Sciences

Les bébés génétiquement modifiés méritent mieux qu'un affolement médiatique

Sur les «ciseaux génétiques» CRISPR, dernier outil de modification de l'ADN, il faut un débat ouvert et capable de donner de la voix aux diverses et souvent contradictoires positions morales. L'avis des non-experts est donc essentiel.

Un technicien prépare des échantillons d'ADN pour être séquencés dans le laboratoire de production du Centre de génome de New York, le 19 septembre 2013 | Andrew Burton / AFP
Un technicien prépare des échantillons d'ADN pour être séquencés dans le laboratoire de production du Centre de génome de New York, le 19 septembre 2013 | Andrew Burton / AFP

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Le 3 août 2017, une étude scientifique publiée dans Nature nous donnait enfin quelques détails factuels concernant l'édition génomique d'embryons humains menée au sein du Centre d'embryologie cellulaire et de thérapie génique de l'Université des sciences et de la médecine de l'Oregon (OHSU). Des expériences ô combien commentées depuis fin juillet et le scoop de la Technology Review du MIT. Avant d'avoir sous les yeux l'article scientifique en bonne et due forme, on ne savait pas très bien quelles cellules et quelles méthodes avaient été utilisées, quels gènes avaient été édités ni quels résultats avaient été obtenus.

C'est désormais chose faite. Mais si l'étude démontre la possibilité d'une édition du génome d'embryons humains, les questions qu'elle soulève sont bien plus nombreuses que les réponses qu'elle apporte. La preuve du caractère prometteur de la technique est opportune, mais nous sommes encore loin de la naissance du premier bébé au génome édité. Reste que le traitement d'une telle information nous permet d'entrevoir, et selon un funeste présage, la confusion qui risque d'entourer un futur débat sur les embryons génétiquement modifiés. Il nous faut un débat ouvert et vigoureux, capable de donner de la voix aux diverses perspectives morales, souvent contradictoires, réparties dans la population. Selon toute vraisemblance, cependant, cette discussion se fera avec pertes et fracas dans une succession d'informations fragmentaires et fragmentées sur des «découvertes», suivies de publications scientifiques bien plus sobres, quelques jours de commentaire dans la presse et très peu de réflexion systématique sur les législations idoines à mettre en œuvre.

Scientifiquement parlant, ce cycle informationnel sur l'édition génomique repose sur une technique développée voici six ans dans le cadre d'études sur l'altération de l'ADN par des bactéries. Les «ciseaux génétiques» CRISPR sont l'un des outils de modification de l'ADN les plus récents et les plus prometteurs. La technique est plus rapide, plus facile et moins coûteuse que d'autres méthodes et semble se révéler plus précise et plus maîtrisable –ce qui explique pourquoi on lui augure des applications médicales.

Si les gros titres parlent de «bébés sur-mesure» ou de «bébés OGM», les chercheurs préfèrent se focaliser sur l'utilité de ces techniques dans la lutte contre de gravissimes maladies génétiques. Les expériences menées dans l'Oregon sur des cellules embryonnaires humaines ont réussi à corriger des variants génétiques associés à la cardiomyopathie hypertrophique, une maladie cardiaque héréditaire. Les embryons ainsi traités sont restés en vie quelques jours et jamais il n'a été envisagé de les laisser se développer en bébés humains. Reste qu'il s'agit de vrais embryons humains, créés délibérément à des fins de recherche.

Financer ou pas l'édition génomique des embryons humains?

Dans ce domaine, la législation américaine est lacunaire et reflète l'absence de consensus dans la société. En 1994, lorsque que le gouvernement fédéral réfléchissait à financer des recherches impliquant des embryons humains, les NIH (Instituts américains de la santé) avaient décidé du caractère éthiquement approprié de telles expériences. Sauf que quelques heures à peine après la publication de leur rapport, Bill Clinton, à l'époque président, avait fait savoir qu'il n'était pas d'accord avec ses conclusions et qu'il n'acceptait pas la création d'embryons à des fins de recherche.

