France

Comment les forces de l'ordre sont devenues des cibles

Six militaires ont été renversés par un véhicule à Levallois-Perret qui a été intercepté. La section antiterroriste du parquet de Paris s’est saisie de l’enquête.

Un soldat à Levallois-Perret, le 9 août 2017 après l'attaque contre des militaires qui a fait six blessés | STEPHANE DE SAKUTIN / AFP
Un soldat à Levallois-Perret, le 9 août 2017 après l'attaque contre des militaires qui a fait six blessés | STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

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Ce 9 août, vers 8 heures du matin, une voiture a percuté des militaires du 35e régiment d’infanterie de Belfort qui étaient positionnés dans une impasse dans la ville de Levallois-Perret, dans la banlieue de Paris. Étant donné que l’individu a remonté une voie à contresens, selon Le Monde, et qu’il a ensuite pris la fuite, la préfecture de police a qualifié l’acte «d’à priori volontaire». Un discours repris par Gérard Collomb, le ministre de l’Intérieur:

«Une voiture qui était dans le quartier est arrivée vers le dispositif, elle roulait doucement, à cinq mètres à peu près des militaires, elle a accéléré de manière à pouvoir les percuter. (…) Nous savons que c’est un acte délibéré, ce n’est pas un acte accidentel», a-t-il déclaré en rendant visite aux militaires blessés à l’hôpital d’instruction des armées Bégin, à Saint-Mandé (Val-de-Marne).

Six militaires ont été blessés, trois grièvement. Un homme à bord du véhicule recherché a été intercepté sur l’A16, vers 15 heures. Il est connu des services de police pour des «petits délits», mais il n'est pas connu des services de renseignements. Si on ne connaît pas encore les motivations de son acte, le parquet antiterroriste s'est saisi de l’enquête en fin de matinée. Il a ouvert une enquête en flagrance des chefs de tentative d’assassinats sur personnes dépositaires de l’autorité publique en lien avec une entreprise terroriste, et association de malfaiteurs terroriste criminelle. L’immeuble par lequel les militaires sortaient est un bâtiment Vigipirate où ils séjournaient, a relevé un journaliste de Libération.

100% des attaques

Sur Twitter, le Centre d’Analyse du Terrorisme (CAT) a rappelé que les forces de l’ordre étaient les premières cibles des terroristes. Sur la période 2013-2016, ils représentent la cible dans 53% des attentats et projets d’attaques. En 2017, c’est 100%, avec les attaques au Louvre (4 février), à Orly (18 mars), sur les Champs-Élysées (20 avril et 19 juin) et à Notre-Dame de Paris (6 juin). Et huit depuis 2015, selon le ministre de l’Intérieur.

 

 

L’attaque du 9 août, qui n'a pas été qualifiée de terroriste par le ministère de l'Intérieur, a des points communs avec les précédentes contre les forces de l'ordre de ces derniers mois. Il semble en France que les cibles du terrorisme islamique évolue, et en particulier dans les personnes que ces organisations ciblent. D’abord des journalistes (pour AQPA, Al-Qaida dans la Péninsule Arabique) puis des civils avec les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis et du 14 juillet 2016 à Nice, menés par le groupe Etat islamique. Et maintenant des forces de l’ordre, parfois dans des lieux emblématiques de la France: comme les Champs-Elysées ou récemment la Tour Eiffel (même si le profil psychiatrique de l’assaillant n’a pas encore été tranché).

Peut-on pour autant parler d’une concentration des attaques envers les forces de l'ordre? «Ce n’est pas si simple, il n’y a pas de réponse toute faite, tempère Jean-Marc Lafon, cofondateur du think tank Institut Action Résilience, un centre de recherche sur le terrorisme et la radicalisation. Il y a sans doute plus de facilités pour obtenir un passage à l’acte contre des forces de sécurité plutôt que des civils de la part des personnes chez nous qui n’ont pas connu les zones de guerres». À l’inverse, la majorité des terroristes du 13 novembre 2015 venaient des zones de combat, souligne-t-il.

