Culture

La recette secrète des disques qui «vieillissent bien»

L'album «Sgt. Pepper» des Beatles a fêté ses cinquante ans cette année. «OK Computer», de Radiohead, ses vingt ans. Comment expliquer qu'ils n'aient pas pris une ride?

<a href="https://pixabay.com/fr/platine-de-vinyle-son-r%C3%A9tro-st%C3%A9r%C3%A9o-1328823/">l Une platine vinyle</a> | Egle_pe via Pixabay CC0 <a href="cr%C3%A9dit%20photo">Domaine public</a>
l Une platine vinyle | Egle_pe via Pixabay CC0 Domaine public

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La batterie binaire de Ringo Starr annonce les guitares incisives de McCartney. Un refrain indémodable succède à des orchestrations de fanfare. «Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band» s’écoute toujours, cinquante ans après sa sortie, comme l’introduction parfaite d’un album éponyme à la puissance intacte. L’influence de ce disque paru en 1967 est si forte dans l’histoire du rock que le magazine Rolling Stone l’a désigné meilleur album de tous les temps en 2003. Dans ses compositions, sa conception et sa production, le huitième album des Beatles coche toutes les cases d’un album «qui vieillit bien», selon une expression usée jusqu’à la moelle par les passionnés de musique, mais dont le sens réel est difficile à définir.

L’âge n’a pas davantage d’effet sur OK Computer, œuvre du groupe anglais Radiohead, qui fête ses vingt ans d’existence en 2017. De Glastonbury au Main Square Festival d’Arras, le groupe d’Oxford est vénéré par des centaines de milliers fans toujours plus transcendés quand les deux premières secondes de morceaux issus de leur troisième disque sont projetées à la foule. «Un disque qui vieillit bien, c’est un disque qui n’est pas inscrit et figé dans une époque, synthétise Azzedine Fall, critique aux Inrocks. Ces disques sont “hors du temps

Azzedine Fall fait partie des trois témoins à qui nous avons demandé de nous aider à comprendre la nature profonde des disques qui traversent les époques, avec le producteur Fred Pallem et le disquaire parisien Thomas Changeur. Ces trois faiseurs de réputation, chacun dans leur genre, décrivent une combinaison de quatre facteurs empruntés à la fois au génie créatif des artistes et à leur condition d’écoute.

1.Ces disques ne sont pas otages de leur époque

Le point commun des disques sans rides est de refuser de s’inscrire dans une époque. «Si le style des morceaux est trop rattaché à un courant, le risque de mal vieillir est plus important, poursuit Azzedine Fall. Il y a des albums très inscrits dans leur temps qui sont presque obsolètes maintenant». Il cite la surf music des années soixante (The Chantays, The Rivieras), le nu métal (Limp Bizkit, Ill Nino, Staind, Papa Roach) ou quelques productions de rap du début des années 90. «Un genre comme le rap vieillit très vite dans l’imaginaire des gens, juge Fred Pallem, arrangeur et compositeur qui a notamment travaillé avec des artistes comme Vanessa Paradis, Charles Aznavour, Sébastien Tellier, Julien Doré ou Émilie Simon. Mais les albums de Snoop Dogg d’il y a dix ans paraissent très vieux aujourd’hui.»

Le minuscule bureau de Thomas Changeur se trouve au fond de sa boutique peuplée d’innombrables vinyles, de toutes les époques et de tous les styles. L’homme est le responsable de la boutique La Fabrique Balades Sonores, avenue de Trudaine dans le IXe arrondissement de Paris. Au milieu de ces bacs en bois qui abritent des millions de minutes de musique, il assène: «Certes, un disque vieillit bien pour des raisons de production, mais aussi parce qu’il apporte quelque chose de novateur, quelque chose de juste, d’essentiel, de simple, qui touche par son essence et par sa charge émotionnelle».  «Il ne faut pas chercher à tout prix à coller avec le son du moment, souligne Fred Pallem. Généralement, ça vieillit très mal et met plus longtemps à revenir à la mode. Pour rester influent après sa sortie, il faut faire une oeuvre dans la sincérité, sans calcul.»

Dans ce registre, Sgt. Pepper est un exemple probablement unique dans l’histoire de la pop music. «C’est quelque chose qui n’avait jamais été fait auparavant, avance Fred Pallem. Les Beatles n’ont pas voulu faire une œuvre à la mode.» Débarrassé des contraintes de la scène, le son des Beatles bascule dans une inventivité sonore encore jamais atteinte en redéfinissant totalement le rôle du studio d’enregistrement. «Je me suis même demandé si ce n’était pas un petit peu prétentieux, si les gens étaient prêts pour ça, confessait George Martin, le producteur du groupe en 1992. Ça m’inquiétait un peu.» Le témoignage est issu d’un documentaire paru au moment des vingt-cinq ans de l’album, dans le coffret réédité par EMI pour les cinquante ans du disque.

