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«Longtemps, j’ai eu tendance à faire comme les gens qui m’entouraient… jusqu’à ce que ça me rende fou»

Guy-Marcel a 21 ans, Gabriel 27. Guy-Marcel a parcouru plus de 6.000 kilomètres pour atteindre l’Europe: du «Petit gabonais», il est devenu le célèbre «Rasta», organisateur de soirées. En parallèle, Gabriel, un chanteur, change aussi de nom: de fille, il est devenu garçon.

Illustration : Lily La Fronde
Illustration : Lily La Fronde

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Tout l’été, Slate noue un partenariat avec «À ton âge», sur France Inter. Comment, à différents moments d’une vie, appréhende-t-on le rapport aux parents, à l’amour, au corps, aux origines ou à la liberté? C’est ce qu’explore l’émission de Caroline Gillet, tous les dimanches sur France Inter. Episode 3/ Deux histoires de métamorphoses... Guy-Marcel est arrivé en France à 17 ans et a changé de prénom. Comme Gabriel, un chanteur: né fille, il est devenu garçon.

Ils sont tous les deux nés dans les années 1990. A cette époque, une mer les sépare. Ils ont tous les deux grandi avec des légendes: celles de la télévision ou celles que l’on transmet de génération en génération. C’est une histoire de mystère: devient-on celui qu’on a toujours été ou celui qu’on a choisi d’être?

Ils ne se sont jamais rencontrés, mais tous les deux se sont transformés. Guy-Marcel et Gabriel sont deux garçons qui, en l’espace d’un an, se sont métamorphosés.

Un après-midi d’hiver, attablé, Guy-Marcel dévore une tarte aux pommes. Depuis qu’il est en France, il adore ça.

Guy-Marcel est un peu caméléon. A chaque étape de sa vie, un nouveau surnom. Il y a eu «le Petit Gabonais», «Bambino», «niño»... Le jour, dans son lycée professionnel en chaudronnerie, on l’appelle «l’homme de fer». La nuit, dans les soirées qu’il organise, il est devenu «Rasta». «À gare du Nord, tu demandes “Rasta de Panam sous Tropic”, c’est moi. J’ai un nom là-dedans.»

«Panam sous Tropic», c’est le nom acidulé des fêtes de Guy-Marcel. Dans un hangar à Choisy-le-Roi, il propose de la musique (zouk,  funana, hip-hop, coupé décalé…), un buffet gratuit et un concours de Snap. A la sortie, on le prend même en photo. Guy-Marcel est exigeant et respecté, les joggings sont interdits: tenue correcte exigée («soirée classe», précise-t-il).

Entre deux bouchées de tarte, une gorgée de lait: «En Espagne, il était très très bon». Il poursuit: «Personne ne connaît mon histoire.» Guy-Marcel a 21 ans et a vu le Gabon, l’Algérie, le Maroc, l’Espagne… et le pont de Gallieni, à Paris. Son périple pour rejoindre la capitale aura duré trois ans. Guy-Marcel n’a pas eu d’adolescence.

Je ne dis pas «Quand j'étais petite»

«Je fais attention, parfois, de ne pas me genrer. Par exemple, je ne dis pas “Quand j’étais petite”… mais plutôt “Pendant mon enfance”.» Adolescent, Gabriel, lui, n’était pas «lui» mais «elle». «Je fais un peu partie des gens qui détestent répondre à la question: tu viens d’où?» Il faut dire que Gabriel, Brésilien par sa mère, a beaucoup bougé. À Arles, à Saint-Etienne et à Compiègne où il a grandi, il regardait énormément la télé: «C’est comme ça que j’ai appris un tas de choses inutiles», dit-il.

