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Mort dans le World Trade Center, un prêtre ouvertement gay candidat à la sainteté

Le prêtre, mort le 11 septembre 2001 au côté des pompiers de New York, fait l'objet d'un très actif lobbying en faveur de sa canonisation.

<a href="https://www.flickr.com/photos/jimnista/6139391274/in/photolist-pUNB7h-pCeMU8-gkhjjL-iTjveh-amvZ8G">Le Père Mychal Judge a été la première victime officielle de l'attentat du World Trade Center.</a> | jimnista via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by</a>
Le Père Mychal Judge a été la première victime officielle de l'attentat du World Trade Center. | jimnista via Flickr CC License by

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Lorsque Salvatore Sapienza lut la petite annonce dans les dernières pages d'OutWeek, un magazine gay de New York, il y vit un signe. «Dans l'esprit de Saint François d'Assise, nous servons nos frères et sœurs malades du sida», disait le texte. Au milieu du cartouche, il y avait une adresse: St. Francis AIDS Ministry, West 31st Street, Manhattan. Sapienza était gay –il avait fait son coming out des années auparavant–, mais appartenait aussi à l'ordre des frères maristes, une congrégation catholique comparable à la prêtrise. En 1989, New York n'était pas le meilleur endroit pour être à la fois gay et catholique. Cette année-là, le sida y emportera plus de 5.000 personnes, tandis que l'Église réitérait sa véhémente opposition à l'homosexualité et aux préservatifs. Pour Sapienza, cet entrefilet coincé entre des numéros de téléphone rose et d'astrologues avait été écrit spécifiquement pour lui. Un dessin en noir et blanc représentait le saint du XIIIe siècle, symbole de charité et d'humilité, embrassant un paysage pastoral, avec des gratte-ciel en arrière-plan. Qui pouvait bien avoir passé cette annonce?

En réalité, l'adresse du ministère du sida est celle de la paroisse Saint François d'Assise. Quatre personnes répondront à l'annonce, dont Sapienza. Très vite, ils seront envoyés dans les hôpitaux de la ville pour tenir les mains des malades et prier avec et pour eux. Lorsque Sapienza se rend pour la première fois dans cette imposante église datant du XIXe siècle, on le conduit à un petit bureau sis au rez-de-chaussée du monastère attenant. Un homme solaire l'accueille, imposant dans tous les sens du terme: il est grand, parle fort et rit aux éclats. Il s'agit du Père Mychal Judge.

Près de trente ans plus tard, Judge est célèbre pour avoir été l’aumônier des pompiers de New York. Il est mort le 11 septembre 2001, après s'être précipité au pied de la tour nord du World Trade Center pour venir au secours des victimes. La caméra d'un documentariste le montrera en train de prier dans le hall de la tour nord, avec son casque blanc d’aumônier sur la tête. (Ce même casque que les pompiers présenteront à Jean-Paul II). L’histoire veut qu'il n'ait pas simplement trouvé la mort dans le World Trade Center, mais en administrant l'extrême onction à un pompier mortellement blessé par un «jumper», l'un des nombreux individus qui choisira de sauter des fenêtres du gratte-ciel pour ne pas périr dans l'incendie. Une photo Reuters, bouleversante, montre des secouristes sortir le corps du religieux des décombres. Elle a été qualifiée de «Pietà moderne» et inspirera des sculptures en cristal et en bronze. En 2002, la ville de New York City changera une partie de la West 31st Street en «Father Mychal F. Judge Street». Un ferry public sera aussi baptisé en son honneur. Chaque année, en septembre, des centaines de pompiers et de New-Yorkais participent à un chemin de croix retraçant le calvaire de Judge entre l'église Saint-François d'Assise et le World Trade Center. Dans son discours prononcé lors des funérailles du prêtre, le 15 septembre 2001, le maire de la ville, Rudolph Giuliani dira simplement: «C'était un saint».

