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Mise à jour: ce 19 juillet, l'Est républicain publie en exclusivité une lettre du juge Lambert: avant de se donner la mort, le 11 juillet dernier, l’ex-magistrat avait rédigé quatre lettres-testament dont une pour un journaliste de l'Est Républicain, Christophe Gobin. Dedans, Jean-Michel Lambert affirmait notamment:
«Je proclame une dernière fois que Bernard LAROCHE est innocent. (...)
Car, dès novembre 1984, j’ai pu démontrer que si Murielle BOLLE n’était pas dans le car de ramassage scolaire, ce n’était pas le mardi 16 octobre mais le mardi 23 octobre, semaine où elle est rentrée chez elle à cause de la grippe. Les preuves sont au dossier (registre du collège et surtout témoignage du chauffeur de car, Monsieur GALMICHE, que j’ai piégé après la remise d’un certificat médical, je crois par la mère de Murielle BOLLE, et les auditions d’autres collégiennes qui avaient parfois des repères précis mais qui se sont pourtant trompées d’une semaine). (...)
Les événements depuis juin dernier sont voués normalement à l’échec. Et pour cause… Pour ne pas perdre la face, on cherchera alors un bouc émissaire. »
Mercredi 28 juin, Murielle Bolle, 48 ans, était interpellée à son domicile de Granges-sur-Vologne. Trente-deux ans après les faits, la quadragénaire qui s'était murée dans le silence après des déclarations fracassantes quinze jours après la mort de Grégory Villemin, ramène sur le devant de la scène le défunt Bernard Laroche, abattu par son cousin, Jean-Marie Villemin, père de Grégory, le 29 mars 1985 après avoir été inculpé du meurtre de l'enfant.
Bernard Laroche est né le 23 mars 1955 à Epinal. Sa mère Thérèse meurt en couches: il sera élevé par son père et par ses tantes, au rang desquelles Monique Villemin, née Jacob. Il s'agit de la mère de Jean-Marie Villemin, la grand-mère de Grégory. Au coeur de la fratrie Villemin, Bernard Laroche s'entend à merveille avec Michel, l'un des frères de Jean-Marie. Bernard Laroche était «un ami, mais surtout un cousin. Nous avions le même âge. On se connaît depuis notre enfance», confiait Michel Villemin lors d'une interview accordée à l'Est Républicain en janvier 2010.
L'épreuve des dictées
Le 16 octobre 1984, alors que Grégory vient d'être tué, Michel Villemin dit avoir reçu un appel anonyme d'un corbeau revendiquant le crime. «Je me suis vengé. J'ai pris le fils du chef et je l'ai mis dans la rivière». Il est 17h32. Le corps du petit Grégory sera découvert, pieds et poings liés, dans la Vologne, à 21h15. Selon les parents de l'enfant, la voix de l'appel anonyme est la même que celle qui les harcèle depuis des mois.
Le lendemain du crime, Jean-Marie Villemin reçoit, à son tour, une lettre anonyme. Elle a été postée la veille, avant 17h15, à la Poste de Lépanges-sur-Vologne. «J'espère que tu mourras de chagrin, le chef. Ce n'est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance, pauvre con».
Les gendarmes s'attellent immédiatement à la tâche d'identifier le corbeau. Près de 140 personnes, des membres de la familles ou des proches, sont soumis à l'épreuve des dictées. Le corbeau se trahira peut-être par son écriture. Le 30 octobre 1984, l'expert en écriture qui a analysé les dictées ainsi qu'une graphologues confient les premiers résultats de leur travail aux gendarmes. Il est encore trop tôt pour en être certain, mais, selon eux, le corbeau pourrait être Bernard Laroche.
Jalousies
Bernard Laroche, cousin de Jean-Marie Villemin, est alors âgé de 29 ans. C'est un grand gars costaud qui porte une moustache, des favoris et que l'on appelle Popov. Il est contremaître dans l'entreprise de tissage, Ancel-Seitz de Granges-sur-Vologne. S'il est proche de son cousin Michel, il n'en va pas de même avec Jean-Marie Villemin, le frère de Michel. Bernard Laroche nourrit à l'égard de son cousin Jean-Marie une jalousie féroce autant que Michel se sent le rebut de la famille, notamment pour ses problèmes d'illetrisme.
Le parcours professionnel de Bernard est outrageusement laborieux comparé à celui de Jean-Marie qui, à 26 ans, sans diplômes, est nommé contremaître à l'usine Autocoussin. Bernard Laroche, ancien délégué CGT, devra attendre six ans avant de monter en grade en septembre 1986. Jean-Marie Villemin, celui que l'on appelle «le chef» et son épouse Christine ont fait construire un pavillon à Lepanges-sur-Vologne. Dès lors, ils sont devenus la cible de la malveillance du corbeau.