Une idée qui est corroborée par Romain Mielcarek, journaliste spécialisé dans les questions de défense (et collaborateur de Slate.fr). «Il faut argumenter pour légitimer de tels massacres. Si au sein des groupes djihadistes, cela peut rapidement être considéré comme “légal”, pour les candidats internationaux au djihad, tuer des civils au hasard peut paraître déshonorant. Frapper un groupe de soldats est un geste autrement plus global dans sa signification. Il permet de crier au monde que les auteurs, quelle que soit leur allégeance, sont capables de frapper l’armée française», écrit-il sur son blog Guerres-Influences.

Lors de l’assassinat du couple de policiers dans les Yvelines en 2016, le meurtrier Larossi Abbala avait évoqué le message d’Abou Mohamed Al-Adnani. Le porte-parole du groupe Etat islamique (mort l’année dernière) avait enjoint les sbires de Daech à frapper les forces de l’ordre dans un message audio diffusé en septembre 2014 par Al Furqan, le média de l’EI, rappelle l’Obs:

«Levez-vous, monothéistes, et défendez votre État depuis votre lieu de résidence, où qu'il soit [...] Attaquez les soldats des tyrans, leurs forces de police et de sécurité, leurs services de renseignements et leurs collaborateurs.»

Après l’incident à Levallois, de nombreuses voix se sont élevées parmi les chercheurs et spécialistes contre Sentinelle. «C’est un véritable piège qui expose les personnels dans un contexte où les terroristes visent principalement les représentants de l’état. Et effectivement ils sont visibles en permanence dans les rues et cela en fait des cibles de premiers choix», a indiqué Jean-Charles Brisard, président du CAT, sur France Info.

 

L'opération sentinelle initiée après l’attentat de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher en janvier 2015 continue: 7.000 soldats sont aujourd’hui déployés dans les rues des grandes villes et jusqu’à 10.000 en cas d’attentat.

Des aimants?

Bénédicte Chéron, une chercheuse spécialiste des questions de défense, déclarait déjà dans Le Figaro l’année dernière que Sentinelle est un «“aimant à terroristes”, qui multiplie les cibles au lieu de répondre à la menace».

Le fait que l'opération Sentinelle soit déployée dans les grandes agglomérations est donc «susceptible d’intéresser les candidats terroristes», concède Jean-Marc Lafon, qui ne qualifierait pas le dispositif «d’aimant» pour autant:

«Il faut comprendre que les personnes qui passent à l’acte, on leur demande d’attaquer des occidentaux. Pas que des forces de l’ordre».

Certains représentants abondent dans ce sens. Pour le colonel Benoît Brulon, porte-parole de Sentinelle, «les militaires sont au milieu de la population. La cible des terroristes est évidemment de frapper la population». «Plutôt que des cibles, je pense que les militaires sont plutôt des remparts», déclarait-il à France Inter en mars. «Je ne pense pas que l'agresseur du Louvre avec sa machette, s'il n'avait pas croisé le chemin de la patrouille Sentinelle, serait rentré tranquillement chez lui.»

Là aussi, lors de cette attaque, il n’y avait pas que des militaires dans le secteur. La DGSI est à 300 mètres et une école juive est à quelques pas.

Et la volonté d’attaquer des forces de l’ordre ne date pas de la mise en place du dispositif Sentinelle. On peut même pointer que les premières victimes du terrorisme ces cinq dernières années sont également des militaires: en mars 2012, Mohamed Merah tue Imad Ibn Ziaten, puis de Mohamed Legouad et Abel Chennouf à Toulouse et Montauban avant d’attaquer l’école juive Ozar Hatorah. Le terroriste s’expliquait alors par une sorte de loi du Talion: «Tu tues mes frères, je te tue». En février 2015, ce sont trois militaires en patrouille qui avaient été agressés à l’arme blanche à Nice.

«Ce que Sentinelle a changé, c’est la multiplication des risques et la valorisation du symbole, note Romain Mielcarek sur son blog. Les nombreuses images diffusées par les autorités françaises pour insister sur le rôle des militaires dans la sécurité des Français vont désormais trouver leur pendant dans la propagande ennemie qui pourra afficher ces nouvelles images.»

Pour les soldats, les conditions semblent de plus en plus dures, soulignait Le Monde fin juillet. Certains des jeunes qui se sont engagés après les attentats en 2015 ont quitté leur régiment depuis.

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