Mais aux yeux de Sapienza, si Judge mérite les honneurs, c'est pour d'autres raisons bien plus confidentielles. À une époque où des médecins avaient encore peur de toucher –sans même parler de soigner– les malades du sida, Judge prenait les mourants dans ses bras, leur administrait l'Eucharistie et les derniers sacrements, prononçait l'homélie lors des enterrements et réconfortait les familles et les amis. «Mychal savait que les homosexuels catholiques étaient traités comme des paroissiens de seconde zone par l’Église», explique Sapienza. Judge «adorait être catholique», ajoute-t-il, tout comme il «adorait être gay».

Extension des critères de sainteté

Être un saint au sens commun du terme –un modèle, un héros, un bon chrétien– est une chose. Mais devenir un saint catholique, officiellement reconnu comme tel par le Vaticain, en est une autre: le processus est long, dispendieux et éminemment politique, et les miracles doivent être prouvés au terme d'une vétilleuse enquête. Ces saints se répartissent en deux grosses catégories: les «martyrs», mis à morts à cause de leur foi, et les «confesseurs de la foi», ayant consacré leur vie à une «vertu héroïque», selon la terminologie de l’Église. Historiquement, pour qu'elle puisse s'engager sur la voie de la canonisation, c'est toute la vie de la personne qui devait être passée au peigne fin.

Mais en juillet dernier, le Vatican annonçait étendre ses critères de sainteté, en créant une nouvelle catégorie pour les individus ayant sciemment sacrifié leur vie au service d'autrui: l'oblatio vitae ou «l'offrande de la vie». Nul besoin, pour cette nouvelle race de saint, d'avoir été tué directement à cause de sa foi. De même, une vertu «ordinaire» suffit. Comme l’explique Mathew Schmalz, professeur d'études religieuses au College of the Holy Cross, dans le Massachusetts, «désormais, les saints peuvent être des personnes ayant mené une vie relativement commune, avant un extraordinaire et suprême sacrifice». Une catégorie qui semble avoir été taillée sur mesure pour Judge.

À peine quelques semaines après cette annonce, le révérend Luis Escalante, un prêtre argentin vivant à Rome et n'ayant jamais rencontré Judge, avancera l'idée de sa canonisation. Escalante est un «postulateur» à mi-temps, une sorte d'avocat des candidats à la sainteté. Il se met à rassembler des anecdotes et des documents auprès de personnes qui, en Amérique, ont connu Judge –la toute première étape du processus de canonisation, qui valide le potentiel du candidat. À l'officialisation du nouveau critère, Escalante m'explique avoir immédiatement pensé à Judge, notamment parce que sa mort est un exemple poignant du sacrifice d'un chrétien au beau milieu d'une flambée de violence –illustrant l'idée que «seul Dieu est capable de produire du sacré lors d'un attentat terroriste».

Le casque et l'uniforme qui ont appartenu au Père Mychal Judge sont exposés au musée des pompiers de New York. AFP JUSTIN SULLIVAN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Un charisme surnaturel

Sapienza et d'autres proches de Judge le décrivent comme un homme d'un charisme surnaturel, un extraverti capable d'envelopper tous les gens qu'il rencontrait de son aura. Mais de son vivant, rares sont ceux qui dans le large cercle de ses adorateurs ou de ceux qui comptaient sur lui, savaient qu'il était gay. «J'étais l'un des 9.412 meilleurs amis de Mychal», déclare Michael Daly, ancien chroniqueur au New York Daily News et auteur en 2008 d'une biographie de l'aumônier. «Et nous sommes 9.406 à ne pas avoir su qu'il était gay». Après la mort de Judge, certains de ses confidents décideront de le révéler. C'est le cas de Thomas Von Essen, le responsable des services de secours et d'incendie de New York durant les années Giuliani. Daly, qui a pu consulter les journaux intimes de Judge, affirme dans son livre que le religieux y avait consigné son homosexualité et était en couple depuis longtemps avec un infirmier, Al Alvarado, de trente ans son cadet. Sapienza a lui aussi écrit un livre, qui fait ouvertement mention de la sexualité du prêtre.

