Économie / Culture

L'économie dans le judaïsme, entre narrations et prescriptions

L'Ancien testament (ou le Tanakh, en hébreu) brasse tous les aspects de la vie juive, de l'imaginaire à son quotidien. À la croisée de la culture et de l'existence concrète, de l'individu et du collectif, l'économie est un thème souvent abordé par les différents livres de la Bible hébraïque.

Lecture de la Torah. Photo de Roylindman via Wikimedia Creative Commons.
Lecture de la Torah. Photo de Roylindman via Wikimedia Creative Commons.

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Cet article est le deuxième volet d'une série en trois parties sur le rapport des grands monothéisme à l'économie. Pour relire notre article sur le catholicisme, cliquez ici.

L'histoire nous apprend qu'on trouve parmi les intellectuels juifs des accompagnateurs et théoriciens du capitalisme (pour n'en citer qu'un, Milton Friedman), comme des relais du du communisme, à commencer bien sûr par Karl Marx. Mais ces penseurs étaient plus ou moins marqués par la culture juive, en étaient même parfois notoirement émancipés, et des thématiques très modernes intervenaient dans leur réflexion.

Or, il s'avère qu'à la racine même du judaïsme, dans les textes qui l'ont fait, une même diversité est à l'œuvre au chapitre des échanges commerciaux et économiques. Le désir de dégager du livre sacré du judaïsme une doctrine économique claire et définie ne peut que rester insatisfait. La Bible hébraïque est trop grande, trop complexe, comporte bien trop de livres distincts pour qu'un système unique apparaisse, exempt de toute contradiction.

Job comme avertissement

Pourtant, les sujets de la fortune personnelle, des transactions ne sont pas absents du Tanakh, c'est-à-dire l'ensemble des livres bibliques que reconnaissent les juifs. Qu'ils fassent l'objet de prescriptions ou de narrations, argent et économie pénètrent largement le discours vétérotestamentaire. Le livre de Job, parmi les plus célèbres de l'Ancien Testament, le montre assez.

Il illustre également la mise à distance que la Bible encourage vis-à-vis de l'argent. Toute la richesse de Job –dont on dit qu'il détenait «un troupeau de sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses, et possédait un grand nombre de serviteurs» et dont on assure qu'il était l'homme «le plus riche de tous les fils de l'Orient», dans Job, 1:3– lui est bien peu de choses lorsque Dieu et Diable se mettent à se déchirer au-dessus de sa tête.

Certes, à la fin de ses épreuves, Job est récompensé de manière sonnante et trébuchante, ou plutôt meuglante: «Le Seigneur bénit la nouvelle situation de Job plus encore que l'ancienne. Job posséda quatorze mille moutons et six mille chameaux, mille paires de bœufs et mille ânesses. Il eût encore sept fils et trois filles» (Job, 42: 12). Mais cette fluctuation d'un extrême à l'autre indique bien qu'il ne s'agit pas ici de faire un trop grand cas d'une fortune aussi versatile.

Une forme de libéralisme

 

Le thème du revenu s'invite très tôt dans l'Ancien Testament. Dès la Genèse, il en est question. Sa source légitime est le travail individuel, laborieux. Si la perspective de gagner sa vie a un aspect aussi peu réjouissant, c'est pour une bonne raison. La première mention biblique du travail suit immédiatement la chute d'Adam et Eve en leur jardin d'Eden. Après s'être aperçu que ses deux créatures ne se sont pas tenus à son interdit et ont mangé du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal et les avoir confondues, Dieu s'adresse ainsi à Adam:

«C'est à la sueur de ton visage que tu gagneras ton pain, jusqu'à ce que tu retournes à la terre dont tu proviens; car tu es poussière, et à la poussière tu retourneras.» 

À sa première occurrence, le travail s'inscrit donc, bien loin de l'idée d'enrichissement personnel, dans la logique d'une économie de survie.

Mais cette contrition par le travail, et cette solitude vont prendre une résonance particulière dans la culture juive. Selon l'essayiste et économiste, Richard Sitbon, directeur au ministère du Trésor d'israël, dans son livre L'Économie selon la Bible, l'apport est décisif:

«Les juifs en faisant de chaque juif son propre rédempteur, l'auteur de son propre salut à chaque instant et en tout lieu, ont accentué les notions d'activité, de richesse et de travail.» 

Pour l'auteur, il faut voir dans cette dimension très personnelle de l'effort professionnel une définition du travail comme glorification de Dieu. Bientôt c'est une conception philosphique qui se dégage:

«Ce monothéisme porte en lui la fin du fatalisme et la découverte de l'individualisme de par le libre-arbitre qui lui est donné, l'homme est responsable de son destin et de ses actes, où l'action humaine prendrait toute sa place. (…) À l'homme, formé à l'image du Créateur, il est offert la liberté d'esprit de choix et celui-ci s'élève, par-delà même, au statut d'individualité souveraine», écrit encore Richard Sitbon.

Cette lecture souligne l'importance laissée à l'individu, et à travers lui à ce qu'on nommerait aujourd'hui le secteur privé, dans la Bible hébraïque. Cependant, il faut noter que le livre regorge de bornes posées autour du libéralisme économique afin d'en juguler les effets parfois dévastateurs pour certaines franges de la population et le tissu social.

