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Compléments alimentaires et stéroïdes: ce Liban qui se dope

Beyrouth, paradis du bistouri... et des produits dopants. Si les femmes ont banalisé le recours à la chirurgie esthétique, c'est aux hommes de courir désormais après le corps parfait. Au risque de mettre leurs vies en danger.

Un jeune libanais en salle de fitness. | Philippine de Clermont-Tonnerre
Un jeune libanais en salle de fitness. | Philippine de Clermont-Tonnerre

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Cet été, sur la plage, Mohammad, 22 ans, n’en revenait pas : «Tout le monde me regardait. J’avais un beau corps, 99% de muscles!». Cet étudiant en deuxième année d’Education physique a suivi un traitement de deux mois et demi, un «cycle» dans le jargon des bodybuilders. Au programme : testosterone, trembolone, winstrol, equipoise et decanoate, un cocktail explosif élaboré par son coach.

«Je savais que ca n’était pas très bon mais je voulais absolument atteindre mon objectif. J’étais trop maigre. Je me suis mis à faire de la musculation pour ressembler à des bodybuilders célèbres dont je voyais les photos sur Instagram», explique le jeune homme.  «Au bout de la quatrième semaine, j’ai commencé à avoir des allergies dans le dos, mon cœur s’emballait, j’avais tout le temps mal à la tête, mon taux d’insuline a augmenté, je ne dormais plus. Mon médecin m’a dit que c’était à cause des stéroïdes, il m’a prescrit un traitement pour que mes hormones reviennent à la normale

Son histoire est loin d’être une exception au Liban. Il est 18h, l’heure de pointe dans ce centre de fitness de Furn El Shebbak, quartier populaire du sud-est de Beyrouth. À l’entrée de la salle, une vitrine propose des promotions sur une série de produits aux noms incompréhensibles. Aminacore, Nitro tech, Carnivor, Isoflex, Lipo 6… Bancs de musculations et rameurs sont pris d’assaut. En short et marcel, Charbel, 35 ans, soulève des haltères, sous le regard admiratif de ses amis. Le Libanais arbore une imposante musculature. Cet habitué des lieux vient ici rouler des biceps quatre fois par semaine. En dehors de ses heures d’entraînement, il suit, comme tout bodybuilder, un régime draconien. Sa «diet», explique cet ingénieur en réseaux et télécoms, se compose «de protéines, d’hydrates de carbones et surtout de compléments alimentaires».

Un trafic qui prospère au Liban

Ziad, 35 ans, s’est vu retirer la vésicule biliaire après un mois d’injections: «Je souffrais de fortes crampes à l’estomac. Un jour j’ai remarqué du sang dans mes urines, je suis parti en urgence à l’hôpital. Mon médecin m’a dit que les compléments alimentaires avait entraîné la formation de caillots de sang dans ma vésicule », confie, derrière une paire de Ray Ban, ce présentateur d’une chaine de télévision locale.

«Je voulais arriver rapidement à des résultats, avoir des biceps, des pectoraux, un corps homogène. Comme beaucoup, ma priorité était d’avoir le corps qu’il faut pour la plage, à commencer par les "six packs"», assure-t-il avec du recul. «Je faisais une piqûre un jour sur deux dans le bureau du proprio de la salle. C’était la file indienne, chacun attendait son tour. Parfois il y avait des promotions; par exemple une piqûre pour 15 000 livres libanaises [environ 8 euros NDLR]», se souvient le Libanais qui fréquentait, à l’époque, une salle de sport informelle de la banlieue sud de Beyrouth.

C’est dans ce fief du Hezbollah, le seul parti libanais disposant encore d’une milice armée, que sont écoulés une grande partie des milliers de médicaments trafiqués importés clandestinement de l’étranger (Turquie, Inde, Irelande, Iran, Pakistan...). «En général, il y a le big boss, celui qui importe, et le distributeur qui revend à tous les agents», explique Hassan, 32 ans, propriétaire d’une salle de musculation dans le quartier. Le Libanais propose des cycles aux clients qui le souhaitent et fait lui-même les injections. Se décrivant comme un coach «clean», il se défend de toute mauvaise intention. «Si je ne le fais pas, ils le feront de toute façon mais avec des coachs sans aucune formation, qui cherchent à créer une dépendance chez leurs clients et dans des endroits peu hygiéniques, où les seringues sont rouillées», justifie-t-il. 

«On trouve des types qui se dopent partout.»