Sur le papier, l'orientation sexuelle de Judge ne devrait pas être un obstacle à sa canonisation. Rien ne prouve non plus qu'il ait rompu ses vœux de chasteté, prononcés à la fin des années 1950. «Même aux yeux de catholiques traditionalistes, sa candidature devrait être tout à fait acceptable, vu qu'il a respecté les enseignements du catéchisme», explique James Martin, prêtre et éditorialiste du magazine jésuite America. Dans l'optique de la canonisation du premier saint homosexuel de l'histoire, ajoute Martin, «Mychal Judge est le test parfait».

Mais ce n'est pas parce que Judge semble coller parfaitement à la définition étendue de la sainteté qu'il y est forcément destiné. Il ne suffit pas d'avoir coché certaines cases de la vertu catholique pour devenir un saint. Un saint est aussi, pour reprendre les mots du Pape François lors de sa canonisation en 2014 de deux de ces prédécesseurs, quelqu'un qui «oriente et fait croître l’Église». Et en 2017, cette Église juge toujours «les actes d’homosexualité» comme «intrinsèquement désordonnés». Si Judge a accepté sa propre sexualité –même de manière chaste–, alors il incarne une remise en cause implicite de l'orthodoxie catholique. Seize ans après sa mort, si l’Église Catholique élève un individu LGBTQ au rang de saint, avec tous les honneurs que cela implique, que cela pourrait-il signifier?

Pas toujours tendre avec la hiérarchie ecclésiastique

Durant toute sa vie, la relation de Judge à l’Église catholique aura été assez compliquée. Il lui est arrivé de donner la Communion à des non-catholiques, de raccourcir certaines procédures lors d'enquêtes prénuptiales ou de formations de diacres. Lors de ses messes, ses prières n'étaient pas forcément canoniques et à au moins une occasion, on sait qu'il a dissuadé un futur converti d'abandonner son judaïsme. Pour un homme célèbre pour sa décence et son altruisme, il n'était pas toujours tendre avec la hiérarchie ecclésiastique. «J'ai souvent l'impression de ne pas faire partie de la même église qu'eux», écrira-t-il ainsi un jour à l'un de ses confrères. En particulier, sa relation avec le Cardinal John O’Connor, archevêque de New York pendant quasiment tout le sacerdoce de Judge dans la ville, sera des plus conflictuelles. Selon Daly, O’Connor était bien plus conservateur que Judge et jalousait sa popularité auprès des politiciens et des familles de pompiers. «Vous avez vu Amadeus?», me demande Daly. «Mychal était Mozart. Le Cardinal O’Connor voulait être un grand prêtre, mais il n'en avait pas l'étoffe. Mychal, si».

C'est à 15 ans que Judge décide de devenir prêtre, dans la confrérie des Franciscains, un ordre connu pour son dénuement et son dévouement vis-à-vis des pauvres. Le nouveau prêtre passera quasiment tout le début de sa carrière dans des paroisses du New Jersey, avant d'être assigné à Saint François d'Assise en 1986. Judge n'est pas un prêtre diocésain, comme ceux qui célèbrent la messe le dimanche. Saint-François d'Assise est une «église de service», ouverte aux passants et à ceux qui veulent se confesser, mais sans paroissiens attitrés. Judge œuvre auprès des sans domicile fixe, des affamés et des drogués. Lorsque que l'archidiocèse de New York interdit à une église de Manhattan de célébrer une messe spéciale et régulière pour un groupe d'homosexuels catholiques, Dignity, Judge permet à l'association d’œuvrer aux abords de Saint-François d'Assise –ne pas être soumis au contrôle diocésain comporte certains avantages.

