Santé

Vos décisions, vous les prendrez avec ou sans émotions?

L'individu aborde un problème en regardant soit les gains, soit les pertes. Mais la valeur de chaque option n'est pas objective et les émotions entrent en jeu dans chaque prise de décision.

<a href="https://www.flickr.com/photos/lythienhoang/16644052963/">Ice Cream Smoothie</a> | Ly Thien Hoang (Lee) CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">by 2.0</a>
Ice Cream Smoothie | Ly Thien Hoang (Lee) CC by 2.0

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On pense encore trop souvent que prendre une décision rationnelle nécessite de s’extraire de ses émotions. De les faire taire. Elles ne seraient là que pour nous faire dévier du chemin indiqué par la raison. Cette perspective dite cartésienne –car inspirée de la pensée du philosophe René Descartes– a pourtant été remise en cause par trois décennies de recherches sur le cerveau.

Dans une perspective anticartésienne, en effet, la meilleure décision est celle qui évalue correctement ce qui nous est bénéfique en faisant appel à un ressenti de type émotionnel ou affectif. Sans ce ressenti, impossible de prendre une décision juste. Cette approche a été popularisée dans les années 1990 par le neuroscientifique Antonio Damasio à travers son livre L’erreur de Descartes (Odile Jacob).

Et si la réalité, en fait, se situait… entre les deux? La somme des travaux menés en sciences cognitives montre aujourd’hui que nos émotions, si elles peuvent nous guider vers la décision la meilleure compte-tenu de nos expériences passées, peuvent aussi nous leurrer. Des limites dont nous pouvons tenir compte au moment de faire des choix importants –à condition d’en être averti.

Le cas Phineas Gage

Dans son livre au sous-titre explicite, «la raison des émotions», Antonio Damasio appuie son argumentation sur un cas historique, celui d’un américain ayant vécu au milieu du XIXe siècle. Selon la légende, Phineas Gage était un contremaître sérieux et sans histoire travaillant à la construction des voies de chemin de fer est-ouest. Un jour, une barre à mine a été propulsée au travers de son crâne, accident spectaculaire qui allait faire de lui un «cas» médical.

À la surprise générale, Phileas Gage n’était pas mort. Et en plus, il parlait toujours. Il ne semblait avoir perdu ni ses capacités intellectuelles, ni ses capacités motrices. Par contre, il avait changé de personnalité! Il était devenu grossier, bagarreur, impulsif et prenait beaucoup de mauvaises décisions. «Phineas Gage n’est plus Phineas Gage», disait son médecin.

Un siècle plus tard, Antonio Damasio a reconstitué la trajectoire de la barre à mine dans le cerveau de Gage. Le chercheur a montré que le métal avait traversé les régions orbitaires médianes du cortex préfrontal. Pour expliquer les changements observés chez Gage après son accident, il estime que cette région est le siège de sensations corporelles liées au ressenti affectif. Ainsi, la mémoire de nos expériences passées serait soutenue par des repères émotionnels qualifiés de «marqueurs somatiques». Ceux-ci entrent en jeu lorsque nous considérons différentes options avant de prendre une décision.

Une sensation déplaisante, option rejetée

Au moment de faire un choix, nous prenons en compte plusieurs options possibles, et chacune va susciter des sensations particulières dans notre corps –ce dont nous n’avons pas forcément conscience. C’est le «marquage somatique», produit de notre histoire personnelle. Cette phase nous oriente vers une option privilégiée, celle associée à la sensation la plus positive. Une option associée à une sensation déplaisante au niveau du corps est interprétée comme néfaste par notre cerveau, et automatiquement rejetée.

Dans une perspective cartésienne relevant de la théorie de la décision standard en économie, la prise de décision intervient différemment. Confronté à plusieurs options, l’individu assigne une valeur à chacune, sur une même échelle. Il peut ensuite comparer les valeurs entre elles. L’option affichant la plus grande valeur attendue emporte alors sa décision.

Il est probable, à la lumière des travaux les plus récents, que des modes de prise de décision cartésien et non cartésien se combinent dans notre cerveau. Le modèle dessiné par la communauté internationale des chercheurs s’affine et s’affinant… il devient plus complexe. Aussi, l’apport de la théorie des perspectives s’avère important. Élaborée par deux professeurs israélo-américains de psychologie, Daniel Kahneman et Amos Tversky, elle a valu au premier le prix Nobel d’économie en 2002 –le second étant décédé.