 

 

Le voile du vintage n’a jamais atteint OK Computer, qui reste le sommet de la carrière de Radiohead, groupe reconnu pour sa capacité à durer sans rien céder à la facilité artistique. «L’album n’a pas pris une ride, estime Thomas Chargeur. Il a quelque chose d’inatteignable: un mélange de spontanéité, de naïveté et d’ambition.» Il se démarque par la production très personnelle de Nigel Godrich, capable d’alléger des morceaux d’une intensité rare. Elle justifie aujourd’hui une réédition, baptisée OKNOTOK, qui comprend des inédits et des extensions. Nigel Godrich n’est pas devenu pour rien l’un des producteurs les plus courus du monde. En 2005, le cerveau de Sgt. Pepper, Paul Mc Cartney, lui a confié les clefs de son meilleur album solo depuis les années 1970, Chaos and Creation in the Backyard.

 

 

Les Beatles et Radiohead n’ont pas le monopole de ce type de démarche. En 1973, les Pink Floyd agissent eux aussi sans calcul lorsqu’ils sortent The Dark Side of the Moon. Avec leurs guitares planantes, des boucles electro expérimentales, des mesures en déséquilibre, des chœurs sauvages et accessoirement une pochette iconique, ils ouvrent à leur tour les frontières du rock et influencent encore de jeunes artistes en 2017. Aucun des dix titres ne répète ce que le groupe faisait auparavant. «A aucun moment les Pink Floyd ne se sont dit qu’ils allaient faire un des albums les plus vendus de tous les temps», se marre Fred Pallem en référence aux 24,2 millions de vente.

Azzedine Fall cite spontanément Prince et Sign o’ the Time, sorti en 1987 comme autre exemple d’album qui ne vieillira jamais. «Quand tu l’écoutes aujourd’hui, si tu ne connais pas Prince, tu peux te dire que c’est un disque d’un groupe de Brooklyn qui est chroniqué sur Pitchfork, explique-t-il. Notamment le morceau titre. Il n’a pas pris une ride parce qu’il n’appartient à aucune époque. Le disque est rempli de boîtes à rythme, par exemple, avec des choses qu’on entendait très peu à l’époque. Il annonce la musique électronique, le rap.» 

2.Ils s’appuient sur des mélodies bouleversantes

Si les Beatles ou Radiohead parviennent toujours à toucher un public aussi large dix, vingt ou cinquante ans après la sortie de l’un de leurs albums, la puissance des mélodies écrites y est pour quelque chose. «Ce sont des mecs qui ont touché à quelque chose d’éternel, d’universel», poursuit Thomas Changeur. Fred Pallem: «Les compositions sont la force des chansons qui traversent le temps.»

«I read the news today, oh boy»...» En une phrase, quelques accords de guitare, une piano à la puissance formidable et la voix déchirée de John Lennon qui «donne des frissons dans le dos» (George Martin), «A Day In The Life» a aidé Sgt. Pepper à entrer dans l’histoire. Les «orgasmes sonores» de l’orchestration fascinent encore. La chanson a été élue meilleur morceau des Beatles dans le gargantuesque classement du magazine Vulture. «Lucy in sky with diamonds», «A little help from my friends», «Being for the benefit of Mr Kite», «She’s Leaving Home»…: pour un disque dont la mémoire s’est bâtie, à juste titre, sur la puissance de ses arrangements, Sgt. Pepper abrite des mélodies parmi les plus pures des Beatles. «Si Beethoven était encore de ce monde, il tiendrait cette magnifique phrase musicale en estime», proclamait George Martin en 1992 à propos du thème d’intro de Lucy in the sky with Diamonds.

Les mélodies d’OK Computer ne peuvent être interprétées par personne d’autre que Thom Yorke, le chanteur de Radiohead. Mais elles sont aussi le tissu qui permet d’assembler les différentes pièces du son inventé par le quintette d’Oxford en 1997. No Surprises, Karma Police, Exit Music, les aigus inouïs de Paranoid Android sont des mélodies qui restent pures et parfaites dans le plus simple appareil des versions acoustiques.

 

 

Le Pet Sounds des Beach Boys (1966) peut être classé dans cette avantageuse catégorie. C’est l’album avec lequel le groupe du génie Brian Wilson a essayé de soutenir la compétition avec les Beatles avant de s’estimer battu par KO par Sgt. Pepper. Il laisse à l’histoire du rock des mélodies divines comme celle de «God Only Knows», meilleure chanson de tous les temps selon… Paul McCartney. «Brian Wilson a à voir avec Mozart, Chopin ou Beethoven, a un jour assuré Neil Young. Sa musique durera éternellement.»

 

 

3.Ces disques doivent recevoir le temps de bien vieillir

S’il ne marque pas son temps, ou pire si sa sortie est un échec, un album n’est pas destiné à un futur brumeux. «Bien vieillir» deviendra sa marque de fabrique. «Les disques, c’est un peu comme le vin, ça n’arrête pas de tourner, compare Fred Pallem. Tu vas l’ouvrir aujourd’hui, tu vas te dire que la bouteille n’est pas terrible. Puis tu le goûtes à nouveau deux ans après et puis il est meilleur. C’est juste du ressenti. C’est complètement cyclique

La frontière paraît mince entre être ringard et être mythique, comme les Beatles en ont fait eux-même l’expérience dans les années 70, à l’époque où le rock progressif puis le punk se construisent contre leur héritage. D’une génération à une autre, en fonction des modes et des influences, un disque obtient une seconde jeunesse ou au contraire dépasse la date de péremption.

