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Vivre son adolescence avec le VIH au Mali: «J'ai aussi envie d'avoir une sexualité normale»

Dans l'un des pays les plus pauvres au monde, le Sida est un sujet tabou. Les séropositifs doivent cacher leur statut sous peine d'exclusion.

Une affiche de prévention sur un trottoir à Bamako. Crédit photo: Camille Belsoeur
Une affiche de prévention sur un trottoir à Bamako. Crédit photo: Camille Belsoeur

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Bamako, Mali

À première vue, la quarantaine d'enfants rassemblés à l'ombre bienfaitrice d'une paillote semble en bonne santé, prête à croquer la vie à pleines dents. Mais quand l'œil s'habitue à la pénombre qui tranche avec le soleil exténuant de la fin de la saison des pluies, le regard s'arrête sur les joues creuses, sur les corps chétifs dissimulés sous des chemises bouffantes. La claque arrive quand les adolescents annoncent leur âge. Ils ont entre 14 et 17 ans, mais une bonne moitié semble avoir à peine dépassée la dizaine. Ils sont tous porteurs du virus de l'immunodéficience humaine (VIH), responsable du sida. 

«Ces enfants sont plus petits que la normale car ils ont souffert de malnutrition chronique depuis des années. À cause de l'affaiblissement de leur système immunitaire, ils attrapent des maladies opportunistes et souffrent souvent de vomissements, diarrhées», explique le Dr Anta, membre de l'ONG malienne Arcad-Sida, qui se bat depuis plus de vingt ans au Mali pour offrir des traitements gratuits aux séropositifs et changer les mentalités de la société à leur encontre. 

Chaque premier week-end du mois, des adolescents de tout le sud du pays viennent participer gratuitement à des activités organisées par l'ONG à Bamako. Les encadrants les encouragent à s'exprimer sur leur maladie lors de groupes de paroles où ils ne sont pas jugés. Des médecins leurs expliquent également quelles sont les règles à suivre pour que leurs prises d'antirétroviraux (ARV) soient efficaces. Si, au Mali les médicaments sont distribuées gratuitement et permettent de mener une vie normale, une large majorité d'enfants ne les prend pas correctement. «J'estime que 90% des adolescents que nous suivons n'ont pas une bonne observance des traitements», dit le docteur Anta, une femme d'une quarantaine d'années diplômée d'une thèse sur les enjeux nutritionnels chez les enfants séropositifs. 

La prise irrégulière des antirétroviraux fait remonter la charge virale dans le sang –alors qu'elle devient indétectable avec la trithérapie– et surtout rend le virus résistant aux ARV. Ce qui grille des «jokers» dans le traitement de la maladie chez les jeunes patients. Un patient se voit d'abord administré une «première ligne» de médicaments, un schéma thérapeutique qui combine plusieurs molécules. Puis, une «seconde ligne», plus coûteuse, est prescrite en cas d'échec. La «troisième ligne», ou traitement dit de «rattrapage», est inaccessible au Mali. Une bonne observance des traitements est donc primordiale. Mais de nombreux obstacles se dressent devant les adolescents séropositifs, tous infectés, sauf rares exceptions, par leur mère pendant la grossesse. 

Des échantillons de sang manipulées dans le laboratoire de l'ONG Arcad-Sida. Crédit photo: Camille Belsoeur

«Ils ont dit ça, car je venais de la brousse»

En Afrique de l'Ouest, le virus de l'immunodéficience humaine est toujours entouré de nombreux tabous et fausses croyances dans une partie de la population. Parmi d'autres clichés, de nombreux habitants mal informés pensent que le virus se transmet par simple contact physique ou qu'il s'agit d'une maladie inventée par les médecins occidentaux. 