Voir les gains potentiels, ou bien les pertes

Cette théorie s’efforce de décrire le comportement des individus face à des choix risqués. Si elle a trouvé son application majeure dans la finance, elle décrit des ressorts qui ne sont pas spécifiques à la bourse et aux traders. En fait, les expériences réalisées par ses deux fondateurs montrent que, pour un même problème, la décision prise diffère selon la manière dont le problème est présenté: sous l’angle de ses gains potentiels, ou celui de ses pertes, là aussi potentielles. Selon que l’individu adopte l’une ou l’autre de ces perspectives, pourtant équivalentes, il n’aboutit pas à la même décision.

Derrière ce paradoxe, il y a une explication. Lorsqu’un individu calcule la valeur de chaque option avant de prendre une décision, ces valeurs ne sont pas objectives. Il se produit un certain nombre de distorsions qui les rendent subjectives. Et dans ces distorsions, les émotions entrent en jeu, selon Daniel Kahneman et Amos Tversky.

Une première expérience, vue sous l’angle des gains, a été réalisée par les deux chercheurs et publiée dans la revue Science en 1981. La question y est posée ainsi: vous êtes un médecin et avez le choix entre deux possibilités, soit sauver 200 personnes à coup sûr, soit sauver 600 personnes mais avec seulement une chance sur trois de réussir.

Une aversion pour le risque

Quand la problématique est présentée sous l’angle des gains –ici les personnes sauvées– la plupart des sujets favorisent le sauvetage de 200 personnes à coup sûr, plutôt que de prendre un risque. Cela met en évidence leur aversion pour le risque.

Le même principe s’applique pour des loteries avec des gains monétaires: entre toucher 50 euros à coup sûr, ou une chance sur deux de gagner 100 euros, la majorité des sujets choisissent 50 euros à coup sûr.

La troisième expérience des deux chercheurs amène les sujets à regarder un choix sous l’angle des pertes. La question est posée de la manière suivante: vous avez le choix entre deux possibilités, tuer 400 personnes à coup sûr, ou tuer 600 personnes mais avec seulement deux chances sur trois que cela arrive vraiment.

Quand la problématique est présentée sous l’angle des pertes, les sujets n’acceptent pas la perte certaine. La majorité choisit les 2 chances sur 3 de tuer 600 personnes.

L’explication avancée par Daniel Kahneman et Amos Tversky se situe au niveau des émotions. L’idée de tuer est trop rebutante sur le plan émotionnel, ce qui explique le changement d’option de la majorité des sujets. Le fait d’exprimer tantôt une préférence tantôt une autre, selon la façon dont le problème est formulé, est un cas flagrant d’irrationalité, selon les deux psychologues.

L’amygdale activée lors de la prise de décision

Des expériences de neuroimagerie réalisées dans des IRM ont montré que l’amygdale, une région du cerveau impliquée dans les réactions émotionnelles, s’active lorsque le sujet prend des décisions. Cette dernière découverte, rapportée dans la revue Science en 2006, constitue un argument en faveur d’un rôle important des émotions dans la prise de décision.

Il existe sans aucun doute des variations selon les individus. Ainsi, des études intégrant la réaction face au risque ont été menées en comparant les traders et la population générale. Les traders ont une aversion au risque moins grande –une caractéristique qui serait liée à des réactions émotionnelles moindres. Ainsi, il semble que plus les réactions émotionnelles sont intenses, plus les personnes ont une aversion marquée pour le risque.

Des travaux en cours à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM) testent l’hypothèse selon laquelle notre humeur influence la façon dont nous pondérons les gains et les pertes. Un peu comme dans la parabole du verre à moitié vide et à moitié plein… Une personne de bonne humeur mettrait davantage l’accent sur les gains alors qu’une personne de mauvaise humeur aurait tendance à mettre l’accent sur les pertes.

En attendant d’autres avancées dans la connaissance, comment prendre des décisions en tenant compte de nos émotions, mais sans les laisser nous «berner» pour autant? À nous de jouer finement sur la régulation émotionnelle. Une technique consiste à se convaincre, au moment de prendre la décision, que c’est seulement une parmi beaucoup d’autres, pour ne pas se laisser gagner par l’émotion. C’est ce qu’aurait sans doute conseillé René Descartes…

Attention, toutefois, à ne pas basculer dans l’excès inverse. Trop de froideur, trop d’indifférence ne sont pas non plus la solution, comme l’a rappelé Antonio Damasio. Trouvons une voie moyenne en prenant conscience de notre ressenti émotionnel pour pouvoir prendre des décisions en conséquence, sans verser dans des réactions automatiques qui s’avèrent très souvent inadaptées.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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