Enfant, Guy-Marcel ne regardait pas Buffy contre les vampires comme Gabriel. Au Gabon où il est né, les légendes, c’était les Pygmées. «On dit qu’ils ont quatre yeux, ces gens-là.» Les Pygmées, raconte-t-il, savent quels sont les arbres qu’il ne faut pas toucher, comment attraper une tortue la nuit et savent aussi, mieux que personne, comment chasser les crocodiles: «Il faut tout faire pour les retourner, c’est la queue qui est la plus dangereuse.» De ses années de chasseur, Guy-Marcel a conservé un ongle, rangé dans une boîte, et la ténacité, aussi.

Son histoire reste une énigme. Guy-Marcel ne sait pas pourquoi il a été élevé par son oncle guérisseur, dans la région d’Oyem, au nord du Gabon. Il ne sait pas pourquoi non plus il n’avait pas le droit de manger de la viande et pourquoi, à l’âge de 13 ans, après le décès de son oncle, on l’a recouvert d’huile de «Magnanga» et envoyé à Port-Gentil auprès de sa mère. «On m’a dit que cela devenait trop dangereux.» C’est tout.

Guy-Marcel connaît le deuil: c’est à la mort de sa mère d’une maladie tenue secrète qu’il a décidé de rejoindre la France. Sur le chemin pour l’Algérie, il a perdu un ami dans le désert. Guy-Marcel connaît aussi la douleur: il a vu un copain de fortune se faire amputer lorsque sa jambe, blessée, s’était recouverte de vers.

Sept fois, Guy-Marcel a tenté de franchir la grande barrière de barbelés de Melilla, forteresse de l’Europe.

«La barrière ressemble à un monstre. Les gens se battent. C’était la guerre. J’avais le sentiment que j’allais mourir. Quand tu tombes dans le trou, tu ne peux pas ressortir.»

Une nuit, Guy-Marcel a reçu une balle dans le bras, «la plus grande douleur que j’ai jamais eu». Il se rappelle que c’est un Camerounais qui l’a sauvé et porté. «Il m’a dit: Maintenant, tu es un lion. Tu n’auras plus peur de la Grande Barrière. Et il avait raison.»

Guy-Marcel a dû attendre quatre mois pour retrouver la mobilité de son bras. Dans la forêt marocaine, il a serré les dents. «À chaque fois que tu grandis, il faut devenir plus sage», retient-il de sa mère.  Il ne pourra jamais, non plus, oublier une date: le 28 février 2014 à 3 heures du matin, il a posé le pied sur le sol européen.

A présent dans sa famille d'accueil, Guy-Marcel s’est fixé de nouveaux objectifs: décrocher son diplôme, son permis de conduire et avoir «son propre appartement». L’émancipation, en somme.

«C'était la vie des garçons que je voulais. Leur liberté à eux»

Dans le XXe arrondissement de Paris, Gabriel a emménagé dans un studio tout neuf. Confort moderne, rien que pour lui. Gabriel a 27 ans. Il est chanteur. «Je n’ai jamais eu une salle de bain aussi design. Avant, je vivais dans un appartement, dans la crasse des anciens locataires.» Ici, la peinture est encore fraîche: «J’avais l’impression d’être un animal, j’ai tellement gagné en dignité.»

Gabriel dit que s'asseoir en tailleur, c’est la position de la confidence. Alors il se livre: «Longtemps j’ai eu tendance à faire comme les gens qui m’entouraient…. Jusqu’à ce que ça me rende fou!» Il se souvient qu’à trois ans, il avait demandé à ce qu’on l’appelle Thomas, réclamé une coupe au bol, et la nuit priait très fort pour se réveiller avec un zizi. «C'était la vie des garçons que je voulais. Leur liberté à eux. Je voulais jouer au foot.» Puis Gabriel a grandi. Il a été une fille qui aimait les filles. Il a voyagé et créé différents groupes de musiques.  Il a été aimé: par une Jennifer, qui l’appelait «Bibu», et par la cousine de sa copine Charlotte... Par un transexuel polonais et par une Brésilienne, skateuse, cuisinière et tatouée.

Au Brésil, justement, royaume des corps dénudés sur des plages ensoleillés, Gabriel a eu un gros, gros coup de cafard.

