Boire & manger / Égalités

Peut-on être féministe et manger de la viande?

La nourriture, et tout spécialement la viande, sert depuis longtemps de fondement ou de prétexte au maintien de la domination masculine. Extraits du livre «Faiminisme», de Nora Bouazzouni.

Détail de la couverture de «Faiminisme». Illustration: Léa Chassagne.
Détail de la couverture de «Faiminisme». Illustration: Léa Chassagne.

Temps de lecture: 6 minutes

Notre consœur Nora Bouazzouni, que vous pouvez lire régulièrement sur Slate sur les séries, vient de publier Faiminisme. Quand le sexisme passe à table (éd. Nouriturfu), un ouvrage sur la façon dont la nourriture contribue à maintenir les discriminations de genre, que ce soit par la façon dont elle est produite ou celle dont elle est consommée. Nous publions ci-dessous des extraits du troisième chapitre, «Patriarchie parmentier», qui analyse les liens entre viande et domination masculine.

Comparer la sphère domestique à une cage n’est pas innocent. Réifiée, contrôlée et exploitée par les hommes, la femme semble partager le même destin biologique que les animaux: pérenniser l’espèce humaine, en se reproduisant et en la nourrissant, gratuitement, de gré ou de force. La sociologue Colette Guillaumin estime d’ailleurs que les femmes sont considérées comme des «biens femelles».

L’idée peut sembler radicale. Certes, on ne trouve pas d’escalope de meuf au supermarché. On n’amène pas non plus ses enfants voir des femmes au zoo (en revanche, jusqu’au milieu du XXe siècle, les Occidentaux se pressaient pour scruter des Africain-e-s kidnappé-e-s et exhibé-e-s dans des villages reconstitués, surnommés «zoos humains»). Mais le statut des femmes s’est toujours trouvé à mi-chemin entre les hommes et les bêtes. Ce qu’on appelle le propre de l’homme, ici du sujet masculin, s’est construit dans sa différenciation de l’animal et de la femme. En s’octroyant l’exclusivité ou la supériorité du logos, à la fois parole et raison, il a d’emblée condamné animaux et femmes au silence et s’est arrogé le pouvoir politique. C’est ce que Jacques Derrida appelle «carnophallogocentrisme». Celui qui détient l’autorité (sur la nature, les femmes, les enfants) est celui qui possède les trois attributs suivant: logos, phallus et qui s’impose en ingérant la chair (carne) –qui consomme l’autre, par le meurtre et/ou l’exploitation institutionnalisée. Notre civilisation a légitimé cette violence généralisée que subissent femmes et animaux, puisque la hiérarchie des êtres vivants, imposée par l’être humain mâle, demeure hommes > femmes > animaux > plantes.

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Le dimorphisme sexuel qu’on observe partout dans le monde (en France, par exemple, les femmes mesurent en moyenne 1,65m contre 1,80m pour les hommes) ne s’expliquerait donc pas par une différence biologique entre les sexes, mais par une ségrégation nutritionnelle millénaire et qui perdure dans toutes les sociétés. C’est en tout cas la thèse que défend la socio-anthropologue Priscille Touraille dans Hommes grands, femmes petites: une évolution coûteuse. En 2013, Véronique Kleiner consacrait au sujet un documentaire fascinant qui se concluait par la phrase suivante: «Nos corps seraient ainsi l’expression concrète d’une inégalité imposée depuis des millénaires.» Notez bien «depuis» et pas «pendant»: les femmes continuent d’être traitées comme subalternes et privées de nourriture un peu partout dans le monde. La FAO rappelle que «dans certains ménages et communautés, les femmes et les fillettes mangent les restes des repas après le passage des hommes, ce qui conduit souvent à une sous-nutrition chronique. Dans certaines zones d'Asie du Sud, hommes et garçons consomment deux fois plus de calories même si c'est aux femmes et aux fillettes qu'incombent les tâches les plus lourdes».

Le pire, nous apprend Priscille Touraille, c’est que cette stratégie est aberrante en termes d’évolution et de «succès reproductif». Les femmes petites présentent en effet un risque plus élevé de mourir en couches, alors que les grandes augmentent leurs chances de vivre (et rester fécondes) plus longtemps, et font des enfants plus résistants. Mais les clichés ont la peau dure: il paraîtrait que les femmes se sont adaptées à cette sous-nutrition chronique et puisent dans leur gras pour compenser, ou encore qu’elles ont moins besoin de nourriture que les hommes parce que leurs activités (professionnelles ou domestiques) sont moins énergivores. Une vision complètement eurocentrée que dénonce Priscille Touraille:

«Que ce soient les théories qui disent que les femmes sont protégées des coûts énergétiques de la procréation par leurs réserves de graisse, ou [...] de coûts supplémentaires par rapport aux hommes parce qu’elles réduisent ou cessent tout travail de production, aucune ne tient compte de la réalité sociologique de la majorité des femmes dans le monde.»

Il paraît aussi que les hommes ont besoin de manger plus que les femmes. Faux, on a tendance à confondre apport calorique et quantité de nourriture. Le problème, c’est que les femmes –et a fortiori les mères– ont intégré cette idée. De nombreuses études montrent qu’elles ont tendance à remplir davantage l’assiette de leur fils et donc à exercer une discrimination nutritionnelle inconsciente (ou consciente, quand elles-mêmes ont un rapport névrotique à la nourriture) sur leur fille.

