Politique / France / Société

La politique est-elle une vocation?

Réflexions autour de la professionnalisation du politique.

PHILIPPE LOPEZ / AFP
PHILIPPE LOPEZ / AFP

Temps de lecture: 7 minutes

Depuis l'analyse magistrale de Max Weber dans Le Savant et le politique, l'étude des responsables politiques est devenue un classique de la sociologie. Vivant par et pour la politique, selon la formule célèbre de Weber, les hommes (et, bien plus tardivement, les femmes) politiques ont progressivement fait de leur activité une vocation (Beruf en allemand, dans le texte de Weber), sinon une profession ou un métier, alors même que l'exercice des fonctions politiques pour les notables traditionnels était complémentaire de leur activité principale (avocat ou médecin par exemple), comme l'avait expliqué Daniel Halévy dans son célèbre essai La Fin des notables.

Aujourd'hui, alors que la professionalisation du champ politique est volontiers critiquée par les citoyens, qui considèrent souvent que les responsables politiques ne doivent pas vivre uniquement de leurs activités d'élus, et tandis que les récentes élections législatives (les premières depuis la loi sur le non-cumul des mandats) ont témoigné d'un profond renouvellement du personnel parlementaire classique, où en est-on à ce sujet?

Trois ouvrages clés

 

C'est justement pour faire le point sur la question qu'il nous a semblé judicieux de recenser ici trois ouvrages, assez différents dans leurs approches et leurs terrains d'étude, qui ont le mérite d'approfondir le sujet de la professionnalisation de la politique. Réédition d'un ouvrage collectif initialement publié en 1999, La Profession politique. XIXe-XXIe siècles, sous la direction de Michel Offerlé, constitue une somme universitaire de référence sur le sujet, dans une perspective de long terme (deux siècles) et dans plusieurs pays (en France, bien sûr mais aussi aux États-Unis).

Davantage centré sur l'Assemblée nationale «sortante» (l'ouvrage a été publié juste avant les dernières élections législatives), le court essai Métier: député. Enquête sur la professionnalisation politique en France, de Julien Boelaert, Sébastien Michon et Étienne Ollion, offre un éclairage plus spécifique et statistique sur les députés de la législature 2012-2017, en termes de diversité sociale, économique et professionnelle.

Enfin, dans un registre journalistique et plus léger, voire parfois anecdotique, La République des apparatchiks de Jean-Baptise Forray propose une analyse des responsables politiques issus des sphères militantes, qui ont sciemment choisi la politique comme métier et vocation, tout simplement parce qu'ils n'en n'ont pas d'autres.

Perspectives longues

 

Vaste synthèse collective, l'ouvrage La Profession politique, sous la direction du sociologue et politiste et professeur à l'École normale supérieure Michel Offerlé, avait fait date en 1999 lors de sa première publication, dans la collection Socio-histoires que ce dernier dirige avec Gérard Noiriel, par la qualité de ses contributions et par le temps long de ses perspectives. Réédité cette année en format de poche, le livre a été a été augmenté d'une longue postface du directeur d'ouvrage, dans laquelle il revient en détail sur les évolutions politiques et épistémologiques sur la question de la professionnalisation de la vie politique au cours des dix-huit dernières années.

En s'appuyant notamment sur les acquis et les méthodes de la socio-histoire, dont Offerlé et Noiriel sont les principaux artisans, cette somme universitaire analyse, avec détails et par l'exemple, le processus long de professionnalisation politique en s'attardant notamment sur les représentations qu'ont citoyens, publicistes, sociologues et responsables politiques sur la composition du personnel ministériel, parlementaire et local et sur les effets de cette composition sur les formes de la représentation politique.

Depuis plusieurs décennies, en particulier, il n'est question que de crise de la représentation, avec son cortège d'affaires politico-financières, de corruption et de jeux partisans stériles, mais aussi d'une de fermeture d'une classe politique issue d'origines sociales et de modes de formation semblables et n'ayant bien souvent eu comme seul «métier» que la profession politique (député, sénateur, ministre ou élu local), alors que l'année 2017 est celle de la «modernisation» (voire sa «moralisation») de la vie publique avec l'affirmation de la «société civile», de la «diversité et du non-cumul des mandats» (depuis la loi de 2015) et, chose nouvelle à venir, dans le temps (limitation à trois mandats pour les principaux élus).