Au début des années 1990, il devient aumônier des pompiers de New York, une charge traditionnellement réservée aux catholiques. Le boulot demande d'être constamment sur le pied de grue et d'aller réconforter les pompiers et leurs familles après les opérations, notamment dans les unités de grands brûlés. L’Église catholique n'oblige plus depuis longtemps les prêtres et les nonnes à porter une tenue distinctive, mais Judge ne se départit jamais de sa robe de bure traditionnelle avec sa capuche et sa ceinture en corde, l'habit des Franciscains. «C'est mon uniforme», dira-t-il à Sapienza, qui préfère pour sa part s'en passer par coquetterie. «Les gens savent qu'ils peuvent s'adresser à un policier ou à un pompier s'ils ont besoin d'aide. Et ils savent aussi qu'ils peuvent s'adresser à moi».

Première victime officielle de l'attentat du World Trade Center

Judge œuvre auprès de populations qui ne sont pas connues pour s'adorer les unes les autres. En 1993, il participe à la fois à la parade de la Saint Patrick –que les organisateurs essayent d'interdire légalement aux gays– et à celle de la gay pride, qui descendra la Cinquième avenue en direction opposée. Rien ne prouve qu'il ait rompu ses vœux de chasteté, malgré sa relation intime et courant sur une dizaine d'années avec Alvarado.

En 1999, il décrit dans son journal intime le combat intérieur que représente son homosexualité. «Personne, nulle part, n'est aussi tiraillé que moi entre deux vies aussi radicalement antinomiques». Mais très vite, son optimisme reprend le dessus: «Bon, j'ai tellement de chance et ma vie est si heureuse (…) Merci Seigneur pour tout ce que Tu m'as donné, pour tout ce que Tu m'as pris et pour tout ce qui reste».

Au matin du 11 septembre, un prêtre qui a vu le premier avion s'écraser sur la tour nord alerte Judge. Sans une seconde d'hésitation, il met son col romain et se rend en centre-ville avec un pompier et un capitaine qui n'était pas de service ce jour-là. Lorsqu'il s'agenouille dans le hall, les pompiers se précipitent dans les étages. Des corps s'écrasent sur le parvis. «Vous devriez vous en aller, mon Père», lui dit un pompier. «Je n'ai pas terminé», répond Judge. Il était quelque part près de la tour nord et d'un tas de verre brisé lorsque que la tour sud s'effondre, à 9h59. Quand les pompiers reviennent sur les lieux reprendre l'évacuation, une fois la poussière retombée, ils trébuchent sur son corps. Quatre hommes l'évacuent, bientôt rejoints par d'autres secouristes qui le portent à l'extérieur, le long de Vesey Street. Son cadavre finit à la morgue, où un employé l'étiquette «DM0001-01» –DM signifie «Désastre Manhattan». À 68 ans, Judge sera la première victime officielle de l'attentat du World Trade Center. Lors de son enterrement, Saint François d'Assise déborde de fidèles et de gens venus se recueillir. Alvarado n'est pas autorisé à entrer à l'intérieur: personne ne savait qui il était.

Le nom l'aumônier Mychal Judge sur le mémorial du 11 septembre, à Manhattan. Photo Wikimedia commons.

Le Pape François, plus conciliant?

À bien des égards, l'époque semble parfaite pour la canonisation de Judge. Si le Pape François n'a rien fait de spectaculaire pour démanteler l'orthodoxie catholique concernant l'homosexualité, d'aucuns le considèrent comme bien plus conciliant que ses prédécesseurs. «Qui suis-je pour juger?» a-t-il ainsi déclaré en 2013, lorsqu'un journaliste lui posait une question sur les prêtres homosexuels. Ensuite, il dira avoir parlé de tous les gays. «On sent une réelle ouverture chez François, mais la porte ne restera pas ouverte éternellement», affirme Schmalz «S'il faut faire du lobbying, c'est maintenant ou jamais».

