France

Football: à qui profite le stream?

La multiplication des offres payantes et l'essor technologique ont bouleversé la manière dont on regarde les matchs de foot. De nouveaux acteurs plus ou moins intéressés ont investi le marché au grand dam des chaînes qui tentent tant bien que mal de s'adapter à cette nouvelle donne.

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Me voilà, le 31 août dernier, dans une de ces situations typiques d’expatrié. L’équipe de France de football s’apprête à coller quatre buts aux Pays-Bas mais TF1 n’existe évidemment pas en Espagne, où je suis, et la géo-localisation restrictive du site de la chaîne m’empêche d’accéder au direct sans utiliser un VPN de qualité que j’ai tout bonnement la flemme d’installer à une heure du début du match.

Deux solutions s’offrent alors à moi: le bar ou le streaming illégal. Décidé par l’envie d’ajouter quelques bières au plaisir de voir jouer les Bleus, je me décide à appeler un des rares bars sportifs de la petite ville d’Andalousie dans laquelle je me trouve alors. On me confirme que le match y sera diffusé. Mais en arrivant, surprise: le barman, dès qu’il voit ma blondeur de français pénétrer dans son antre, attrape son ordinateur, le branche à la télé secondaire du bar et lance un streaming qui se fige toutes les trente secondes. Je prends finalement les choses en main et le redirige vers une adresse que je connais et qui fonctionne bien mieux que la sienne. Comme à la maison finalement, les tapas en plus.

Au service des supporters

 

Ce soir-là, deux raisons ont poussé à recourir au streaming illégal pour suivre un match de foot en direct: la situation géographique, d’une part, et l’argent de l’autre, puisque ce petit bar de quartier ne semble pas pouvoir se permettre de s’abonner à l’ensemble des chaînes payantes pour étancher toutes les soifs de matchs possibles. De la même façon qu’un très grand nombre de particuliers, des supporters de toujours aux simples amoureux du ballon rond, ne veulent ou ne peuvent pas s’alourdir de cette (voire ces) facture(s) mensuelle(s). Le streaming en direct est ainsi devenu une norme, voire un droit pur et simple.

C’est du moins l’avis de Simon (le nom a été changé), étudiant en Informatique de gestion et créateur de Kunta, site de streaming en direct sur lequel le football a une place primordiale (mais pas exclusive). Simon trouve «dégueulasse et honteux de devoir payer autant pour regarder un match de foot à la télé, surtout si on n’a déjà pas les moyens de se rendre au stade». Car Simon envisage le foot avant tout comme un supporter: streamer est une manière de se mettre au service de la communauté. Contrairement à la plupart des sites du genre, le sien ne propose pas une simple liste des matchs du jour mais un rubriquage par équipe (PSG TV, Arsenal TV, etc...).

Le supporter-pirate collabore également avec un certain nombre de fan pages non-officielles de clubs qui, à l’heure des matchs, redirigent leurs abonnés vers son site. Le tout, pour l’instant du moins, sans publicité, et donc sans revenu. S’il ne s’interdit pas de s’y mettre un jour, Simon assure vouloir avant tout aider les supporters sans le sou. Pourtant, avec 60.000 visiteurs uniques et près de 1.500.000 pages visitées par mois, il pourrait amasser un pécule non négligeable. Ce que beaucoup n’hésitent pas à faire.

Un précurseur qui valait des millions

 

En 2015, le Guardian s’est penché sur ce que le journal appelle le «marché noir du football». L’audience globale de l’ensemble des sites concernés y est estimée en millions et les «streamers», eux, y parlent de leur volonté de façonner un internet libre et ouvert, luttant contre «toutes discriminations basées sur la situation géographique ou financière». Mais, comme le relève le Guardian, ces sites de streaming se professionnalisent en ajoutant des publicités particulièrement lucratives vu le nombre de visiteurs. Il n’en fallait pas plus pour que le football-pour-tous se forge un héros richissime et fantasque, un Kim Dotcom, un Sean Parker personnel.

Igor Seoane Miñán en l’occurrence, fondateur du site RojaDirecta. Véritable précurseur de la diffusion illégale des matchs de foot, il est le bad boy typique des années 2000: né en 1984 en Galice, aussi brillant que précoce lorsqu’il s’agit d’informatique, polyglotte, secret, vivant dans un manoir... Dès 2005, il se fait remarquer à l’occasion d’une longue bataille judiciaire contre Google qui lui reprochait d’avoir enregistré le domaine «google.es» (et d’autres du genre tels que «gmail.es»). C’est lors de la même année qu’il crée RojaDirecta qui permet de voir gratuitement le foot espagnol, d’abord, puis mondial.

Très vite, le site devient une référence planétaire et se hisse dans le top 100 des sites les plus visités du domaine .org. Les chiffres autour de RojaDirecta donnent le tournis: à son apogée, la valorisation du site se situait entre 15 et 100 millions d’euros et il aurait rapporté près de 3.000 euros par jour à Igor Seoane Miñán. La Ligua –la Ligue de football professionnelle espagnole– a estimé ses pertes causées par Igor et lui seul à près de 500 millions d’euros, auxquels s’ajouterait le même montant d’impôts non payés...

La justice espagnole, pressée par la Ligua et les détenteurs de droits TV, rattrapera finalement Igor et le département de justice américaine fera fermer le site. Trop tard, les internautes se sont déjà habitués à cette nouvelle gratuité et, de la même façon que la mort de Pirate Bay n’a pas engendré celle du partage en peer-to-peer, les sites de streaming sportifs vont proliférer à toute vitesse (sans compter les sites miroirs et autres copies conformes de RojaDirecta qui existent encore à ce jour). Un essor qui s’explique aussi par la relative simplicité de la mise en place de tels streaming en direct.