«J’ai commencé à comprendre qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas chez moi. Je ne me suis jamais senti conforme. Je n’ai jamais appartenu aux garçons. Jamais appartenu aux filles. J’ai toujours été complexé(e) par ma pilosité et mon poids. J’avais l’impression d’être à côté de mon corps. Là, je me sens dedans. Maintenant j’arrive à me trouver beau. Mais j’ai vraiment jamais réussi à me sentir belle. Je n’ai jamais été libre avec mon corps. Je n’ai jamais fait de sport, jamais aimé la plage ou la piscine… J’ai toujours dansé les yeux fermés, par exemple.»

Alors, il a décidé de changer. Gabriel est devenu Gabriel. De fille, il est passé garçon. «J’ai choisi un prénom mixte et joli. J’ai un joli prénom mixte. Après, les gens mettent autant de “l” qu’ils veulent… Si j’avais choisi Robert, ils auraient trouvé ça bizarre, et il aurait fallu expliquer. Or, j’ai pas envie d’être perpétuellement dans la pédagogie.»

Pourtant il a tout de même fallu entreprendre son coming out... Il a commencé par modifier son nom sur Facebook et informer ses proches. C’était le soir du Nouvel an, avec une méthode: «J’ai toujours pensé que si tu as une annonce tu peux choisir de présenter cela comme une bonne nouvelle ou un problème. Si je présente ça comme quelque chose de génial, la personne ne peut pas me dire: “Oh, quel est cet horrible monstre?” Les gens sont obligés de compatir, sinon t’es un rabat-joie, c’est très mal vu.»

Selon Gabriel, «c’est juste une autre vie. Toutes les vies sont extraordinaires, donc tout est normal».

La première fois qu'il a acheté un binder (cette brassière qui compresse la poitrine), il s’est senti libéré. Il ironise: «Les gens ne se rendent pas compte que les seins, ça prend énormément de place.» L’humour sauve un homme, paraît-il.

Dans son groupe, Gabriel joue de la guitare et chante. Avec sa voix. Sa voix d’avant. Aujourd’hui, il hésite à prendre des hormones pour parfaire sa métamorphose et entamer sa mue. Le traitement changera définitivement son timbre, sans retour possible. «C’est un élément tellement important de l’identité. Les gens ne me reconnaîtront plus au téléphone.»

Pour l’instant, il utilise d’autres moyens pour se masculiniser. Il a fallu observer et apprendre. «J’ai tendance encore à faire la bise alors que les garçons serrent la main.»

«J’ai vu qu’ici tout le monde faisait des bises»

La métamorphose de Guy-Marcel est aussi une histoire de bises. Il dit qu’il a beaucoup imité les gens qui l’entourent. «Maintenant, je sais comment vivre dans une famille française. Comment parler. Comment se comporter. J’ai vu qu’ici tout le monde faisait des bises. Au Gabon, ce n’est pas comme ça.» Alors, Guy-Marcel s’est mis aux bises, comme d’autres apprennent une langue étrangère. Il n’aimait pas ça, maintenant si.

Pourtant, sa mère d’accueil note qu’il sourit moins.

Guy-Marcel a découvert le monde du travail. Il est en stage dans un atelier en banlieue parisienne où il fabrique des équipements pour les ports de plaisance: «C’est bruyant, il y a des odeurs et de la poussière. On n’a pas toujours la banane. Faut savoir ce qu’on veut pour être là-dedans. Moi, je sais ce que je veux.» Depuis qu’il est enfant, il n’a qu’un rêve: «Devenir scaphandrier soudeur!» Soirées tropicales ou pas, Guy-Marcel ne pense qu’à la soudure marine.

Guy-Marcel répète souvent qu’il a «trouvé» une place pour lui en France. Gabriel, lui, sent qu’avec son changement de genre, il va pouvoir entreprendre de nouvelles choses. Il n’est plus au bord d’un précipice mais devant une myriade de chemins: «Maintenant, je peux toquer à la porte du monde.»

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