Une semaine après l'annonce par le Vatican du nouveau critère de sainteté, Escalante se rapproche de Francis DeBernardo, un Américain et défenseur depuis belle lurette des catholiques gays. Il lui demande de l'aider et de trouver des gens qui ont connu Judge. «À la mémoire de ce prêtre héroïque qui a littéralement donné sa vie aux autres», écrit DeBernardo sur le site de son association, «merci de passer le mot!». À l'heure actuelle, quarante personnes ont contacté Escalante. «C'est un signe qu'il suscitait de la dévotion», explique-t-il. «La réputation de sainteté est là».

On dénombre aujourd'hui au moins 10.000 saints catholiques, des chiffres qui demeurent nébuleux. Jusqu'aux environs de l'an mil, les évêques sanctifiaient à peu près tous ceux qu'ils voulaient. On compte parmi ces «saints» des figures folkloriques, comme Saint Christophe qui n'a sans doute jamais existé. Dans une communauté rurale française, on a vénéré un chien. Avec la consolidation du pouvoir de la papauté, la canonisation gagne en discipline –mais aussi en baroque. Aujourd'hui, le processus exige une enquête minutieuse sur la vie du candidat, qui porte aussi sur ses écrits, histoire de voir s'il est resté fidèle à la doctrine catholique. Si le pape déclare le candidat «vénérable», alors la personne doit avoir été responsable d'un miracle, en général une guérison attestée par un conseil médical composé de neuf membres.

Le Pape François a canonisé 838 personnes –soit un record papal–, mais à peu près 800 d'entre eux appartenaient à un seul groupe de martyrs du XVe siècle. Dans son ensemble, le processus peut prendre des siècles, même si les dossiers les plus récents avancent en général plus vite. Après sa mort, le Pape Jean-Paul II aura terminé la procédure en neuf ans, soit la canonisation la plus expéditive de l'histoire.

«Candidat compliqué»

Pour mener à bien son projet, Escalante aura besoin du soutien des Franciscains de New York, la congrégation de Judge. Pour le moment, personne ne l'a contacté. Escalante admet que Judge pourrait être un «candidat compliqué», notamment à cause de ses conflits avec sa hiérarchie. Un représentant de la congrégation m'a confirmé qu'ils ne soutiennent pas cette «cause», une position qu'ils maintiennent depuis la mort du prêtre. «Père Mychal serait heureux de savoir qu'on s'intéresse à son travail, mais en aucun cas il n'aurait voulu qu'on fasse de lui une exception». Là encore, on peut parier que l’Église catholique ne va pas se démener pour sanctifier quelqu'un qui ne rêvait pas de la sainteté. Cette histoire d'exception, m'explique Schmalz, ne fleure pas bon. «À mon avis, ils ont peur que l'histoire de sa sexualité prenne le dessus et de la possible réaction des franges catholiques les plus conservatrices», me dit-il.

Aujourd'hui, aucun saint catholique n'est ouvertement homosexuel. Mais Mychal Judge ne serait pas le premier saint probablement LGBTQ. C'est le cas de Jeanne d'Arc, qui portait des vêtements d'homme pour combattre lors de la Guerre de cent ans. Ou encore des martyrs Serge et Bacchus de Rasafa, que certains historiens décrivent comme un couple. Au XIXe siècle, le Cardinal britannique John Henry Newman, béatifié en 2010, avait formellement demandé qu'on l'enterre dans la même tombe que son compagnon de toujours, un autre prêtre. (Avec l'avancée de son processus de sanctification, l’Église allait ordonner son exhumation, officiellement pour le réinstaller dans un lieu plus accessible pour les fidèles. Mais son corps était trop désintégré pour pouvoir être bougé).