Micro-fordisme

 

Au-delà des quelques vulgaires periscope de très mauvaise qualité filmant un écran de télévision et que l’on peut trouver aisément sur Twitter à l’heure des matchs, le streaming en direct dit «classique» se fait bien souvent par le biais de box télé semblables à celles utilisées pour accéder aux différents bouquets des chaînes de télévisions payantes. Le procédé le plus répandu depuis quelques années consiste à y installer Kodi, un simple lecteur multimédia tout à fait légal et absolument vide à l’achat, l’idée étant d’y installer ensuite des add-on (extensions) en tout genre, dont certains permettent de regarder telle ou telle chaîne de télé.

Mais alors que Kodi recense près de 1.000 add-on officiels, la spécificité du lecteur est d’être open-source, c’est-à-dire que chacun peut le modifier comme il l’entend et, donc, y ajouter une extension de sa fabrication ou de celle d’un internaute lambda. Ainsi, on trouve même une communauté très suivie indiquant les procédures à suivre.

Se sont donc rapidement multipliées les extensions pirates permettant, entre autres, de regarder gratuitement les chaînes payantes du monde entier qui diffusent les différentes Ligues. Il suffit ensuite de streamer son écran et de partager le lien (on vous évite le tutoriel mais, encore une fois, rien de bien compliqué). En conséquence de quoi a commencé un véritable trafic de Kodi Box «fully loaded», c’est-à-dire aux extensions pirates déjà installées.

La professionnalisation évoquée plus haut est donc également observable dans une sorte d’organisation scientifique du travail primaire mais efficace: des fournisseurs de Kodi Box prêtes à l’emploi, des streamers, et enfin des re-streamers (c’est bien souvent via ces derniers que les internautes passent, ces sites étant des agrégateurs de liens). Une concurrence donc, certes hors-la-loi mais bel et bien réelle pour les chaînes de télévision payantes qui investissent pourtant des sommes de plus en plus importantes dans les droits diffusion (et dont bénéficient tous les clubs selon un partage relatif à l’attractivité de ceux-ci).

De la lutte…

 

Chez Canal+, qui détient une partie des droits de la Ligue 1 et du Top 14, on nous confie que la chaîne se bat avec le peu d’armes à sa disposition: demandes de lois et de sentences plus punitives (prônant le principe des amendes progressives), nouvelles offres d’abonnement plus accessibles, etc...  Mais la chaîne précise que la lutte restera vaine «si l’ensemble des acteurs touchés ne se coordonne pas». La Ligue de Football Professionnel (LFP) se retrouve ainsi au cœur du problème: elle est censée faire le pont entre les clubs et les chaînes comme Canal qui estime par ailleurs la perte causée par le piratage en général (films, séries et sports) à environ 500.000 abonnés (sur 5 millions).

Autant dire qu’un certain poids pèse sur la LFP, pas bien bavarde sur le sujet mais qui se dit «très attentive» au problème, et demande elle aussi un renforcement des de l’arsenal juridique en précisant travailler aux côtés de la société Trident Media Guard (TMG), bras-droit d’Hadopi qui s’est fait remarquer en 2011 par un couac qui fait tache (plusieurs milliers de données privées d’utilisateurs de BitTorrent avaient fuité) et dont, pour l’anecdote, l’un des actionnaire et administrateur n’est autre que l’acteur Thierry Lhermite qui, de fait, n’est pas un débutant en matière d’internet.

TMG, la société, spécialisé dans la collecte d’adresse IP aux activités douteuses, multiplie les demandes de déréférencement auprès de Google. Mais Marc Rees, rédacteur en chef du site Next INpact et spécialiste du droit sur le net, nous précise que ce type de procédure est très long à mettre en œuvre et que cette lenteur (dont se plaint d’ailleurs la LFP dans la maigre réponse qu’ils nous ont fait parvenir) est tout à fait normale, une adresse ne pouvant disparaître du moteur de recherche sans qu’une atteinte soit avérée et l’ensemble du site scruté: «C’est tout simplement une manière de respecter la liberté d’expression».

… à l'adaptation

 

Le déréférencement n’est cependant pas la solution miracle, les réseaux sociaux servant de plus en plus de moteurs de recherche alternatifs. D’où la proposition faite au Sénat de mettre à jour les adresses ainsi bloquées, soit d’en changer les URL afin d’en rendre obsolètes les liens précédemment partagés ou d’empêcher les accès direct aux sites. Mais viennent alors les sites miroirs dont les nouvelles adresses se partagent à la vitesse de la lumière. À chaque solution son nouveau problème...

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Chez Canal, on se veut malgré tout plutôt optimiste et  on pense pouvoir «transformer ses problèmes en opportunités» en prenant pour exemple le marché de la musique qui fut la première victime du piratage en ligne avant de se redresser en adaptant les formats, la qualité et les prix proposés. Vivendi, à qui appartient Canal et Universal Music, en sait quelque chose.

Le streaming gratuit des matchs en direct, s’il semble avoir encore de beaux jours devant lui, pourrait donc n’être qu’une étape obligeant les diffuseurs et autres acteurs du système sportif à s’adapter à une demande exigeante mais dominante, plutôt qu’à se concentrer sur l’attaque d’un internet toujours plus rapide et adaptatif où couper une tête revient souvent à en faire pousser cent. Comme nous le dit Marc Rees, la lenteur judiciaire permet «d’éviter de plonger dans une logique de western» et c’est tant mieux quant on sait que les civils, ici, ne sont rien d’autres que des supporters. 

 

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