Une éthique plus qu'un système

Les échanges eux-même sont particulièrement réglementés, les Écritures sont très strictes là-dessus (bien que, évidemment, les controverses soient nombreuses). «Si ton frère tombe dans la pauvreté et sous ta dépendance, tu le soutiendras comme s'il était un immigré ou un hôte, et il vivra avec toi. Ne tire de lui ni intérêt ni profit: tu craindras ton Dieu, et tu laisseras vivre ton frère avec toi. Tu ne lui prêteras pas de ton argent pour en tirer du profit ni de ta nourriture pour en percevoir des intérêts.» (Lévitique, 25: 35-37).

Si la pauvreté semble introduire une restriction, force est de constater que la pratique de l'intérêt n'est pas en odeur de sainteté. Le débat sur l'ampleur de l'interdiction de la pratique de l'intérêt est relancé dans l'un des livres qui succèdent au Lévitique. Des versets du Deutéronome confirment que l'intérêt est interdit envers un «frère», ou coreligionnaire, mais semblent ouvrir la porte à ce type de tractations vis-à-vis de l'«étranger». On relève notamment: «À un étranger, tu pourras prêter à intérêt, mais pas à ton frère, afin que le Seigneur ton Dieu te bénisse dans toutes tes entreprises sur la terre où tu vas entrer pour en prendre possession». (Deutéronome, 23: 21).

L'économiste Meir Tamari, qui fut entre autres maître de conférences à l'université de Bar Ilan, appelle à prendre son parti de ces polémiques et nuances infinies. Dans ses analyses, citées notamment par Richard Sitbon dans son ouvrage, il estime que «le judaïsme ne propose aucun système spécifique ou théorie économique» mais, en revanche, croit qu'on doit en tirer une éthique donnant quelques indices sur le comportement à adopter dans ce domaine. Cette éthique tient en six points.

Tout d'abord, le monde créé par Dieu se maintient par le travail. En conséquence, la pauvreté ne peut être un but spirituel et le désir d'accumuler des biens est un soutien de l'humanité. Ensuite, dans la mesure où les biens appartiennent à Dieu en dernier ressort, il faut intégrer les concepts de justice et de charité au sein des schémas économiques. Le troisième principe est que production et consommation relient l'Homme à Dieu et les hommes entre eux. Cette idée en entraîne une quatrième: puisque consommation et production sont des liens en même temps que des mécanismes économiques, il faut limiter le temps qui leur est consacré dans la vie de tout un chacun. L'accumulation de biens ne peut être une fin en soi.

Le cinquième principe est plus abstrait: si production et consommation sont aussi des liens sociaux, il faut lier la vie matérielle à l'idée du caractère sacré attribué à la matière elle-même. Le sixième principe s'approche alors d'une forme d'écologie politique: il est donc possible d'exploiter la nature mais il existe, au-delà, une absolue nécessité de la préserver, de ne pas en abuser.

Un pas de côté

Enfin, si cette éthique cherche à concilier le travail, la morale et l'économie privée, la culture juive est historiquement marquée par deux événements mentionnés par la Torah lors desquels toute idée de marché semble se dissoudre: le shabbat, le shemita. Tout d'abord, le shabbat, en plus d'appeler à la cessation de l'activité professionnel, a une valeur égalitaire, voire égalitariste très perceptible dans certains passages, comme ici avec cet extrait (5: 15) du Deutéronome:

«Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d'Égypte, et que le Seigneur ton Dieu t'en a fait sortir à main forte et à bras étendu. C'est pourquoi le Seigneur ton Dieu t'a ordonné de célébrer le jour du sabbat.»

Le shemita, qui est en quelque sorte le shabbat de la terre, s'affirme d'une importance cardinale dans la mesure où il est édicté à une époque où l'économie est bien entendu pour l'essentiel agraire. C'est dans le Lévitique (25: 4-6) qu'on en trouve l'expression aboutie. Il y est dit que pendant six ans le paysan pourra s'échiner sur son champ:

«Mais la septième année, ce sera un sabbat, un sabbat solennel pour la terre, un sabbat pour le Seigneur: tu n'ensemenceras pas ton champ, tu ne tailleras pas ta vigne (…). Ce que la terre aura fait pousser pendant ce repos sabbatique vous vous en nourirez toi et ta servante, et le salarié ou l'hôte qui réside chez toi.»

La fin du passage invite même à nouveau à l'égalitarisme et à un effacement des distinctions sociales.

Ces quelques exemples, majoritairement tirés de la Torah, contribuent tous à montrer que l'économie est l'un des soucis majeurs d'Écritures habitées par le désir de coller au plus près de la vie des hommes. On y voit une sorte de balancier à l'œuvre: le travail individuel, décrit comme laborieux, peut conduire à la fortune et celle-ci apparaît comme légitime, et il est difficile de voir dans ces extraits une invitation à une forme ou une autre de socialisme. Et pourtant, dans le même temps, la voix biblique appelle, rappelle la nécessité de faire un pas de côté écartant de tout marché pour mieux se recentrer sur l'Homme et son rapport au divin. Cette dichotomie ne risque pas de cesser de retenir l'attention des éxégètes.

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