France

Avec la loi antiterroriste, le passage à une société de la suspicion

Adopté en procédure accélérée au Sénat ce mercredi 19 juillet, le nouveau projet de loi anti-terroriste marque une rupture avec l'État de droit en donnant davantage de pouvoir à l'exécutif.

Des policiers anti-émeutes en patrouille sur l'avenue des Champs-Élysées. Paris. 19 juin 2017 | Alain Joacard / AFP
Des policiers anti-émeutes en patrouille sur l'avenue des Champs-Élysées. Paris. 19 juin 2017 | Alain Joacard / AFP

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Le projet de loi antiterroriste qui pérennise dans le droit commun certaines mesures de l'état d'urgence –qu'il est censé remplacer à partir du 1er novembre–, sera débattu au mois d'octobre à l'Assemblée nationale. Pour garantir les libertés individuelles, la chambre haute a apporté certains amendements à ce projet voulu par le gouvernement. Il s'agit, entre autres, de limiter, au 31 décembre 2021, l'application des dispositions permettant de prendre des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, ce qui n'existait pas dans le texte initial. Mais aussi d'évaluer, chaque année, l'utilité de ces nouvelles dispositions.

Ces modifications sont-elles subsentielles? Les amendements sont jugés insignifiants par le Syndicat de la magistrature. D'après Katia Dubreuil, juge d'instruction et secrétaire nationale du syndicat, l'esprit de ce projet de loi, qui modifie durablement les équilibres en matière de protection des libertés, est resté intact. Il accorde à la police administrative des pouvoirs de restriction des libertés individuelles à travers des assignations à résidence –rebaptisées pudiquement surveillance–, des contrôles administratifs permanents et la définition de périmètres de sécurité, etc.

«Ces pouvoirs, souligne-t-elle, sont dévolus dans un État de droit à un juge indépendant du pouvoir exécutif. Le juge prend le plus souvent sa décision sur la base d’une procédure obéissant à un certain nombre de règles protectrices des libertés: notion du contradictoire, procès verbaux signés et datés avec des informations sourcées. Avec la nouvelle loi, ces pouvoirs sont transférés aux autorités administratives dont le préfet. Pour éviter que le Conseil constitutionnel ne se prononce contre ces dispositions, l'exécutif a vite fait de rajouter dans le texte l'accord préalable d'un juge pour les perquisitions, les assignations. Ce qui est cynique dans la mesure où ce dernier n'aura essentiellement, comme élément d'appréciation, que les dossiers des services du renseignement qui utilisent des méthodes extrêmement intrusives et dont le juge ne peut pas vérifier les sources.»

Une société de la suspicion

De fait, selon Mireille Delmas-Marty, juriste et professeur au Collège de France, cette loi marque un tournant décisif dans l'anthropologie du droit français, écrit-elle dans Libération:

«On passe d'une société de responsabilité à celle de la suspicion avec le risque de ne plus protéger les citoyens contre l'arbitraire. L'extension de la punition au stade de la prévention, voire à la précaution quand le risque n’est pas avéré, invite non seulement à remonter de plus en plus loin en amont de l’acte criminel mais encore à affaiblir la garantie judiciaire.»

On a pu constater début 2017 les prémices de cette société de suspicion: le seul fait de consulter de manière «habituelle» des sites djihadistes sur internet peut constituer un délit sans que l'on ne puisse déduire réellement l'intentionnalité de se radicaliser. Pour les opposants à ce projet de loi, le code pénal et le code de procédure pénal fournissaient déjà tous les instruments nécessaires à la prévention et à la lutte contre le terrorisme. Selon eux, la particularité des nouvelles mesures inscrites dans le droit commun réside dans le fait que des citoyens, contre qui on n'a aucun indice grave et concordant, pourraient se retrouver dans le collimateur de l'administration sur la base d'un simple soupçon. Nicolas Krameyer, porte-parole d'Amnesty international France, le déplore:

«Il faut savoir que, dans le droit français, l’intention pouvait donner lieu à des poursuites si le juge disposait d'éléments de preuves solides. Mais ce qui est gravissime avec ce nouveau projet de loi, c'est que certaines notions restent floues. Alors, on va se retrouver à s'attaquer à des gens parce qu'ils ont exprimé des opinions que l'on juge choquantes ou parce qu'ils ont dans leur entourage quelqu'un qui est considéré comme potentiellement dangereux, sans être sûr que ces gens présentent des signes avant-coureurs d’un début de radicalisation. Il s'agit là de mesures attentatoires à la liberté.»

Selon la juge Katia Dubreuil, l'idée qui consiste à dire qu'on serait plus efficace avec les procédures administratives est fausse. D'autant qu'aucune disposition ne permet de se prémunir de façon certaine contre les actes terroristes:

«On l’a vu avec les attentats commis sous l'état d’urgence. Le problème est que nous avons un pouvoir politique qui n'assume pas de dire clairement aux Français qu’on n'a pas besoin de plus de dispositions dans la loi pour les protéger des risques terroristes.»

Plus inquiétant, ces nouvelles mesures font totalement basculer toute la société dans un état de suspicion permanent. Patrick Weil, politiste et directeur de recherche au CNRS, est formel:

«Cette situation est l'un des signes de l’état fiévreux et malade de la démocratie française. Des pays voisins tels que l'Allemagne, la Belgique et le Royaume-Uni ont connu des attentats mais n’ont pas décrété pour autant l'état d’urgence, ni intégré de lois spéciales dans leurs droits communs. Du reste, l'ancien ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas a lui-même indiqué que l’état d’urgence ne servait plus à rien. Nous assistons donc à une déviation de notre régime démocratique par l’intégration de toutes ces dispositions d’exception dans la loi ordinaire.»

