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Les vaches dans sa cuisine, ce rêve par lequel s’ouvre le film, ce n’est pas un cauchemar pour Pierre, loin de là. Avec sa trentaine de laitières, ce petit éleveur entretient une relation fusionnelle, exclusive.
Aussi, quand commence à circuler des informations sur une épidémie qui entraîne l’abattage des troupeaux, là commence pour lui le cauchemar –bien réel.
Réalité et cauchemar, fantastique et documentaire, Hubert Charuel ne cesse d’associer ces deux registres pour évoquer à la fois la situation très concrète de nombreux agriculteurs, et des processus mentaux qui ne concernent pas ce seul milieu, mais un rapport au monde devenu invivable.
À l'écart du monde
C’est le troublant dédoublement du film. Il est un récit fictionnel mais très inscrit dans les faits du traumatisme des paysans confrontés aux épidémies type «vache folle» ou grippe aviaire.
Mais il est simultanément l’histoire d’un jeune homme qui voudrait vivre à l’écart des humains –ni ses parents, ni ses copains, ni sa sœur, ni la boulangère qui le trouve à son goût ne l’intéressent.
Et si Pierre suit sur internet les progressions de la maladie, et ses ravages chez des collègues, il se fiche de toute action collective ou de tout geste pour une cause autre que la sienne propre. En pleine campagne française, il se projette mentalement dans une île déserte, seul avec ses vaches.
Passé de la ferme familiale à La fémis, Hubert Charuel connaît très bien le milieu qu’il décrit. Il n’est d'ailleurs pas certain que ce délire misanthrope de son personnage soit perçu comme tel par l'auteur du film. Mais il participe de la puissance de ce premier long métrage, comme il arrive souvent, depuis la colère d’Achille, que la folie des héros serve les épopées.
Un héros dans l'étable
Car Pierre est bien un héros, au sens plein: un homme porté par un idée fixe et prêt à se battre jusqu’au bout, et présenté avec une affection communicative, très bien relayée par l’interprétation de Swann Arlaud. Et le film est bien une tragédie, marqué très vite d’un signe fatal.
Le cinéma français est riche en chroniques paysannes plus ou moins imprégnées de fiction, dont de nombreux très bons films, depuis Regain et Goupi-Mains rouges jusqu’aux plus récents Peaux de vache, Le Souffle ou le très beau L’Apprenti de Samuel Collardey, sans oublier versant documentaire les fondateurs Farrebique et Biquefarre de Georges Rouquier, la trilogie paysanne de Raymond Depardon, Le Temps des grâces de Dominique Marchais ou Les Terriens d'Ariane Doublet, ni les poèmes ruraux de Pierre Creton.
Le film de Charuel s’inscrit dans cette riche lignée, mais en y ajoutant simultanément un lien avec l’actualité et une dimension onirique, aux franges de la folie –folie déjà bien présente dans nombre des fictions qu'on vient de citer, ou dans ce grand roman rural qu'est Règne animal, sans doute le plus grand roman français de 2016.
Pascale (Sara Giraudeau), la sœur de Pierrre, vétérinaire, et un des multiples appareils de contrôle des troupeaux.
Car cette folie, dans le film, n’est pas le seul fait de Pierre. Elle est dans la surenchère infinie des normes et des contrôles auxquels sont assujettis les paysans, dont on perçoit à la fois la légitimité (les risques sont réels, les vérifications nécessaires quand on reçoit de l'argent public et quand on produit ce qui sera consommé par d'autres) et le caractère invivable.
Et elle est dans l’enfermement de la quasi-totalité des personnages secondaires –le collègue happé par la robotisation à outrance de son exploitation et qui ne décolle plus les yeux de son smartphone connecté à son méga-élevage, l’obsession familialiste de la mère, la brutalité du type de l’agence sanitaire, l’avidité festive du copain bistrotier.
Seule la sœur de Pierre, campée par Sara Giraudeau avec une finesse tendue, semble à la fois consciente de cette folie ambiante et déterminée à en limiter autant que possible les effets, sans espoir d’y échapper.
De l'importance de bien filmer les vaches
Autant que le regard sur les acteurs, et sur les conflits racontés, le film s’enrichit de sa manière de filmer les vaches. Grande et belle affaire que de filmer des vaches –art dont Emmanuel Gras a en quelque sorte fixé les canons avec Bovines.
Les vaches sont des stars difficiles à bien filmer, elles sont aussi un cas particulier de cette épreuve majeure pour départager les cinéastes dignes de ce nom, et qui consiste à filmer les animaux comme ils le méritent.
Petit Paysan est bien un film «sur» un petit paysan, un exploitant agricole d’aujourd’hui confronté à une catastrophe sanitaire dans un contexte précis. Mais la justesse de la mise en scène de Hubert Charuel, et son évidente empathie pour son personnage et ce qu’il fait, donne au film une profondeur, des prolongements, des échos qui, sans quitter son enjeu de départ, l’excèdent et l’amplifient. Appelons cela tout simplement un film de cinéma.
Petit Paysan
d'Hubert Charuel,
avec Swann Arlaud, Sara Giraudeau, Bouli Lanners, Isabelle Candelier, Marc Barbé.
Durée: 1h30.
Sortie: 30 août 2017