Culture

«Curb Your Enthusiasm» est l’anti-sitcom et c’est pour ça que cette série est géniale

De retour avec une neuvième saison, six ans après la dernière, Larry David rappelle une fois de plus à quel point «Curb Your Enthusiasm» reste un chef-d’œuvre d’humour caustique.

Temps de lecture: 5 minutes

Épisode 7, saison 3: tranquillement installés autour d’un bon repas, Larry David, sa femme (interprétée par Cheryl Hines) et deux de ses amis discutent de tout et de rien. Ça parle de chiens, de la politesse de renvoyer ou non un vin mal débouché, du bruit des gens quand ils boivent et du chef cuistot que Larry vient d’engager pour son nouveau restaurant (en partie parce qu’il est chauve, comme lui). Le tout, avec le sourire. Du moins, jusqu’au moment de l’addition. Là, l’atmosphère devient aussi pesante qu’hilarante quand Larry remercie son ami Stu Braudy sans adresser la même politesse à sa femme, Susan. «Pourquoi je devrais te remercier», lui lance-t-il, tout en lui précisant que ce n’est pas elle qui ramène l’argent à la maison:

«Vous pouvez appeler ça votre argent, mais pour être précis, c’est lui qui travaille et ramène l’argent. C’est juste un fait, il s’agit de savoir d’où vient l’argent.»

Placée en début d’épisode, cette scène est a priori anodine. Elle retranscrit pourtant à merveille toute la magie grinçante de Curb Your Enthusiasm, sans doute une des meilleures séries comiques de tous les temps, de retour pour une neuvième saison à partir de ce dimanche 1er octobre sur HBO.

Délicieusement absurde et finement pensé, ce show lancé en 2000 et en pause depuis 2011 est l'un des plus influents. Pas pour rien, finalement, si Amy Schumer, Aziz Ansari, Louis C.K. ou Éric Judor ont tenté ces dernières années d’adopter la même démarche proche de l'autofiction pour leurs séries respectives. 

«Pretty pretty pretty good»

Un génie tel que Ricky Gervais (The Office) voit en Curb Your Enthusiasm un show qui «a changé la comédie à jamais». Plusieurs raisons permettent d’appuyer le point de vue du scénariste et producteur anglais: les références à la vie réelle –comme lorsque le casting de Seinfeld est réuni dans la saison 7–, le côté théâtral –renforcé par les transitions musicales et le générique, composé par Luciano Michelini et inspiré du cirque italien– ou la sortie du studio pour des décors rééls, le tout filmé caméra à l'épaule –la série est inspirée d’un mockumentary imaginé par Larry David en 1999 et réalisé à la manière des super-8 familiaux. 

Mais la vraie force de Curb Your Enthusiasm, finalement, n’est-elle pas de se moquer des règles propres au sitcom? On suit ainsi le parcours de Larry David dans son propre rôle: celui, quasi-autobiographique de rentier richissime (il est notamment co-créateur de Seinfeld, une série qui lui aurait rapporté 250 millions de dollars), désagréable et visiblement inadapté aux interactions sociales –voire, pour cela, ses nombreux débats (perdus) avec les enfants, souvent aussi déplacés que réjouissants.

Tout le récit est centré autour de lui et de sa petite personne (on comprend mieux le titre de la série en France, Larry et son nombril), ce qui éloigne d’emblée Curb Your Enthusiasm des séries comiques, mettant en scène généralement des bandes d’amis aux mœurs politiquement correctes. Larry David, lui, accapare toute l’attention. C’est lui qui se prend en pleine face les remarques désagréables de son entourage, lui qui est foncièrement associable, un peu soupe-au-lait, susceptible et systématiquement extrême dans ses réactions –nul doute que les adeptes de la perruque se souviennent encore de cette réplique:

«On devrait les tuer. Je suis surpris qu'Hitler n'ait pas tué les porteurs de perruques. Je veux dire: si j'étais mégalo et que je déportais des gens que je déteste, ils seraient sur ma liste.»