Aujourd'hui, les États-Unis possèdent deux législations concernant l'édition génomique des embryons humains. La première interdit les financements fédéraux. Le 28 avril 2015, Francis Collins, directeur des NIH, déclarait: «Les NIH ne subventionneront aucun usage de technologies d'édition génétique sur des embryons humains.» Ce qui ne se retrouve officiellement dans aucune loi ou décret exécutif, mais les membres du Congrès en ont parfaitement connaissance et, dans la pratique, il s'agit d'une législation fédérale. Les NIH peuvent financer (et financent) l'édition génomique de cellules non embryonnaires, utilisées dans la lutte contre le cancer et à d'autres fins thérapeutiques, mais pas de cellules embryonnaires pouvant avoir comme conséquence la création d'humains modifiés au niveau de leur lignée germinale.

Deuxièmement, le Congrès a interdit à la FDA (Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux) d'examiner des «recherches dans lesquelles un embryon humain est intentionnellement créé ou modifié pour inclure une modification génétique héritable». Une phrase extraite d'une annexe au budget annuel de la FDA. Reste que l'usage de cellules embryonnaires à des fins thérapeutiques doit être examiné par la FDA. En d'autres termes, cela signifie que des modifications de cellules embryonnaires ne peuvent être effectuées aux États-Unis si elles entendent soigner le moindre humain, ce qui inclut l'implantation d'un embryon modifié dans l'utérus d'une femme. Ce qui s'appliquera tant que l'annexe sera associée au budget annuel de la FDA. Le gouvernement fédéral peut donc s'appuyer sur deux législations, qui excluent les agences médicales et sanitaires fédérales des recherches sur les embryons humains édités génétiquement: l'une interdit aux NIH de les financer et l'autre empêche la FDA de les autoriser.

Ce qui laisse de la marge pour des expériences sans but thérapeutique et financées par des organismes privés, comme c'est le cas de l'étude de l'OHSU. Ses financements viennent de l'OHSU, d'un fonds sud-coréen pour la recherche, de la ville de Shenzhen, en Chine, et de différents organismes philanthropiques privés (Chapman, Mathers, Helmsley et Moxie). L'étude respecte la législation en ce qu'elle porte sur les processus de base de l'édition génomique. De possibles et futures applications thérapeutiques sont envisagées, mais jamais l'étude n'a été conçue pour mener à une grossesse humaine.

La recherche sur les embryons dépasse la science: c'est de la politique

Coïncidence, le même jour où sortait l'étude de Nature, l'American Journal of Human Genetics publiait une très rigoureuse déclaration de principe de dix pages, portant sur l'édition génomique germinale et signée par l'American Society for Human Genetics, ainsi que par d'autres sociétés savantes de génétique et de médecine reproductive de par le monde. Le document passe en revue les recommandations de l'Académie nationale américaine des sciences, de l’Académie américaine d'ingénierie et de l'Institut américain de médecine, ainsi que celles d'autres organisations et commissions américaines et internationales, avant de détailler ses propres recommandations, qui se concluent par «il est inadéquat d'effectuer une édition génomique germinale menant à une grossesse humaine», tout en précisant qu' «il n'y a pas de raison d'interdire l'édition génomique in vitro d'embryons et de gamètes humains, tant que le consentement des donneurs est obtenu et les contrôles idoines respectés, afin de faciliter des recherches sur de possibles et futures applications cliniques». De fait, le document est favorable aux financements publics et exhorte la recherche à respecter les démarches médicales en vigueur, sous une étroite surveillance et dans le cadre d'un «processus public transparent afin de solliciter et d'intégrer l'avis des parties prenantes».

Dès lors, quel est le problème? Que des organismes médicaux et scientifiques aient abordé la question de l'édition génomique est merveilleux. Par contre, c'est loin d'être suffisant. Le consensus scientifique oriente le débat public, mais ne peut le résoudre. Tous les rapports sur le sujet en appellent à un débat public vigoureux, mais le fait est que la recherche embryonnaire s'est révélée très clivante et résistante au consensus. Et difficile de savoir quand les informations dont nous disposons seront suffisantes pour nous permettre un discussion politique éclairée. On notera par ailleurs qu'aucun de ces rapports n'a cet horizon en vue. Pour se faire un avis, l’Église catholique, les chrétiens évangéliques et autres groupes de la société civile pour qui la recherche sur l'embryon est profondément immorale ne sont pas du genre à se tourner prioritairement vers l'Académie de médecine, l'American Society for Human Genetics ou d'autres sociétés savantes et organisations médicales. Ils peuvent consulter des scientifiques et des médecins, mais leur doctrine religieuse et morale pèsera plus lourd dans la balance. Reste que les groupes religieux qui voient d'un très sale œil la recherche embryonnaire font partie de la société et du système politique. Et que les États-Unis acceptent ou non l'édition génomique est bien une question politique, pas purement technique.