Des signes de queeritude chéris par certains catholiques et âprement réprouvés par d'autres. «Ce qu'il y a de plus triste, lorsque vous soulevez cette question, c'est que vous donnez l'impression de chercher la petite bête», explique Martin, l'auteur d'un récent ouvrage sur les relations entre l’Église et la communauté LGBTQ. «Cela n'a rien d'insultant pour un saint ou une sainte de dire qu'il ou elle était attiré(e) par des personnes du même sexe, tout en ayant mené une vie chaste et respecté ses vœux de célibat. Pourquoi une personne LGBT ne pourrait pas être considérée comme sainte?». Mais la question n'est pas de savoir si une personne LGBTQ peut être considérée comme sainte, dans un sens général. Mais de savoir si le Catholicisme est prêt à accepter un saint dont l'homosexualité ne peut être ignorée ou camouflée sous l’ambiguïté de l'interprétation historique. Un homme moderne et ouvertement homosexuel qui, comme le dit Sapienza, adorait être catholique et adorait être gay.

Si les catholiques américains sont relativement progressistes sur les questions sexuelles, leurs coreligionnaires du sud le sont beaucoup moins. Et ces communautés sont en pleine expansion. Un débat qui clive aussi la hiérarchie ecclésiastique. Si le Pape François a pu se montrer assez souple, le Vatican confirmait l'an dernier que les «personnes présentant des tendances homosexuelles» ne pouvaient être formées pour devenir prêtres dans les séminaires catholiques. Pour le moment, beaucoup estiment que la béatification de Judge est mal partie, notamment parce que sa confrérie refuse jusqu'à présent de défendre sa cause. «Je prierais pour sa canonisation, mais je ne parierais pas dessus», résume Schmalz. «Si vous regardez l’Église et sa hiérarchie dans leur globalité, [la canonisation de Judge] promet d'être extrêmement problématique», explique-t-il. «Il s'agit d'un test décisif des lignes de faille du Catholicisme et qui permettra de savoir si ces fractures culturelles peuvent être transcendées».

«Ripoliner les saints»

Pour les catholiques gays, les résultats de ce test seront cruciaux. La canonisation de Judge «pourrait réellement prouver que vous avez une place dans l’Église et qu'elle ne vous juge pas en fonction de vos tentations, mais de la vie que vous avez menée dans le respect des dogmes», précise Ron Belgau, un catholique gay abstinent qui demande au Vatican d'accepter davantage les personnes LGBTQ. «Même vis-à-vis de ceux qui sont en désaccord avec les enseignements de l’Église, ils pourraient ainsi cesser de croire qu'il n'y a pas de place pour eux au sein de l’Église, qu'ils sont des parias». Dans un sens, la canonisation de Judge –qui a respecté les règles, tout en les critiquant– retarderait des débats encore plus difficiles sur la manière dont l’Église catholique traite les LGBTQ. «Souvent, lorsqu'on canonise quelqu'un, on arrondit les angles», déclare Martin. «Est-ce que les Franciscains le reconnaîtront comme un homosexuel? C'est la question. On a tendance à ripoliner les saints».

En 1999, dans son journal, Judge se demande s'il ne devrait pas écrire un livre. «Tous les groupes ont droit à leur défenseur», écrit-il. «Peut-être, peut-être qu'un chapitre d'un livre de Mychal Judge –respecté, aimé, dévoué à sa profession, loyal envers sa communauté et ses amis (…) bon, si cet homme là est gay, alors c'est qu'il n'y a pas vraiment de problèmes avec “eux”». Un livre que Judge n'écrira pas. Par peur, ou tout simplement par manque de temps.

Dix ans avant que Mychal Judge ne s'agenouille dans le hall de la tour nord du World Trade Center, Sal Sapienza quittait l’Église catholique. Aujourd'hui, il est marié et officie en tant que pasteur dans une paroisse protestante du Michigan. Même si Judge ne parvient jamais à la sainteté, Sapienza estime que son legs sera difficile à exagérer. À ses yeux, la canonisation de Judge est même secondaire. L'important, c'est que Mychal soit connu «de millions de personnes supplémentaires». «Quand j'étais jeune et idéaliste, je pensais pouvoir rapprocher la communauté gay et la communauté catholique. À la fin de sa vie, Mychal a été ce pont».

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