Une série post-sitcom

Contrairement à bon nombre de séries qui souhaitent absolument «faire cinéma» ou à toutes ces sitcoms où le rythme est dynamique et le rire du spectateur (enregistré) est encouragé par un silence ou des mouvements de caméra, Curb Your Enthousiasm opte pour des situations invraisemblables, régulièrement improvisées. Cheryl Hines racontait ainsi au New Yorker:

«Si nous sommes sur le point de jouer une scène et que je pose une question à Larry, il me répond simplement: “fais-le pour la caméra, ça sortira tout seul”. Pauvre caméramans, ils ne savaient jamais où on allait.» 

L'approche mockumentary permet ici de sublimer le personnage de Larry David, son air renfrogné, sa démarche nonchalante et sa capacité à incarner un producteur qui a le don de se mettre tout le monde à dos.

À travers lui, c’est également tout le métier du cinéma qui est passé en revue:  les conflits d’ego, la concurrence, la difficulté à faire passer un projet auprès d’une chaîne, les producteurs véreux,... Mais Curb Your Enthusiasm ne serait rien d’autre qu’un simple documentaire si Larry David ne doublait pas sa série d’un sens de la fiction étincelant, parsemant les épisodes de gags en tout genres, passés au filtre de la loufoquerie, du burlesque, du non-sens ou de la mauvaise foi. Sans que personne n'échappe aux moqueries de l’humour «davidien»: les producteurs, les actrices qui s’adorent, les handicapés, les gosses prétentieux, les Noirs, les Juifs (Larry, juif, surnomme sa femme Hitler), les dîners pompeux entre amis…

«Un show sur rien», vraiment?

 

Curb Your Enthusiasm n’est pas pour autant une série méchante, purement cruelle envers l’industrie du divertissement, Larry David se réservant régulièrement le mauvais rôle. Au fil des épisodes, on comprend que son regard sur la société se veut plutôt cynique, libérateur, retournant tous les préjugés socioculturels sur le mode du «qui aime bien châtie bien». De même, on pourrait croire que cette façon de s'attaquer aux conventions sociales américaines deviendrait éreintantes ou que ce scénario prévisible (les choses tournent régulièrement mal en fin d’épisode) finirait par lasser, mais chaque épisode de Curb Your Enthusiasm reste un plaisir à regarder.

Ce qui n’est pas forcément évident quand on sait que la série est capable de passer trente minutes sur la bosse suspecte que forme un pantalon quand son propriétaire s’assoit ou de multiplier et d’étirer les scènes autour de la bienséance en société: utiliser ou non le téléphone d'un docteur, fêter ou non Noël en tant que juif, révéler ou non la vérité à un aveugle qui pense sa femme top-modèle, etc. «Un show sur rien» donc, pour reprendre la description faite par les créateurs de Seinfeld sur leur série, mais qui pose tout de même un regard sur les aléas de la vie quotidienne et sur la nature des relations entre individus, plus souvent ténues et précaires qu’on ne le pense.

Voilà pourquoi son retour sur HBO, est une bonne nouvelle pour la comédie. «Il est parti, il n’a rien fait, il est revenu» a beau prétendre le premier teaser, c’est bien en toge romaine, le crâne orné d’une couronne de laurier qu’apparaît Larry David. Un peu comme si, à 70 ans, l’acteur et réalisateur américain cherchait à affirmer ici qu’il reste bel et bien l’empereur du rire, un mec capable de réunir ses amis stars autour de lui –Elizabeth Banks et Bryan Cranston sont de la partie, prenant le relais de Scorsese, Dustin Hoffman ou Ben Stiller, présents lors des huit premières saisons– et de susciter l’impatience chez ses admirateurs. Des spectateurs qui, à en croire le producteur Jeff Schaffer, risquent d’être surpris: «Nous allons dans des directions étranges drôles, folles, et vous ne devinerez jamais où tout ça va se terminer.»

On n’en attendait pas moins de la part de Larry David, véritable control-freak (il est le seul de l’équipe technique à être présent lors de la préproduction, du tournage et du montage) capable de passer deux semaines entières à finaliser les plans d’un épisode. Un homme qui, lorsque Curb Your Enthusiasm a débuté, ne s’attendait à réaliser que huit ou dix épisodes et qui, dix-sept plus tard, entrevoit la possibilité de toucher un public plus large que jamais. Ce ne serait que justice, quand on sait que l’on parle ici d’une des grandes figures de la comédie moderne.

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