un attentat contre des hommes politiques. Ils avaient donné à leur projet terroriste le nom de code d’OAS (Organisation de l’armée secrète, fondée en 1961 pour garder l’Algérie française). Un de ces télescopages entre l’Histoire et l’actualité qu’Emmanuel Macron ne peut ignorer et que Benjamin Stora n’a cessé de voir et de dénoncer.

 

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