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Comment un philosophe, deux médecins et un aventurier aident discrètement les Kurdes

Ils sont quatre. Quatre personnalités françaises engagées dans le soutien de la cause kurde. Ce, alors que l'Élysée et le Quai d'Orsay n'avaient pas approuvé le référendum organisé en Irak du nord fin septembre. Parviendront-ils à influer la ligne diplomatique française?

Capture Twitter
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Alors que la Turquie, l’Iran et l’Irak multiplient bruits de bottes et menaces contre le projet d’indépendance kurde en Irak, une photo prévient que son instigateur, le président Massoud Barzani, n’est pas seul. Il peut compter sur trois mousquetaires français intransigeants: Kouchner, BHL et «Docteur Tissot», lesquels ont soutenu la tenue du référendum pour l’indépendance kurde du 25 septembre. L’Élysée et le Quai d’Orsay, eux, avaient demandé son report ou sa reformulation. 

La photo a été prise à Erbil le lendemain de cette consultation populaire, à l'issue du déjeuner. On y voit, les trois Français assis aux côtés de Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan d’Irak, entouré par plusieurs de ses ministres et conseillers, une ancienne ministre croate des affaires étrangères et un ex-diplomate américain.

Parfois détournée sur les réseaux sociaux, sur le mode «dernier repas du Christ», cette photo a pour objectif de faire corps autour du président Barzani.

Or, si Kouchner et Tissot ont une vraie et longue histoire kurde, ce n’est pas le cas du philosophe Bernard-Henri Levy lequel même s'il s'est intéressé à la question depuis longtemps est un «bleu» par rapport aux deux autres. 

BHL, un nouveau chez les Kurdes

 

Son engagement dans cette cause –il a réalisé un film consacré aux Peshmergas– s’est  fait «dans la foulée du printemps arabe», précise Bernard Schalscha, éditorialiste à la Règle du jeu, revue des idées en ligne dirigée par  Bernard-Henri Levy.

«Nous soutenons tout ce qui peut affaiblir les dictateurs arabes islamistes. Ce qui est sûr c’est que les Kurdes de Barzani ne sont pas antisémites et puis quand on voit le nombre de synagogues et d’églises, c’est bon signe pour le Kurdistan d’Irak.» 

Bernard-Henri Levy s'y serait rendu pas moins de cinq fois l’année passée, y emmenant souvent son «compagnon d’aventures» Gilles Herzog. «Il y a trois ans, Bernard a compris que l’heure du Kurdistan est arrivée», confirme Bernard Schalscha. Certes, explique Frédéric Tissot, «depuis la Lybie, BHL n’est plus  trop en odeur de sainteté, mais on s’en fiche, le principal c’est qu’il parle des Kurdes!»

Tissot, de la clandestinité à la diplomatie

 

Cela fait en revanche près de quarante ans que le «docteur Tissot» soigne et accompagne les Kurdes. Comme tant d’autres à gauche, dont Danielle Mitterrand, il a été initié à la cause en octobre 1980 par Kendal Nezan, un Kurde de Turquie, réfugié politique en France. Depuis, il n’est pas une page de la petite ou de la grande histoire des Kurdes où Frédéric Tissot n’ait joué un rôle. Même si sa vie ne s’y résume pas, loin de là.

«L’homme debout», titre de son autobiographie, attaque en 1981 à dos de mulet l’un de ces sentiers caillouteux de montagne qu’il emprunte pour entrer clandestinement dans l’Iran de Khomeiny afin de rejoindre la grotte où se cache l’une des figures historiques de la résistance kurde, Abdulrahman Ghassemlou.

Tissot évoque aussi ce mois d’août 2007 quand, cloué sur un fauteuil à l’hôpital des grands accidentés de Garches, alors qu’il vient d’apprendre qu’il ne pourra plus ni danser, ni faire l’amour, il reçoit un appel de Bernard  Kouchner, à l'époque ministre de Nicolas Sarkozy: «Fred, je vais ouvrir une représentation diplomatique au Kurdistan. […] Si tu veux, elle est pour toi». La boucle est alors presque bouclée pour cet «humanitaire, diplomate et anticonformiste».

«Même si je peux paraître fou à certains gars du Quai d’Orsay, me confie-t-il début octobre, je porte le projet de Kurdes qui me font confiance; et je n’ai aucune division, aucun canon...»

Franceschi, deux ans avec les Kurdes de Syrie

 

Mais comme dans le roman d’Alexandre Dumas, les trois mousquetaires seraient-ils en vérité quatre? Patrice Franceschi, écrivain et aventurier, «farouche défenseur de la cause kurde», aurait ses entrées en haut lieu, et joue une partition légèrement différente de celle du trio. Il n’est d’ailleurs pas sur la photo du 26 septembre à Erbil. 