Si les produits dopants sont particulièrement répandus dans la banlieue sud, repère de trafiquants en tous genres, le phénomène concerne le pays dans son ensemble. « On trouve des types qui se dopent partout. Il suffit d’observer les gens à l’intérieur pour se rendre compte que la plupart en consomment. Quand le muscle s’hypertrophie de manière importante cela signifie que la personne est dopée, normalement la masse musculaire ne grossit pas de façon exagérée», insiste Zaher El-Hajj, docteur en physiologie du sport. «Les gens qui en prennent ne veulent pas avouer car ils veulent faire croire aux autres que tout cela est le fruit d’un travail de longue haleine. Mais tout le monde sait très bien qu’il est impossible d’avoir une telle masse musculaire sans rien prendre, même après plusieurs années de musculation», renchérit pour sa part Ziad.

Depuis la fin des années 80, la consommation de produits dopants s’est généralisée à mesure que les salles de fitness ouvraient dans le pays. Il est inquiétant de constater à quel point leur prise s’est banalisée. Qu’ils soient professionnels, amateurs ou débutants, bodybuilders et haltérophiles carburent aux compléments alimentaires, mais aussi au stéroïdes, diurétiques ou encore bétabloquants, pour ne citer que quelques catégories de stimulants régissant les 65 000 produits recensés par le Code mondial antidopage. Prescrits à des fins thérapeutiques, en cas de retard de croissance par exemple, les stéroïdes anabolisant permettent notamment d’augmenter la masse musculaire. Mal utilisés, ils peuvent entraîner une cardiomégalie et une insuffisance cardiaque. Et un déséquilibre total du système hormonal.

«Les stéroïdes sont liés à la testostérone qui est naturellement sécrétée par le corps. Lorsqu’on augmente la dose, au bout d’une période, les glandes ne produisent plus parce qu’elles se sont habituées à en recevoir d’une source externe. La prostate se nécrose, ce qui peut entraîner des dérèglements hormonaux entraînant l’apparition de seins, des problèmes d’impuissance et d’infertilité ou encore des cancers», alerte Jihad Haddad, président de la Commission libanaise antidopage.

Dans les salles de musculation, on consomme aussi beaucoup des diurétiques, autre catégorie de médicaments, pour accroître l’élimination urinaire en eau et en sodium dans le cas de pathologies rénales ou cardiaques. «Ce que les gens ne savent pas, c’est que le premier organe à subir une perte d’eau est le cerveau, puis vient le système musculaire et enfin le sang», explique Jihad Haddad. Redoutablement efficaces pour perdre rapidement du poids, les diurétiques peuvent aussi causer coma, infarctus du myocarde ou thrombose. 

Des salles de gym hors de contrôle

 

Comment expliquer la persistance de pratiques aussi dangereuses ? Contrairement aux clubs qui dépendent des fédérations sportives, les salles de gym, enregistrées sous le seul statut commercial, ne sont soumises à aucune réglementation. Si un projet de loi a été élaboré pour étendre les prérogatives de la Commission libanaise antidopage à ces centres privés, le texte a subi une série de report du fait de la paralysie politique du pays, fortement secoué par le conflit voisin en Syrie. Après deux ans et demi d’inaction, le Parlement libanais a repris ses travaux début 2017, mais de nombreuses réformes sont jugées prioritaires.

Une fois la loi adoptée, sa mise en application dépendra du montant du budget débloqué par le gouvernement libanais pour financer le contrôle des salles de gym. Sur ce dernier point, Jihad Haddad n’est pas très optimiste. «L’argent alloué devrait à minima nous permettre de faire de la sensibilisation», estime le président de la Commission antidopage. Le manque d’information sur l’impact sur la santé de la prise de ce type de produits est en effet abyssal. «La plupart des coachs qui administrent ces produits dans les salles n’ont pas la moindre formation», assure Zaher El-Hajj. Ce sont pourtant les entraineurs qui mettent en place les fameux «cycles».

Certains médecins proposent aussi d’administrer eux-mêmes les piqûres. « Ils se disent que les gens vont le faire de toute façon, alors mieux vaut que cela se passe dans un cadre médical», constate le professeur d’Education physique et sportive à l’Université Notre Dame de Louaizé. Le filon est lucratif, le prix de la consultation pouvant atteindre plus de 1.000 dollars. Les praticiens vendent les stéroïdes sur place et font les injections dans leur cabinet. «Au bout du compte, ceux qui ont de l’argent s’en sortent mieux car au moins, ils sont suivis sérieusement», remarque Zaher El-Hajj. Jihad Haddad confirme: «Les jeunes venant de classes défavorisées sont les populations les plus attaquées». Sur le marché noir, il n’est pas rare que les produits soient coupés. «Dans ce cas là, c’est à double tranchant soit le traitement est inefficace, soit les effets sont catastrophiques», témoigne pour sa part Ziad. Mais dans tous les cas, avertit Jihad Haddad,  «c’est un cercle vicieux dont personne ne peut sortir sans dégâts». 

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