L'ouvrage sous la direction de Michel Offerlé, en particulier dans sa postface inédite, se fait précisément l'écho de ces enjeux très actuels, en démontrant notamment que les fonctions politiques sont depuis la deuxième moitié du XIXe siècle une profession d'un type particulier, encadrée par des règles imprécises, parfois déniée comme profession (sinon comme vocation) par leurs représentants eux-mêmes (qui pourtant, ne se pressent jamais pour rejoindre le monde professionnel), même si la spécialisation et la technicité de la décision politique ont rendu réelle et paticulièrement intéressante une professionnalisation de la politique, aussi diverse que controversée.

Sociologie politique

 

Le court essai Métier: député constitue quant à lui une scrupuleuse enquête, menée par trois chercheurs, au sujet du profil sociologique des députés de la législature 2012-2017 à l'Assemblée nationale. Après avoir retracé brièvement la généalogie de la «profession» (le terme pose justement problème) de député, brillamment analysé son activité (ou sa non-activité pour certains...) puis caractérisé avec force les mutations de son «capital politique» (publié aux éditions Raisons d'agir, le livre reprend logiquement à l'envi la terminologie bourdieusienne), Julien Boelaert, Sébastien Michon et Étienne Ollion concluent que la vraie question réside moins dans la professionnalisation de la fonction politique (dont la rémunération n'est d'ailleurs pas un scandale en soi «car si l'indemnité n'est en rien une condition suffisante de la démocratie, elle est une condition nécessaire d'un recrutement non ploutocratique») que de la vie politique dans son ensemble, collaborateurs et conseillers compris.

Et puisque ces derniers ont de plus en plus vocation à devenir eux-mêmes députés, selon une trajectoire qui ne rencontre jamais le monde économique «réel» du travail, il est patent dans l'analyse des trois universitaires que «davantage de personnes vivent d'une activité politique, que ce soit du fait de l'augmentation du nombre de mandats électifs, ou plus encore de celle des positions rémunérées autour des élus». En d'autres termes, pour reprendre la terminologie wébérienne, la part de ceux qui vivent «de la politique» a tendance à se dilater, alors même que les représentants continuent à vivre par et pour la politique.

Recyclage

 

Ce court ouvrage ayant été publié quelques semaines avant les élections législatives de juin 2017, il est intéressant de confronter les résultats de cette enquête sociologique au nouveau profil des députés élus ou réélus (seulement un quart des députés siégeaient lors de la précédente législature, ce qui constitue un record) ces derniers jours, majoritairement à la faveur d'une nouvelle vague politique, celle du mouvement de La République en marche revendiquant haut et fort sa faculté de «renouvellement» politique. Étienne Ollion s'est d'ailleurs fendu d'une analyse fine et détaillée dans le supplément Idées du Monde du 8 juillet dernier à propos de l'actualisation de son analyse partagée avec les deux autres co-auteurs de Métier: député.

Il ressort de cette confrontation à la nouvelle situation politique de l'Assemblée nationale que la féminisation des députés s'est largement accélérée (avec un taux record de 38%), mais que l'arrivée massive de la «société civile», si souvent vantée (chez les députés de la majorité comme chez les ministres), ne constitue en revanche pas toujours une réalité prégnante (le «recyclage» des anciens élus, notamment socialistes, étant assez frappant selon les circonscriptions), même si, globalement, cette inexpérience politique, certes à géométrie variable, va sans nul doute entraîner des tâtonnements assez inédits dans l'apprentissage du «métier» pour les nouveaux députés issus de la majorité présidentielle.

Devant tout ou presque à l'élection d'Emmanuel Macron à l'Elysée (comme le Premier ministre Édouard Philippe leur a signifié assez clairement lors de leur «séminaire de groupe»), ces «primo-députés» vont sans aucun doute modifier la sociologie du travail parlementaire dressé dans Métier: député lors de la législature précédente.