Franceschi I Eric FEFERBERG / AFP 

Il dit cependant partager le même constat «sur le fond» que les trois mousquetaires de Barzani: «Compte tenu du pouvoir grandissant des chiites en Irak, il faut que cela évolue, il ne faut pas que l’autonomie se referme sur les Kurdes qui sont nos alliés stratégiques en Irak comme en Syrie.» «Sur la forme» en revanche, Franceschi juge que «ce n’était pas le bon moment pour ce référendum». À l’inverse du trio de mousquetaires, il aurait préféré que Barzani attende «un ou deux mois, après la prise de Raqqa à Daech, cela aurait été mieux». Sur ce point, l’écrivain-aventurier est donc plus en phase avec l’Élysée et le Quai d’Orsay.

Kouchner, la mort frôlée au moins trois fois

 

Dans son livre Mourir pour Kobane, Franceschi, qui a passé deux ans sur le terrain avec les Kurdes de Syrie, rappelle aussi le long engagement de Kouchner, troisième «mousquetaire» de la photo. En 1992, Kouchner avait réchappé à un attentat qui le visait, ainsi que l’épouse du président Mitterrand, au Kurdistan irakien. Or, Franceschi raconte que l’histoire se serait récemment répétée, en Syrie cette fois:

«Quand nous sommes allés tous les deux à Rojava en novembre 2014, Kouchner a été accueilli à l’égal d’un chef d’État. La fureur des islamistes a été telle qu’ils ont tenté de nous éliminer en fomentant un attentat à Kamichli déjoué à temps» puis les «spadassins de Bachar el-Assad […] n’ont pas eu plus de succès dans une tentative d’enlèvement avorté».

Malgré leurs différence et l'inimitié politique de Franceschi pour BHL, ces quatre mousquetaires français de la cause kurde partagent l’idée que le plébiscite (92% de oui) du 25 septembre en faveur de l’indépendance peut renforcer le statut de la région kurde face à l’état central sous contrôle irano-chiite. On évoque plus rarement en revanche, le second objectif de Barzani qu’énonce le chercheur franco-irakien Hardy Mède:

«Ce référendum avait aussi pour but de prouver à Bagdad que  les populations des territoires disputés (Sinjar, Kirkouk, etc) situés au sud de la ligne verte [la “frontière” de la région autonome kurde convenue avec Bagdad] soutiennent l’indépendance kurde. C’était donc aussi un moyen de légitimer le rattachement à Erbil de larges portions de territoires et de populations [supplémentaires].»

D’où la colère du premier ministre irakien. «Le séparatisme est une sortie du cadre» de la constitution de 2005 et «n‘est pas acceptable», a déclaré Haïdar al Abadi lors de sa visite à l’Elysée hier, jeudi 5 octobre. «Nous ne voulons pas de confrontations armée, nous ne voulons pas de heurts, mais l‘autorité fédérale doit prévaloir», a-t-il ajouté.

«La France a toujours été extrêmement sensible et préoccupée par la situation des Kurdes mais nous voulons la stabilité de l‘Irak, l‘intégrité territoriale de l‘Irak et un Etat fort en Irak», a dit quant à lui le chef de l‘Etat français à l‘issue de leur entretien à l‘Elysée. Avant de préciser que la France était prête «à contribuer activement à la médiation enclenchée» par l‘envoyé spécial de l‘Onu Jan Kubis.

La France médiatrice?

 

Voilà bien ce à quoi les trois mousquetaires aspirent : que la  France joue les go between entre Bagdad et Erbil, entre le pouvoir central  et la région kurde. Ce costume de médiateur n’est-il pas l’un de ceux qui plait à Emmanuel Macron, comme on l’a vu fin juillet lorsqu’il a réuni à La Celle-saint-Cloud le président Fayez Al-Sarraj et le maréchal Khalifa Haftar, deux acteurs majeurs de la crise en Libye?

«La France semble avoir compris que la fin du “moment américain” au Moyen-Orient commence à se faire sentir, elle  a donc toute sa chance», considère Hardy Mède, co-auteur du très complet dossier thématique du CNRS sur «Les Kurdes : puissance montante au Moyen-Orient?». 

Frédéric Tissot en est convaincu: «On est le pays de la médiation, et puis tout le monde n’est pas contre. Ni les Russes, ni les Américains ne s’y opposeraient. Et malgré l’embargo turc actuel, je pense qu’il y a une carte à jouer avec les Turcs. Sur ce dossier, il faut se rapprocher d’eux; ils sont un acteur économique clé pour le Kurdistan d’Irak». 

Selon Patrice Franceschi, «la médiation française est déjà en cours, beaucoup de gens y travaillent et la venue de Barzani  à Paris est prévue. En revanche, il ne faut rien attendre des Turcs». Craignant que «ses» propres Kurdes appellent également à la scission, la Turquie a entamé un très net rapprochement avec l’Iran, l’autre adversaire des Kurdes d’Irak. 

La photo des trois mousquetaires n’a d’ailleurs ni échappé à la presse turque ni échappé au Président Recep Tayyip Erdogan, relève le site Turquie +, fondé par un groupe de journalistes d'opposition, membres ou proches du réseau de l’imam Gülen. Dans un discours rediffusé sur la chaine nationale , le numéro 1 turc a apostrophé Massoud Barzani:. «Seul Israël te soutient», a-t-il lancé au leader kurde avant de poursuivre : «Tu as mis l’ancien ministre des affaires étrangères français [Bernard Kouchner] à ta droite et l’autre juif [Bernard-Henri Levy] à ta gauche!».