«Quand notre famille a contracté le virus, mon mari, ses autres épouses, nos enfants, moi-même, nous étions tous très malades, les gens autour ont commencé à dire que j'étais une sorcière, que c'était de ma faute. Ils ont dit ça, car je venais de la brousse, contrairement aux autres», confie Mariam Touré, une femme séropositive devenue assistance psychosociale pour aider les malades au Centre de soins, d'animation et de conseils pour les personnes atteintes du virus (Cesac), dont le siège, un bâtiment à la peinture écaillée, s'élève dans une rue animée du centre-ville. 

L'exclusion sociale est la pire des sanctions pour les séropositifs. Ils sont exclus de leur famille et pointés du doigt par la société. «Les enfants sont souvent stigmatisés. La communauté a peur que les enfants séropositifs transmettent le virus aux autres enfants. Il y a encore beaucoup de tabous et de craintes», note Bintou Dembélé, fondatrice d'Arcad en 1994, à une époque où les traitements étaient rares et peu efficaces. 

Pour éviter une «mort sociale», la plupart des porteurs du VIH cachent leur statut à leurs proches et à la famille. C'est encore plus difficile pour les enfants. Seuls leurs parents –s'ils sont encore en vie– ou un membre de la famille sont au courant de leur maladie. Le rôle de ces tuteurs est d'autant plus important. C'est à eux que revient la tâche d'éduquer l'enfant ou l'adolescent à prendre son médicament et à lui en expliquer les effets. 

L'absence des hommes

Dans un pays qui compte parmi les plus pauvres au monde et où le taux de fécondité atteint des sommets avec une moyenne de six enfants par femme, le VIH est souvent dépisté lors du suivi des femmes enceintes. Même si en cette terre d'Islam où la polygamie est la norme et où la prostitution est très répandue dans les villes, c'est le plus souvent l'homme qui va infecter son épouse. Du fait de la fréquence de leurs grossesses, les femmes sont davantage en relation avec le système de santé que leurs maris et sont également bien plus sensibilisées à la prévention et au traitement du VIH. 

«Quand une femme va annoncer à son mari sa séropositivité, ce dernier va souvent nier la maladie et dire “moi je ne suis pas malade”, tout en refusant le dépistage. La femme va être rejetée du foyer», raconte Bintou Dembélé, qui lors des premières années d'existence d'Arcad faisait du porte-à-porte dans les rues de la capitale malienne pour sensibiliser sur l'épidémie. 

«Je vis dans une cour commune à Bamako et parfois quand il y a des disputes des gens s'insultent de “sidéen”»

Une mère de famille à Bamako. 

Dans la petite cour qui s'ouvre derrière les murs du Centre de santé de l'ONG, une quinzaine de femmes sont présente en ce chaud début d'après-midi. Entre les bancs à l'ombre d'un toit en tôle, les mouches volent et les bambins s'amusent des démarches des poules venues à la recherche d'un festin. Dans un petit bureau attenant, les stores sont tirés. Six femmes séropositives sont venues échanger sur leurs craintes. 

L'une d'elles, le visage fatigué tout en contraste avec son boubou jaune et bleu vif, explique ne pas pouvoir révéler sa séropositivité à sa famille. Elle a eu six enfants, trois d'entre eux ont été infectés par le VIH. «Je ne leur ai pas dit qu'ils avaient le virus. J'ai peur qu'ils le disent aux autres enfants de la famille et qu'ils soient ensuite rejetés. Je vis dans une cour commune à Bamako et parfois quand il y a des disputes des gens s'insultent de “sidéen”. 

Son fils le plus âgé a 15 ans. Elle lui a dit que les médicaments qu'il prenait quotidiennement servaient à soigner la tuberculose qu'il avait contracté plus jeune. «J'ai surtout peur de ma belle-mère. Elle sait que mes enfants sont malades mais je ne lui ai pas dit que c'était le VIH. Elle ne veut pas que les enfants s'approchent de son fauteuil ou boivent dans son gobelet.» 