L'alibi et l'audition de Murielle Bolle
Le 31 octobre, sans attendre confirmation des analyses en écriture, les gendarmes interpellent Bernard Laroche et son épouse. Le couple a un alibi: Bernard Laroche regardait la télé chez sa tante Louisette, tandis que Marie-Ange Laroche est en poste dans l'usine textile de Gerardmer où elle est ouvrière. Les époux Laroche sont libérés le lendemain de leur interpellation.
Des similitudes confondantes entre l'écriture de Brernard Laroche et celle du corbeau, la jalousie comme mobile, les gendarmes ont une conviction qu'un alibi fait flancher. Jusqu'à l'audition de la jeune belle sœur de Laroche, Murielle Bolle.
Le 2 novembre 1984, âgée de 15 ans, Murielle Bolle est entendue par les gendarmes. Elle déclare avoir été prise en voiture par son beau-frère, le 16 octobre 1984, en sortant du lycée. Selon elle, son oncle se serait arrêté devant chez Jean-Marie et Christine Villemin dont il serait revenu avec un enfant. Il se serait à nouveau arrêté, serait descendu avec l'enfant et revenu seul.
Murielle Bolle et Marie-Ange Laroche au tribunal de Dijon en 1986 | ERIC FEFERBERG / AFP
«Bernard est innocent»
L'étau se referme alors sur celui que les enquêteurs tiennent pour le suspect numéro 1. Bernard Laroche est interpellé le 5 novembre à son travail. Inculpé du meurtre de Grégory Villemin, il est incarcéré. Mais Murielle Bolle, qui vient de passer le week-end en famille se rétracte. La jeune femme qui vit sous le toit de Bernard Laroche et de sa grande sœur Marie-Ange, dit avoir menti. «Non, j'étais pas dans la voiture de Bernard. J'ai jamais été sur Lépanges, ni Docelles. Bernard est innocent. Mon beau-frère il est innocent».
Comment un tel revirement est-il possible? La jeune femme qui avait pourtant confirmé ses dires dans le bureau du juge Lambert le 5 novembre, innocente désormais son beau-frère. Elle explique avoir subi des pressions de la part des gendarmes qui auraient menacé de l'envoyer «en maison de correction».
Incarcéré, Bernard Laroche, fait appel à deux avocats. L'un spinalien, Me Gérard Welzer, l'autre parisien, Me Paul Prompt, connu pour sa proximité avec la CGT. Les conseils de Laroche demandent sa remise en liberté. En vain. Le meurtre de Grégory n'est peut-être pas l'oeuvre d'un seul homme, et il pourrait, hors de sa cellule, subir des pressions. Par ailleurs, il est préférable de le maintenir en détention ne serait-ce que pour assurer sa propre sécurité, d'autant qu'il reste inculpé à ce stade de l'enquête.
Entre temps, le juge d'instruction s'oriente vers une nouvelle piste: celle de l'infanticide. Christine Villemin, soupçonnée d'être le corbeau parce que quatre de ses collègues disent l'avoir vue poster une lettre depuis une boîte aux lettres de Lépanges, le 16 octobre, se retrouve dans la ligne de mire des enquêteurs. Cela explique sans doute le fait que, bien que le parquet s'y oppose, Bernard Laroche est libéré le 4 février 1985, après trois mois d'incarcération.
«Laroche n'a pas à avoir peur de moi»
Sans protection particulière, «Bernard Laroche recommence à travailler. Il recommence une vie normale», commente, lors de son retour à l'usine sous l'oeil des caméras, son patron, Jean-René Videau. «Connaissant Bernard Laroche, il y avait une improbabilité pour qu'il soit coupable de ce qu'on lui reproche», ajoutera-t-il.
Une conviction que Jean-Marie Villemin, dont l'épouse est désormais dans la tourmente, ne partage pas. Les aveux de Murielle Bolle, quand bien même fussent-ils reniés, sont pour lui la preuve accablante de la culpabilité. «Laroche n'a pas à avoir peur de moi. Si je dois le rencontrer un de ces jours, il ne faudra pas me demander de lui faire un grand sourire mais, personnellement, je ne lui ferai pas de mal», déclarait Jean-Marie Villemin trois jours après la remise en liberté de son cousin.
Le 30 octobre 1985, reconstitution du meurtre de Grégory Villemin. On voit notamment le juge Jean-Michel Lambert | PATRICK HERTZOG / AFP
Et pourtant… le 29 mars 1985. «J'avais été chercher Bernard au travail. J'avais appris que j'étais enceinte de mon deuxième gamin. Il était content. Il me disait: "J'espère que ce sera une fille"!», se souvient sa veuve, Marie-Ange Laroche, dans un entretien accordé à Dominique Rizet, en octobre 2014. Tandis que le couple arrive dans la cour de leur chalet – une maison qu'ils ont fait construire sur les hauteurs d'Aumontzey, au lieu-dit «le Bois creux», après que Bernard a hérité d'un terrain à la mort de son père–, Jean-Marie Villemin surgit. Il est armé d'un fusil. «Bernard lui a dit: "J'te jure, j'te comprends Jean-Marie, mais ce n'est pas moi qui a tué ton gosse!"», rapporte Marie-Ange Laroche. Jean-Marie Villemin lui aurait, selon elle, répondu: «C'est de ta faute s'ils sont tous sur Christine!». Avant de tirer.