Au-delà de l'état d'urgence ou de la transposition de certaines de ses dispositions dans le droit commun, le politiste pointe du doigt le bafouement des traditions démocratiques et républicaines à tous les niveaux. Dans un entretien paru dans La Revue des Droits de l'Homme et intitulé «Quand le nouveau pouvoir empaume les Français. Ou de la violation sans précédent de l'article 16 de la déclaration des droits de l'Homme et du citoyen», il fait le constat suivant :

«La particularité française, ce n'est pas d'avoir des partis politiques de gauche et de droite, des syndicats, des journaux, des débats. C'est que le monopole du pouvoir d'État, a été assuré indirectement jusqu'à aujourd'hui, directement maintenant par une seule formation intellectuelle pour le moins contestable. On est arrivé là jusqu'à l'extrême d'un pouvoir.»

Le mythe du tout-sécuritaire

Pour le gouvernement, la menace terroriste est très prégnante et il faut adapter les dispositifs juridiques pour pouvoir la contrer. Le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb l'a encore rappelé en présentant le projet de loi à l'Assemblée ce 19 juillet: «La menace terroriste est toujours là.» «C'est le mythe selon lequel l'exercice des libertés individuelles est incompatible avec la sécurité», analyse Nicolas Krameyer. Depuis le début des années 2000, l'idée s'est rapidement imposée que la nécessité de lutter contre le terrorisme pouvait exiger de recourir à des moyens exceptionnels, quitte à apporter d'importantes limitations aux droits et libertés individuels. Dans son article «La tendance sécuritaire de la lutte contre le terrorisme», la juriste Mariel Garrigos-Kerjan, précise bien cette pensée:

«Au fil des ans et des adaptations successives du droit à l'évolution de la menace terroriste, un dispositif procédural dérogatoire aux règles du droit commun a été mis en place. Les attentats de New york du 11 septembre 2001, ceux de Madrid du 11 mars 2004, ou encore ceux de Londres du 7 juillet 2005 sont apparus comme autant d'occasion de souligner les nouvelles dimensions prises par la menace terroriste et par là même de confirmer cette idée que les sociétés démocratiques n'ont sans doute d'autres choix que celui d'être moins démocratiques pour le combattre.»

Dès lors, cela s'est traduit en pratique par un renforcement lent mais progressif des pouvoirs de l'autorité exécutive comme le renseignement et la police administrative. On a pu percevoir cette tendance avec l'adoption de la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne et plus tard celle du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure. Cette dernière a accru le pouvoir des gendarmes et des policiers dans la répression des «nouvelles formes de délinquances». À la seule différence que l'autorité du pouvoir judiciaire n'était pas remise en cause, comme on le voit actuellement. «Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le nouveau projet de loi n’est pas une rupture, avec les principes de l'État de droit, qui viendrait de nulle part, explique Katia Dubreuil. Il accélère simplement de manière brûtale cette rupture.»

«C'est une continuité édulcorée de l'état d'urgence et des lois du 13 novembre 2014 relative à la lutte contre le terrorisme et du 24 juillet 2015 relative au renseignement. La tendance est de donner plus de pouvoirs aux autorités administratives en élargissant le champ de personnes susceptibles d'être touchées par les mesures», ajoute pour sa part Nicolas Krameyer.

Des mesures contre-productives

Toutefois, cette volonté de remettre en cause les libertés fondamentales en concentrant les pouvoirs entre les mains de l'autorité administrative se révèle contre-productive dans la pratique, selon le porte parole d'Amnesty international:

«On a fait ce constat au temps fort de l'état d'urgence où les forces de l’ordre, de police, de renseignement et la justice étaient épuisées parce que dispercées. Avec le spectre de la suspicion, elles vont se mettre à suivre énormément de pistes qui vont se révéler, à la fin, fausses pour la plupart d'entre elles. Sur les 4.000 perquisitions administratives effectuées au début de l'état d'urgence, moins d'une quarantaine étaient en lien avec le terrorisme.»

Mireille Delmas-Marty abonde dans ce sens lorsqu'elle indique qu'il n'est «ni légitime ni efficace de remplacer l'état d'urgence, mesure d'exception temporaire, par une contamination permanente du système pénal avec le risque de tendre vers un despotisme doux».

De fait, cette mutation en douceur de la société remet en cause le principe même de la séparation des pouvoirs. Alors que de vraies limites devraient être posées à l'extension des procédures dérogatoires pour éviter les dérives autoritaires de l'exécutif, Patrick Weil estime que la seule façon de lutter durablement et efficacement contre le terrorisme, c’est de redonner confiance à la société. «Les citoyens doivent se sentir bien comme citoyens pour agir par eux-mêmes contre ce danger. Les institutions de la République [armée, justice, parlement…] doivent avoir confiance dans le pouvoir exécutif.» Toute autre voie serait inutile, avertit Nicolas Krameyer, parce que «lorsqu'on cède sa liberté pour avoir la sécurité, on ne mérite ni l’une ni l’autre. Mais surtout on n'a ni l’une ni l’autre».

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