Un groupe de parole pour sensibiliser des pères de familles aux risques du VIH. Crédit photo Camille Belsoeur

Vivre en cachette

C'est sous cette loi du silence que grandissent les enfants, puis adolescents porteurs du VIH. Le secret est devenu leur compagnon de vie. Ils portent seuls le poids du virus. Sous la paillote, la trentaine d'adolescents réunie en cercle écoute avec attention les médecins et psychologues qui s'adressent à eux. Les mains se lèvent, les questions fusent. Les rires aussi. 

Un jeune garçon de 16 ans s'exprime sur la difficulté de suivre son traitement:

«Ma grand-mère m'a demandé un jour pourquoi je prenais des médicaments. J'ai dit que c'était pour le mal de tête. Elle a voulu voir et je me suis enfermé dans ma chambre pour les cacher. Je ne veux pas qu'elle sache. Sinon elle va me chasser de la maison.» 

Il poursuit: 

«Une fois, je n'ai pas pris mes médicaments pendant deux mois. Quand mon père l'a su, il m'a donné une double dose. J'ai fait une détresse respiratoire.» 

Souvent livrés à eux-mêmes, les adolescents ne mesurent pas tout l'enjeu d'une prise régulière de leur traitement. Pour les plus chanceux, c'est une pilule à prendre tous les jours à la même heure. D'autres, doivent mettre une alarme toutes les douze heures. Alassane, 17 ans, a vécu toute son enfance sans savoir qu'il était séropositif. 

«C'est l'année dernière que je l'ai appris. Mon oncle m'a raconté que ma mère avait ça dans le corps et j'ai fait le dépistage. Maintenant, je mets tous les jours mon téléphone à sonner à 20 heures pour ne pas oublier mon médicament. Mais parfois quand je m'amuse avec les copains, j'oublie que j'ai le VIH et je ne pense plus aux médicaments. C'est mon oncle qui m'a dit qu'il ne fallait pas trop penser à la maladie. Si j'y pense je deviens triste. Si je n'y pense pas, les heures peuvent passer comme ça. Quand j'oublie, je vais quand même prendre mon médicament plus tard, à 23 heures par exemple en rentrant.» 

Analyse d'échantillons de sang en laboratoire à Bamako. Crédit photo: Camille Belsoeur

Avant d'être sous traitement, Alassane était faible et avait de nombreuses éruptions cutanées sur le corps. Les médecins le rappellent souvent à l'ordre pour qu'ils prennent plus régulièrement son traitement et évite ainsi de se retrouver en échec thérapeutique. Dans le sang, le virus est endormi pour 24 heures. Ensuite, sans nouvelle prise médicamenteuse, il va redevenir actif et se familiariser petit à petit avec les antirétroviraux. C'est pourquoi les équipes de santé insistent tant sur la prise à heure fixe des ARV. 

Les jeunes maliens séropositifs maîtrisent le langage de la maladie. Naturellement, ils nous parlent de «CD4» (une glycoprotéine présente sur un type de lymphocyte détruit par le VIH), d'ARV ou de charge virale. «Les jeunes sont mieux informés que la génération précédente. Ils sont éduqués au préservatif. Ils sont aussi mieux informés sur la réalité du VIH, notamment grâce aux réseaux sociaux où ils lisent beaucoup de choses», note la directrice d'Arcad-Sida, Bintou Dembélé. 

Mais la connaissance théorique des dangers du virus leur glisse parfois entre les mains dans la difficulté de la vie réelle. 

«Je ne l'ai pas dit à ma copine»

Alassane n'a rien dit à ses amis. «Je ne leur ai pas dit que j'ai le VIH car ils ne savent pas vraiment ce que c'est. Si tu annonces ça comme ça à tes amis, ils vont tous te laisser car ils vont penser que c'est transmissible. Je ne pourrais plus jouer avec eux.»

Bengaley, même âge, joue lui au dur en public. «Depuis que j'ai 15 ans, je suis le chef d'un clan. On appelle comme ça les bandes de jeunes. Avant de leur dire que j'ai le VIH, je voudrais savoir comment ils réagiraient. Mais dès que je parle du sida en déconnant, ils me disent que si j'avais cette maladie je ne serais plus leur chef.»