Bernard Laroche s'effondre devant son garage. Sous les yeux de son épouse et de son fils, Sebastien, âgé de 4 ans. Une heure plus tard, Jean-Marie Villemin se livre à la police. Inculpé du meurtre de Bernard Laroche, il est incarcéré à la prison de Saverne. Le 22 juillet 1986, il est renvoyé devant la cour d'assises. Libéré et placé sous contrôle judiciaire, assigné à résidence dans l'Essonne, le père de Grégory est jugé par la cour d'assises de Dijon qui le condamne, le 16 décembre 1993 à une peine de 5 ans d'emprisonnement dont un avec sursis. L'épouse de Bernard Laroche a, de son côté, obtenu une indemnisation de la part de l’État qui n'a pas su protéger son époux.
Une plaie rouverte
«C'est très très difficile depuis que j'ai entendu qu'ils revenaient sur Bernard. C'est très dur. C'est une plaie qui s'est rouverte», confiait la veuve à l'Est Républicain le 9 juillet dernier, tandis que sa petite sœur venait d'être mise en examen et incarcérée. La justice cherche à savoir ce qui a pu pousser Murielle Bolle à se rétracter sur les premières déclarations mettant en cause son beau-frère.
Elle aurait pu continuer à s'enfermer dans le mutisme mais voilà qu'un cousin s'est manifesté. Il affirme avoir été témoins d'une giffle assénée par Marie-Ange Laroche à sa petite sœur dans le but de lui faire retirer les propos qu'elle a tenus en garde à vue. Murielle Bolle «était en train de se faire massacrer à l'étage, par Marie-Ange, sa mère et le Titi. On l'entendait hurler. J'ai été choqué de voir Marie-Ange avec une poignée de cheveux de Murielle dans la main», a déclaré le cousin dont les propos ont été publiés dans le Figaro. A son cousin, dans le creux de l'oreille, elle réitère les propos tenus aux enquêteurs.
Marie-Ange Laroche dément formellement les propos du cousin. Ce soir-là, «il y avait Murielle, les parents, une autre de mes sœurs.Quand je suis arrivée, Murielle était assise. Je lui ai simplement dit "Qu'est-ce que t'as dit?" C'est vrai que je lui ai mis les mains sur les épaules. Ma mère a alors appelé ma sœur et lui a dit de prendre Murielle chez elle. Voilà. C'est tout!», rapporte-t-elle à l'Est Républicain.
Murielle reste néanmoins toujours incarcérée à titre conservatoire après sa mise en examen pour «enlèvement d'un mineur de moins de 15 ans suivi de mort». Ses conseils devaient demander sa remise en liberté jeudi dernier mais, eu égard au contexte tragique –le suicide du juge Lambert, mardi dernier–, ils ont préféré attendre quelques jours, «par pudeur».
Un «acte collectif»
Trente-deux ans plus tard, elle maintient avoir tenu des propos incriminant Bernard Laroche en 1984 «sous la pression des gendarmes à l'époque», selon son avocate, Me Emilie Baudry. La demande de remise en liberté de Murielle Bolle a été déposée lundi 17 juillet à 14h devant le greffe de la chambre d'instruction à la cour d'appel de Dijon. La justice dispose de 20 jours pour statuer. Elle avait été maintenue en détention en raison «d'une proposition d'hébergement qui n'était pas satisfaisante pour la cour d'appel», a expliqué l'un de ses conseils, Me Emilie Baudry. Or depuis, «quelqu'un, qui n'a rien à voir avec l'affaire, s'est proposé spontannément de l'héberger», déclare-t-elle. Si Murielle Bolle venait à être libérée, elle partirait «hors du département» et loin de son «environnement familial».
«Je pense que la décision sera rendue après la confrontation de Murielle Bolle avec son cousin qui aura lieu le 28 juillet», a déclaré l'un des avocats de Jean-Marie et de Christine Villemin qui s'est déclaré «confiant et serein», même «s'il reste pas mal d'investigations à développer». Un face à face pour lequel Murielle Bolle, par la voix de son avocate, se dit «tout à fait prête». «Elle conteste en tout point le témoignage de son cousin», a fait savoir son conseil.
À ce stade de l'enquête, dans cet énième chapitre de l'histoire de «l'Affaire», les enquêteurs explorent la piste de «l'acte collectif», comme l'a indiqué le procureur général de Dijon, Jean-Jacques Bosc lors d'une conférence de presse le 15 juin dernier. Il reste encore de nombreuses «zones d'ombre» à éclaircir mais «à l'évidence, Grégory a été enlevé du domicile de ses parents et enlevé un certain temps jusqu'à sa mort», a-t-il ajouté.