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Au Pakistan, ça fait un an que le gouvernement a coupé Internet

Les régions tribales, théâtre d'affrontements armés, sont régulièrement privées d'accès aux réseaux numériques. Les habitants en ont assez d'être considérés comme des citoyens de seconde zone.

Une écolière pakistanaise lors d'un cours d'informatique, le 24 novembre 2012 | Sajjad QAYYUM / AFP
Une écolière pakistanaise lors d'un cours d'informatique, le 24 novembre 2012 | Sajjad QAYYUM / AFP

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Imaginez qu’un beau matin, vous n’ayez plus le moindre accès à vos réseaux sociaux ni à vos mails –pas parce que vous devez redémarrer votre routeur mais parce que le service a été suspendu dans toute la région pour un temps indéfini. Il y a déjà eu des interruptions de ce genre au Pakistan, où les coupures d’Internet sont monnaie courante. Au cours des festivités de l’Aïd ou d’autres fêtes religieuses, les habitants se voient régulièrement privés d’accès à Internet, pour des «raisons de sécurité» comme le dit le gouvernement. Souvent, ces coupures durent plusieurs jours, et le réseau de téléphonie sans fil n’est alors plus disponible quelques heures durant la nuit.

Mais la situation est bien pire dans les régions tribales sous administration fédérale (FATA en anglais), où l’accès aux réseaux numériques est déjà très limité. Internet n’y est arrivé qu’en 2005. Depuis, le gouvernement a régulièrement suspendu tout service –parfois durant plus de deux ans lors d’opérations militaires, comme entre 2010 et 2012. À l'époque, l’infrastructure a été grandement affectée dans l’ensemble du territoire, avec des coupures d’électricité, des lignes téléphoniques, des réseaux mobiles et de la bande passante dans la majorité de la région. Mais Internet n’a vraiment été disponible dans la région qu'à partir de 2014. Et même alors, le service était extrêmement limité: seules quelques zones disposaient de réseau de téléphonie mobile et les gens qui vivaient dans les zones voisines tentaient d’étendre au maximum leur signal par le biais de routeurs de fortune ou d’amplificateurs de signal.

Mais même cet accès limité n’est plus qu’un souvenir. Le 12 juin 2016, 4,5 millions d’habitants des FATA se sont réveillés avec une nouvelle coupure de service opérée par le gouvernement –une suspension qui visait la 3G, la 4G et les smartphones, soit la quasi-intégralité des outils utilisés pour accéder à Internet dans la région. Cette décision était la conséquence des affrontements armés entre l’Afghanistan et le Pakistan, à la frontière de Torkham, le 11 juin 2016. Les autorités ont immédiatement décidé de couper tous les services mobiles disponibles dans les sept régions des FATA. Plus d’un an plus tard, le réseau n’est toujours pas revenu.

«Le haut débit ne peut équiper un foyer que si son propriétaire est une personne de haut rang»

Abid Wazir

Il existe quelques petits trous dans ce maillage qui permettent d’accéder à Internet de manière limitée, par le biais des télécoms afghans à la frontière ou, dans certains cas, via une connexion haut débit très coûteuse. Mais le haut débit ne représente que 5% des connexions dans la région. Abid Wazir, chercheur freelance qui vit à Islamabad et qui vient du Waziristan du sud, dans les régions tribales, assure que «le haut débit ne peut équiper un foyer que si son propriétaire est une personne de haut rang». Les organismes qui, eux aussi, veulent du haut débit, «doivent tout d’abord envoyer une demande à l’agent politique régional, qui la transfère ensuite aux forces armées. Et ce n’est qu’après un examen approfondi et l’accord des militaires que la connexion peut être établie. Et même alors, la qualité et la fréquence restent aléatoires.»

Wazir ajoute que l’un de ses amis, à Wana, a monté un petit cybercafé dans son épicerie début 2016, où les gens pouvaient venir avec leurs appareils et utiliser la connexion haut débit qu’il avait pu acheter. Mais elle a bientôt cessé de fonctionner et sans elle, son affaire a périclité.

Couper Internet pour éviter la révolution

Les régions tribales sont un secteur agité en raison des nombreuses opérations militaires qui s’y déroulent de manière régulière depuis 2004. Selon une étude de 2016 du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), un total de 74.826 familles identifiées ont été déplacées dans ces régions. Voilà treize ans que ces personnes subissent des vies d’errance, avec un accès limité ou inexistant aux services de base, dont l’éducation obligatoire garantie par la constitution du Pakistan. Mais les FATA ne sont pas constitutionnellement considérées comme une partie intégrante du Pakistan: leurs habitants ne sont pas des citoyens de plein droit et ne bénéficient donc pas de tous les droits fondamentaux.