«J'ai aussi envie d'avoir une sexualité normale»

Amina, 16 ans. 

À un âge où l'on découvre sa sexualité, le VIH complique aussi les choses. Comment l'annoncer à l'autre, se protéger? «Quand on a les seins qui poussent à notre âge, les garçons nous regardent. Je ne veux pas qu'ils sachent que j'ai le VIH. Mais, j'ai aussi envie d'avoir une sexualité normale. En ce moment au réveil le matin, c'est parfois mouillé entre mes jambes», dit Amina, une jeune fille de 16 ans, provoquant les rires de ses camarades lors d'un atelier d'échange. 

Du haut de ses 25 ans, Salif est devenu «paire éducateur». Porteur du VIH depuis sa naissance, il conseille désormais les plus jeunes après avoir eu lui-même des difficultés à suivre correctement son traitement pendant son adolescence. Dans son sang le virus a muté. Il prend aujourd'hui la «deuxième ligne» d'antirétroviraux. 

«Je n'ai pas encore dit à ma copine que j'ai le VIH. Souvent quand on est ensemble, je la teste pour connaître sa vision de la maladie. C'est dur à faire comprendre aux gens ce que c'est vraiment. On est ensemble depuis six mois. Elle est instruite donc j'espère qu'elle comprendra.» 

Le quartier des halles dans le sud de Bamako. Crédit photo: Camille Belsoeur

Le refuge numérique

Pour donner l'impression, de l'extérieur, qu'ils mènent une vie normale, les séropositifs déploient des astuces au quotidien. Responsable de la clinique des halles, centre de santé situé dans le sud de l'agglomération tentaculaire de Bamako, sur l'autre rive du puissant fleuve Niger, le Dr Alou Coulibaly est le témoin privilégié de l'adaptation des jeunes aux désagréments du virus. «Ils vont par exemple mettre leurs capsules d'antirétroviraux dans une boîte de paracétamol qu'ils auront toujours avec eux».

Le quartier des halles, au milieu duquel se dresse un imposant bâtiment jaune ocre en mauvais état, ancien marché désormais squatté par des migrants qui transitent par la capitale malienne, est pauvre et populaire. La clinique, qui accueillait dans un premier temps des populations particulièrement exposées au VIH, prostituées, LGBT... était mal vue. Les praticiens ont dû se résoudre à accueillir toutes sortes de publics pour être mieux tolérés. «Au Mali, on ne peut pas faire de campagne de prévention pour les populations homosexuelles, les gens ne l'accepteraient pas», se désole le Dr Alou Coulibaly

Mamadou est l'un des jeunes homosexuels séropositifs qui fréquente l'établissement. Il sait que pour continuer à vivre normalement il ne doit pas faire de vagues. 

«Beaucoup de gens comme moi utilisent internet comme un refuge. Au Mali, Facebook a vraiment un rôle de pivot dans la communauté gay. Sur notre page privée, on a 5.000 membres. Tu créés un faux profil pour rester anonyme et ensuite on t'accepte. C'est aussi un lieu de rencontre.» 

Comme dans les autres lieux de santé à travers la Mali, la prise en charge des traitements contre le VIH et le dépistage ne coûtent rien aux patients à la clinique des halles. Une nécessité absolue dans un pays très pauvre où seulement un tiers des séropositifs reçoivent des antirétroviraux –la prévalence du virus est de 1,2%. Mais la gratuité des soins est menacée. Le Fonds mondial, qui contribue à une très large part du budget du Mali dans la lutte contre l'épidémie, a vu ses donations, décidées par les pays occidentaux en tête, diminuées de 7% en 2016. 

«De ma petite chaise ici, je vois que mettre fin au sida est possible. Mais j'ai besoin de moyens», supplie Bintou Dembélé, qui sait que 70% du budget de son ONG dépend des aides des pays développés. 

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