Désaccords sur Israël et le PKK

 

Sans sous-estimer les rivalités d’égo de certains de ces messieurs, deux sujets sensibles divisent le petit groupe de pression français pro-kurde. Le premier concerne Israël –dont on a pu voir brandir les drapeaux à Erbil au lendemain de la victoire du référendum. L’État hébreu a établi des liens avec le gouvernement régional dans le domaine de l’économie et des renseignements et soutient l’indépendance kurde:

«Il cherche un allié dans la région depuis 1949. Or les Kurdes peuvent jouer ce rôle pour Israël  face à la menace iranienne», justifie Frédéric Tissot.

Est-ce parce qu’existe aussi un fort sentiment anti-arabe chez de nombreux Kurdes que certains de leurs nationalistes ressentent une proximité avec Israël? Alors que pour d’autres, à l’extrême gauche française en particulier, les Israéliens, «ces assassins des Palestiniens», n’ont pas  légitimité à soutenir la cause des Kurdes. «Palestine, Kobane même combat», pouvait-on entendre lors d’un rassemblement place de la République à Paris en octobre 2014. 

Perçu  à tort ou à raison, comme un  soutien aveugle à Israël, BHL avait finalement dû renoncer à rejoindre la manifestation. «Ne viens pas, ils vont te siffler», lui avaient conseillé ses amis. Ce qui ne manque pas de piquant quand on sait que le même BHL aurait été l'objet de tentatives d'approches par un cadre kurde syrien du PYD afin de convaincre les Juifs kurdes vivant en Israël de faire des démarches pour récupérer leurs terres en Syrie.

Syriens contre Irakiens

 

Deuxième question sensible: de quels Kurdes parle-t-on? Patrice Franceschi, qui a passé deux années auprès d’eux, est un peu plus proche des Kurdes syriens du Parti de l’Union démocratique (PYD, Syrie) dont la branche armée a été largement encadrée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, Turquie, inscrit sur la liste des organisations terroristes en Europe et aux Etats-Unis). BHL, Kouchner et Tissot paraissent, eux, plus à l’aise avec les Kurdes irakiens du Parti démocratique du Kurdistan de Barzani (PDK, Irak).

Un drapeau du PYD I  DELIL SOULEIMAN / AFP

Or, la ligne de fracture idéologique entre ces deux mouvements kurdes est profonde. Le PKK et le PYD «revendiquent s’être défaits de leurs oripeaux marxistes-léninistes pour développer une forme d’autogouvernement», le confédéralisme démocratique inspiré par l’anarchiste Murry Bookchin auquel l’universitaire Olivier Grojean vient de consacrer un livre très fouillé intitulé La Révolution kurde, le PKK et la fabrique d’une utopie. Tandis que le PDK du président Barzani, l’ami de BHL, Kouchner et Tissot, qui est au pouvoir en Irak, est un parti plus traditionnel, conservateur, clientéliste et familial.

Pour autant, BHL avait proposé de retirer le PKK de la liste des organisations terroristes établie par l’Union européenne et les États-Unis. «C’est moi qui le lui avais suggéré, raconte Bernard Schalscha. “Tu es sûr?”, m’avait-il demandé. “Oui”,  lui ai-je répondu.  Mais c’était avant 2015 et la vague délirante d’attentats du PKK en Turquie.»

Des alliés stratégiques pour l’Europe et la France

 

Dans l’entourage de  BHL, on s’agace que les Kurdes syriens et leurs compagnons de route français se soient accommodés un peu trop facilement de la «collaboration du PYD avec l’armée syrienne contre les rebelles syriens ou bien encore de sa proximité avec le russe Lavrov». Tandis que les Kurdes syriens et leurs soutiens français, communistes et d'extrême gauche, reprochent aux Kurdes de Barzani, qu'ils accusent souvent de corruption et de népotisme, de les avoir trahis en fermant la frontière et d’empêcher tout passage entre le gouvernement régional du Kurdistan, au nord de l’Irak et le Rojava, au nord de la Syrie.

Mais nos quatre mousquetaires BHL, Kouchner, Tissot et Franceschi s’accordent sur l’importance des Kurdes:  

«Ça n’est pas une question périphérique mais centrale, précise Patrice Franceschi. Il y va de l’intérêt stratégique de l’Occident, de l’Europe et de la France de s’allier avec les Kurdes de Syrie comme d’Irak avec lesquels nous partageons les mêmes priorités.» 

Frédéric Tissot craint pour les Kurdes d’Irak. «Il ne faut pas se faire d’illusion, si ordre d'Iran, al-Abadi n’aura aucun scrupule à lancer ses milices chiites fortement implantées pour “se faire” les Kurdes», prédit-il.

C’est pourquoi, selon Bernard Schalscha, les trois mousquetaires cherchent à «organiser un cordon de sécurité de personnalités françaises et occidentales autour de Barzani au cas où cela tournerait mal, au cas où il faudrait mobiliser face à l’Iran et face à la Turquie». Histoire d'agrandir la photo de famille.

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