Si Internet est arrivé tard dans les FATA, les habitants n’ont pas tardé à l'utiliser comme un outil de militantisme politique et de sensibilisation. Un étudiant rapporte que les habitants des zones tribales utilisaient des plates-formes en ligne pour sensibiliser les gens aux problèmes de la région, comme le manque d'électricité et le traitement injuste des forces de sécurité. Le mouvement politique qui s’oppose au règlement draconien contre les crimes frontaliers, une loi promulguée en 1901 par le gouvernement britannique colonial et qui refuse aux populations des zones tribales les droits humains fondamentaux, a ainsi pris de l'élan sur Internet en 2015. Désormais, cet activisme s’est éteint. Samrena Khan, présidente de l'Organisation des étudiants des zones tribales, considère la coupure comme une tentative d'étouffer la voix et la progression des habitant de la région: «Les autorités ont peur du potentiel que notre peuple possède. Ils savent que si nous établissons un lien avec la communauté mondiale, nous pourrions faire la révolution. Voilà pourquoi ils ont coupé tous les canaux de communication.» Son groupe a protesté contre la coupure le 19 juillet dernier.

Un isolement grandissant

Samrena Khan poursuit: «L’an dernier, 70.000 étudiants étaient inscrits dans les établissements d'enseignement à travers la région. Sur ces 70.000, 40.000 n'avaient pas les manuels requis. Sans la coupure d'Internet, les étudiants auraient accès à des livres en ligne.» Sans cet accès, beaucoup ont abandonné, et Khan s'inquiète de voir des jeunes se mettre à consommer de la drogue, un problème majeur dans la région. Un autre étudiant m'a déclaré que la coupure entravait considérablement sa capacité à rechercher des bourses d'études à l'étranger.

Les femmes, déjà profondément vulnérables dans la société pakistanaise en général, sont encore plus opprimées dans les zones tribales. Leur mobilité est très restreinte et désormais, les autoroutes de l'information leur sont fermées. De nombreux hommes originaires des zones tribales partent dans les États du Golfe pour travailler comme ouvriers sur les chantiers de construction. Avant la coupure, les entrepreneurs locaux avaient créé des cybercafés que les habitants utilisaient pour parler à leurs parents partis à l'étranger. Sans ces établissements, les gens peuvent se retrouver des mois durant sans parler aux membres de leur famille qui vivent à l’étranger.

Comme de bien entendu, la coupure d’Internet rend beaucoup plus difficile le travail des journalistes dans la région. Rasool Dawar, un journaliste basé à Peshawar, souligne que les journalistes doivent souvent parcourir de longues distances pour tenter de trouver un faible signal de réseau mobile afin de faire parvenir leurs reportages à leurs rédactions. «En raison de l’absence de moyens de communication dans les régions tribales, explique-t-il, ils doivent parcourir entre cinquante et soixante kilomètres chaque jour, jusqu’à Bannu et Peshawar, sur des routes très difficiles», afin de transférer les articles à leurs médias respectifs. Cela tend à retarder la diffusion de nouvelles, qui sont souvent... urgentes. À titre d’exemple, le 23 juin, Parachinar, la capitale de la région de Kurram, au cœur des FATA, fait l’objet de deux attentats à la bombe perpétrés par une des organisations interdites. Les habitants, qui subissent régulièrement ce genre d'attaques depuis des décennies, organisent une manifestation pour exiger justice et demander des comptes au gouvernement. Mais leur mobilisation a reçu très peu de couverture médiatique, principalement parce qu'Internet était indisponible.

Les activistes des droits civiques et les journalistes de la région ont régulièrement soumis des demandes aux forces de sécurité pour exiger la restauration des réseaux mobiles et d’Internet dans la région. Le gouvernement a fait savoir qu'il était d’accord, mais que de nombreux problèmes techniques étaient en suspens. Il a récemment annoncé que trois zones tribales disposeront bientôt de réseaux mobiles 3G, mais a priori pas avant quelques années, en raison de complications techniques. En attendant, les habitants de ces régions méritent le soutien de la communauté mondiale. «Nous ne reculerons pas, parce que nous luttons pour nos droits, et personne ne peut nous nous les enlever», déclare Khan. Comme d’autres, elle espère qu’un jour, on leur accordera les libertés constitutionnelles qui leur sont depuis si longtemps refusées.

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