Quoi qu’il en soit, cette ségrégation alimentaire s’est toujours exercée en premier lieu à travers la viande, sa consommation ayant systématiquement été synonyme de domination, de pouvoir, puis de richesse. Moi, homme, je suis le maître de la nature, je ne suis pas sensible comme vous les femmes et je le prouve en tuant les espèces inférieures. Pour certaines sociétés, manger le produit de la chasse est aussi une manière d’absorber la force ou l’énergie vitale du gibier.

Cette dimension symbolique s’inscrit dans une logique viriliste dictée par une construction culturelle (le genre) qui s’appuie sur une dichotomie hommes/femmes à qui elle assigne des caractéristiques bien précises et non-cumulables: dur/douce, froid/chaude, intelligent/instinctive, actif/passive, etc. Notre obsession à tout genrer (et dévaloriser l’un au profit de l’autre) passe également par l’alimentation: les femmes préféreraient le rosé, les sodas light, les cocktails colorés, le poisson, la salade verte... Les hommes, eux, aimeraient la nourriture qui cale, la vraie, et puis les alcools forts, ceux qui ne s’excusent pas d’être là. Encore un mythe des préférences innées qui justifie les discriminations. Il suffit d’allumer sa télé ou d’entrer dans une librairie pour constater que la viande continue d’être considérée et plébiscitée comme un aliment purement masculin, contrairement aux légumes, qui eux seraient féminins, puisqu’on n’a jamais vu personne se battre contre un chou-fleur.

[...]

Il faut que la femme redevienne le sujet, et non plus l’objet. Que l’on arrête de l’animaliser pour la réduire à un être sacrifiable, consommable, avec force surnoms connotés (gazelle, dinde, pintade, truie, chienne, bichette, cocotte, cochonne, grosse vache, belette, poulette, tigresse, panthère, lionne, cougar...), en découpant son corps au cinéma, dans la presse, à la télévision (gros plan sur les seins, les jambes, les fesses, tags porno précis) comme le boucher morcelle celui des animaux morts (poitrine, cuisse, jarret, escalope...). «Si nous ne nous battons pas pour nos droits, bientôt il nous en restera autant que la chair que nous avons sur les os. Et je ne suis pas un morceau de viande», se justifiait Lady Gaga après avoir assisté aux MTV Video Music Awards 2010 vêtue d’une robe en viande crue.

L’entreprise de transformation qui rend les femmes et les animaux plus désirables vis-à-vis du consommateur ou de la consommatrice s’inscrit dans la même logique: que le résultat soit le moins bestial et le plus consensuel possible. La femme doit être jeune, épilée, sentir bon, son corps doit être lisse, dégraissé, et correspondre aux canons de beauté en vigueur. La viande, elle, ne doit comporter aucun stigmate de sa vie d’avant; ni plumes, ni poils, ni vaisseaux sanguins pour ce qui concerne la viande blanche. En un mot, pour plaire, il faut désincarner. Mais ne surtout pas le montrer.

[...]

Alors, le féminisme est-il nécessairement végétarien? L’un et l’autre sont le fruit d’un cheminement individuel, en premier lieu une prise de conscience dont les enjeux finissent, ou non, par converger. On ne naît pas féministe, ni végétarienne, on le devient. D’ailleurs, si l’on se fie aux sondages, les femmes ne sont pas plus végétariennes que les hommes. Ces dernières années, les best-sellers antispécistes ont été écrits par des hommes, quand les livres de cuisine végétale à succès ont été rédigés par des femmes. (On pourrait objecter que les femmes restent en cuisine et les hommes à la plume, chacun bien à sa place, c’est vrai. Mais les deux approches se complètent en offrant un cadre à la fois philosophique et pratique au végétarisme, donc essayons de voir le bon côté des choses.)

Féminisme et antispécisme ont en commun la volonté de déconstruire un système millénaire et institutionnalisé et s’inscrivent en cela dans une lutte contre des schémas normatifs. Or, toute déviance à la norme (homosexualité, végétarisme, polyamour, monoparentalité) est considérée comme une menace pour la société. Dans son Crépuscule des idoles (1888), Friedrich Nietzsche écrivait: «Je le répète, on ne fonde pas le mariage sur “l’amour”, –on le fonde sur l’instinct de l’espèce, sur l’instinct de propriété (la femme et les enfants étant des propriétés), sur l’instinct de la domination [...].» Et de prédire que la modernité, en fait le réexamen des fondements du mariage et l’émancipation des femmes, mènerait notre civilisation à sa chute.

On a redécouvert cette rhétorique chez les anti-mariage pour tous, pour qui l’ouverture de ce qui était jusqu’à lors un privilège hétéro –et donc, en filigrane, la remise en cause de l’hétéronormativité– allait déboucher sur rien de moins que l’apocalypse. Et pour cause, explique la militante féministe et lesbienne Monique Wittig: «L’hétérosexualité est une construction culturelle qui justifie le domaine entier de la domination sociale fondé sur la reproduction obligatoire pour les femmes et sur l’appropriation de cette reproduction.» D’après elle, la lesbienne, puisqu’elle ne se soumet pas à cet ordre social, n’est pas, par conséquent, une «vraie» femme.

Le régime végétal existant hors du schéma normatif carniste, il continue de susciter curiosité et interrogatoires agressifs. Marti Kheel, écoféministe et antispéciste, utilise parfaitement cette analogie:

«De la même manière que les gens se demandent souvent comment une lesbienne peut s’épanouir sexuellement sans homme, nombreux sont ceux qui se demandent comment les végétarien-ne-s peuvent s’épanouir nutritionnellement sans viande. On leur demande “Mais alors, qu’est-ce que tu manges?” avec la même incompréhension perplexe qu’on demande aux lesbiennes “Mais alors, qu’est-ce que vous faites ?”.»

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