La montée des catégories intermédiaires

 

Il reste cependant que le profil socio-économique des nouveaux députés élus ou réélus en 2017 ne bouleverse pas fondamentalement le constat établi par les trois chercheurs pour la période 2012-2017, à savoir notamment le fait que si ceux-ci ne représentent toujours pas le pays dans sa diversité de classes (en particulier les classes sociales défavorisées), ils sont davantage issus des catégories socio-professionnelles intermédiaires que leurs ancêtres du XXe siècle, qui surreprésentaient les catégories sociales très élevées.

Cela est sans doute lié à la «banalisation» du «métier» de député au sein de la société (certes encore relative mais réelle), voire sa dépréciation dans le monde politique, notamment sous l'effet du non-cumul des mandats (qui s'est appliqué pour la première fois aux députés lors de ces dernières élections législatives), puisque n'exerçant plus de mandats exécutifs locaux (un nombre significatifs d'élus cumulards ayant d'ailleurs sciemment privilégié leur mandat local, plus à même de leur offrir de vraies responsabilités, du personnel et des budgets) et ayant par ailleurs peu de poids dans l'élaboration de la loi (avant tout d'initiative gouvernementale en France), ils courent le risque de n'être que des «godillots» d'une simple «chambre d'enregistrement».

Regard satirique

 

Dernier élément intéressant de cette problématique générale de la professionnalisation de la «vocation politique», la tendance à la fermeture du recrutement politique au seul univers qui gravite autour du métier politique lui-même. Cette réalité, qui s'est largement généralisée, d'ailleurs retracée par les deux premiers ouvrages, est largement illustrée dans l'essai du journaliste Jean-Baptiste Forray intitulé malicieusement La République des apparatchiks. Dans un registre beaucoup plus léger que les deux livres universitaires précédemment évoqués, cet essai écrit par un journaliste politique se veut à la fois une description et une satire de ces «professionnels de la profession», dont la carrière est tout entière tournée vers la vocation politique, avant même leur accès aux fonctions directement politiques.

Volontiers opposés aux «technos» qui peuplent les cabinets ministériels, les «apparatchiks» constituent ces militants ou ex-militants politiques, qui, dans le sillage d'un mentor, responsable ou chef de courant d'un parti politique, finissent par exercer eux-mêmes les fonctions politiques d'élu local, parlementaire ou membre du gouvernement. Ces trajectoires ont même tendance à se multiplier, dans l'esprit de Jean-Baptiste Forray, qui appuie sa démonstration (ou plutôt son catalogue) sur les profils de ces personnalités politiques bien connues (François Fillon, Manuel Valls, Benoît Hamon, François de Rugy...) qui n'ont jamais eu d'autre «métier» que la politique, qu'il s'agisse des postes qui gravitent autour de la politique (assistants parlementaire, collaborateur et conseiller ministériel...) ou des fonctions directement liée à l'exercice du pouvoir (député, ministre ou Premier ministre...).

En vase clos

 

Plutôt que le sacre de la méritocratie –qui se souvient que Claude Bartolone, élu par ses pairs président de l'Assemblée nationale en 2012, avait affirmé qu'il devait «à la République»... ce qu'en réalité il devait plus assurément à son parti–, cette «République des apparatchiks» est en creux le signe d'une «déconnexion» des élites politiques avec la réalité professionnelle des Français, aux yeux de l'auteur («À mille lieues de la vraie vie, ils n’ont, pour la plupart, jamais posé un orteil dans une entreprise ou une administration»), même si la vague récente des dernières élections législatives a été saluée par de nombreux médias comme l'arrivée de la «société civile» à l'Assemblée (ce qui, comme on l'a vu, peut être facilement relativisé cependant).

La généralisation de ces parcours, comme le remarque justement le journaliste, témoigne à n'en pas douter d'une communauté de responsables politiques vivant en vase clos, au sein de laquelle les manœuvres partisanes priment sur les engagements et pour qui le seul élément central des carrières est de continuer à vivre de et pour la politique.

Offrant des perspectives différentes, ces trois livres ont donc ce mérite d'actualiser l'intuition géniale de Max Weber et de réinterroger la pertinence de la «professionnalisation politique» aujourd'hui.

cover
-
/
cover

Liste de lecture