A ce sujet, les beatlemaniaques du monde entier se déchirent depuis des décennies sur le statut de Sgt Pepper, décrit par une partie d’entre eux comme moins intemporel que Revolver, l’Album Blanc ou Abbey Road, les albums «à guitare» du quatuor de Liverpool. L’argument est audible, même si chaque écoute de Sgt. Pepper a plutôt tendance à le fragiliser vu la modernité de l’approche.

«Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band» et «Ok Computer» à la boutique La Fabrique Balades Sonores

OK Computer, dans l’œuvre de Radiohead, reste le disque par rapport auquel chaque chaque nouvelle livraison de Radiohead est —consciemment ou non— évaluée. Son crédit est illimité. Les albums suivants du groupe d’Oxford ont été perçus soit comme de beaux témoignages de leur époque (Kid A et ses inspirations electro en 2000), soit comme des œuvres moins denses qu’OK Computer, parfois avec un certaine injustice probablement due à l’écrasante mémoire du chef d’œuvre de 1997 (Amnesiac en 2003, In Rainbows en 2007).

The Beatles et Radiohead ont bénéficié d’un succès public quasi instantané. Pas d’autres, dont les œuvres étaient manifestement conçues pour bien vieillir, tant leur jeunesse fut difficile. 1999. Dans la nuit, une voiture traverse un pont et s’engouffre sur une route mal éclairée. À l’intérieur, un groupe de jeunes, à peine la vingtaine, admire un ciel étoilé. Pour les accompagner, un titre en guitare voix, «Pink Moon», de Nick Drake. Sorti en 1972, il est ici utilisé dans cette pub pour la Volkswagen 4 Cabrio, dont le folk authentique est revenu dans l’air du temps.

 

 

A une époque où les guitares électriques de Deep Purple ou Led Zeppelin inondent les stations de radio, la folk du compositeur britannique, mort en 1976, ne trouve pas son public. Ses chansons, de plus en plus épurées, faute de moyens, au fil de ses trois albums (Five Leave Left, Bryther Layter et Pink Moon) ressuscitent deux générations plus tard dans la vague portée par Elliott Smith au début de nouveau millénaire. «C’était pile le moment pour ressortir Nick Drake», considère Fred Pallem.

En 1967, les Anglais The Zombies décident d’enregistrer un dernier album avant de se séparer, fatigués par des ventes d’albums de plus en plus basses. Odessey And Oracle sort finalement en 1968, quand le groupe n’existe plus. C’est d’abord un flop retentissant, avant que le temps ne réhabilite ce sommet de pop psychédélique à haute durabilité. L’ingénieur du son du disque n’est autre que Geoff Emerick… qui a fabriqué le son de Sgt. Pepper.

4.Si le message conserve toute sa fraîcheur

La force des textes est également un critère qui aide à marquer les consciences. «Il y a des disques qui vieillissent bien par le message qu’ils font passer, pour des raisons sociales et politiques, parce qu’ils dénoncent quelque chose», rappelle Thomas Changeur.

Les inquiétudes névrotiques que portent les textes d’OK Computer ne s’assècheront probablement pas avant que l’humanité ne sorte de l’ère numérique et de la consommation de masse. Ses thèmes, énumère Michel Delville, auteur du livre consacré au disque dans la collection Discogonie, sont «l’aliénation consumériste, l’emprisonnement idéologique et, de façon plus générale, le modèle orwellien du contrôle médiatique total de la pensée unique». Il enchaîne: «OK Computer explore l’impact de la technologie sur l’esprit humain, en insistant sur la jonction paradoxale des pulsions de mort et du désir de transcendance.» Toute ressemblance avec des sujets d’époque n’est pas exactement fortuite. Voire visionnaire. Le titre Paranoid Android («Androïde paranoiaque») renvoie directement aux questionnements de l’époque sur le pouvoir d’une intelligence artificielle.

Dans un registre quasi opposé, Sgt. Pepper est le disque qui a donné sa bande-son à l’Été de l’amour et à son insouciance. Elle sera bien vite fracassée par le mur de la réalité et les ravages de la drogue. Mais le disque regorge de chansons au message indémodable sur la solidarité, l’amour, l’accomplissement individuel et l’aspiration à la spiritualité.

En haut de la pile des disques à message, trône le What’s Going On de Marvin Gaye, album concept sur la condition noire aux Etats-Unis et sur un monde en manque d’unité, paru en 1971 contre toutes les indications du patron de Motown, Berry Gordy. Azzedine Fall se réfère, lui, une nouvelle fois à Prince et Sign o’ The Times: «Il est hors du temps aussi sur le plan politique, avec la charge incroyable des paroles». Au fil des 16 chansons qui composent l’album, l’Américain parle de pauvreté, de Sida ou d'inégalités. «Combien de routes un homme doit-il avoir empruntées avant de mériter d’être considéré comme un homme?» Ce texte, et quelques autres, ont mené Bob Dylan au prix Nobel de littérature.

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