Des questions politiques qui seront extrêmement difficiles à poser. Le gouvernement américain est très mal placé pour arbitrer un débat reconnaissant et représentant la complexité de notre pluralisme moral. Les NIH et la FDA sont deux des agences les plus essentielles des États-Unis, mais la législation actuelle les place en seconde ligne, et à raison, car leur implication dans ce débat pourrait mettre en péril le reste de leurs missions. Un consensus international sur l'édition génomique des embryons humains est tout aussi peu probable: certains pays l'interdisent et d'autres le portent aux nues. Les fondations privées ne disposent pas non plus d'une autorité suffisante pour arbitrer un débat politique sur des technologies aussi controversées et bien trop proches de l'avortement. Et elles n'en ont pas non plus l'intérêt: quelle organisation philanthropique serait prête à endosser une mission aussi ingrate et politiquement périlleuse ou serait assez crédible pour prétendre représenter l'ensemble des citoyens?

Qui pourrait donc conduire ce débat public que tout le monde semble appeler de ses vœux? La réponse la plus vraisemblable est: personne. Un problème commun à tous les débats portant sur des innovations techniques et scientifiques périlleuses. Mais d'autant plus saillant lorsqu'on s'approche de l'avortement et de sa législation fossilisée.

Un débat public condamné à l'avance?

Dès lors, le débat sur l'édition génomique des embryons humains ne suivra probablement pas le cadre de réflexion systématique proposé par d'illustres organismes de recherche et autres commissions scientifiques. Vu les réactions que nous avons observées ces deux dernières décennies autour de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, le pessimisme est de mise. À l'inverse, il est bien plus probable que le débat soit mené par à-coups et en réaction à telle ou telle avancée scientifique médiatisée –et souvent dans le même genre de brouillard factuel que nous avons connu en juillet, sur la base de citations disparates d'experts n'ayant pas eu accès à l'intégralité des données. Le «débat» se fera donc dans une querelle d'avis dispersés dans les médias généralistes, qu'agiteront des articles et des commentaires dans la presse et la littérature scientifiques, le tout baignant dans la discorde politique et religieuse. Ce qui ne fait envie à personne. Sauf que sans cadre concret, les appels à un débat public vigoureux tombent un peu à plat.

Le clivage du système politique américain est tel que les décisions sur l'édition génomique embryonnaire semblent condamnées à être prises dans un tumulte d'experts se tirant la bourre dans les médias, et non pas dans un débat raisonné et rigoureux, mené selon un cadre réflexif clair. Alors que la fureur sur les expériences de l'Oregon commence à se dissiper, il ne nous reste plus qu'à attendre la prochaine éruption. Et ainsi de suite, d'une séquence médiatique à l'autre.

L'histoire montre que ce sont parfois les avancées scientifiques qui ont le dernier mot. Du moins pour à peu près tout le monde et dans certains contextes. Le scandale suscité en 1978 par la naissance de Louise Brown, le premier «bébé éprouvette», s'est rapidement résorbé à mesure que la fécondation in vitro a permis à de nombreux couples de fonder une famille. Le dégoût initial provoqué par la transplantation cardiaque s'est apaisé avec la multiplication des vies sauvées. Et la colère que génère la recherche sur les cellules souches embryonnaires pourrait elle aussi se calmer quand ses applications thérapeutiques seront concrétisées.

De tels exemples historiques montrent précisément pourquoi la réflexion et la délibération demeurent si essentielles, bien que souvent vouées à l'échec. La recherche avance à son propre rythme. Et pourtant, de temps en temps, nous devrions nous arrêter, nous informer davantage, et décider activement et non pas passivement de la marche à suivre. Statuer du quand, du comment et des objectifs à mener. Mais dans le cas de l'édition génomique embryonnaire, c'est sans doute la technologie qui aura encore une fois la main.

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