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Sur les campus américains, la lutte contre les agressions sexuelles vire à la paranoïa

Les règles mises en place par l’administration Obama pour punir les agressions sexuelles sur les campus pourraient être démantelées par Trump. Elles sont aussi contestées dans une centaine de procès faits par des hommes accusés.

L'étudiante Emma Sulkowicz porte son matelas pour dénoncer son viol présumé, à Columbia University le 5 septembre 2014. ANDREW BURTON/AFP
L'étudiante Emma Sulkowicz porte son matelas pour dénoncer son viol présumé, à Columbia University le 5 septembre 2014. ANDREW BURTON/AFP

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En 2014, un étudiant de Brandeis, une université près de Boston, a accusé son ex petit-ami d’«interactions sexuelles non-consensuelles» près de six mois après leur rupture. JC, tel qu’il est surnommé dans les procédures légales, avait réévalué sa relation de deux ans avec John Doe (aussi un pseudonyme). Auprès des autorités universitaires, JC a accusé son ex d’avoir un jour tenté de lui faire une fellation, d’avoir mis sa main sur son entrejambe et de l’avoir embrassé pendant qu’il dormait. Il ne l’accuse pas de violence.

L’administration, qui a enquêté sur le cas, a conclu que John Doe était coupable de «mauvaise conduite sexuelle». Il a écopé d’un avertissement disciplinaire et d’une obligation de participer à une formation à la prévention des agressions sexuelles. La punition, au depart anonyme, a fuité et Doe a été renvoyé d'un stage. Il a ensuite fait une dépression.

Il a décidé de riposter en faisant un procès à Brandeis, accusant l'administration universitaire d'avoir violé ses droits. Dans son cas, le juge fédéral Dennis Saylor a trouvé que l'université semblait «avoir sérieusement dégradé, voire éliminé, le droit de l'accusé à une procédure juste et impartiale.» Le juge reproche, entre autres, à l'université de ne pas avoir informé l'accusé des détails de la plainte faite à son encontre, de ne pas l'avoir permis d'avoir un avocat et de ne pas avoir permis de contre-interrogatoire du plaignant. 

Consentement rétroactif?

 

Une centaine de procès de ce genre ont été initiés ces dernières années. En 2016, un étudiant de l'université Washington and Lee en Virginie a obtenu des dommages et intérêts de la part de sa fac apres avoir ete expulsé pour agression sexuelle. Une fille l'avait accusé de viol, mais le contexte était très ambigü: elle avait de nouveau couché avec lui après l'agression présumée, et leurs communications électroniques étaient restées amicales. La personne en charge de l'enquête pour le campus avait récemment fait un exposé sur ce qu'on appelle le «gray rape» («viol gris»): le concept controversé selon lequel un rapport sexuel que l'on regrette après coup, dont on n'est pas bien sûr qu'on voulait tout à fait, peut être considéré comme un viol. 

Dans le journal de la fac, un étudiant se demandait:

«Les étudiants doivent-ils être tenus responsables des attitudes changeantes de leurs partenaires sexuels plusieurs mois ou années après un consentement apparemment immédiat? En poursuivant l'accusé si vigoureusement, l'université Washington and Lee a-t-elle créé un environnement dans lequel les étudiants peuvent-être tenus responsables d'un refus de consentement rétroactif?»

Dans le New Yorker, la professeure de droit Jeannie Suk Gersen explique que dans plusieurs procès de ce genre, les accusés ont pû montrer que les facs voulaient apparaître tellement inflexibles en matière d'agressions sexuelles qu'elles en revenaient à traiter les accusés de façon injuste.

«Pour beaucoup dans ce débat tendu, demander des enquêtes impartiales revient à nier le viol et à soutenir la culture du viol. Souvent, le fait de s'inquiéter du traitement des accusés est considéré, à tort, comme une façon de sous-entendre que de nombreuses accusations de viol sont fausses.»

«C'était “un peu” un viol»

 

C'est aussi ce que pense Brett Sokolow, un avocat à la tête d'une organisation qui aide les universités à gérer leurs affaires d'agressions sexuelles. En 2014, dans une lettre ouverte aux directeurs, il saluait les progrès faits ces dernières années dans l'aide aux victimes, mais tirait la sonnette d'alarme en ce qui concerne la redéfinition de ce qui constitue une agression: «Le public et les médias doivent comprendre que les plaintes sur les campus ne sont pas aussi claires et tranchées que ce qu'en disent les militants des associations.»

Il cite plusieurs cas en exemple: une étudiante qui accuse son partenaire de l'avoir forcée à une fellation, mais qui avait envoyé un texto après les faits pour dire qu'elle avait adoré, une autre qui accuse un étudiant de viol sur les réseaux sociaux et qui, une fois interrogée par les enquêteurs, explique qu'elle avait consenti, mais que c'était «un peu un viol» car ils avaient bu, sans avoir l'air de comprendre la gravité de l'accusation.

«Les étudiants d'aujourd'hui ont complètement redéfini l'expérience sexuelle, écrit Sokolow. Les mœurs sexuelles des jeunes d'aujourd'hui obsurcissent la preuve. Nous voyons des plaignants qui pensent vraiment avoir été agressés, malgré les preuves écrasantes du contraire.» 

Prépondérance de la preuve

 

Dans ce contexte, les campus sont un peu perdus. En 2011, afin de mieux répondre aux agressions sexuelles sur les campus, le gouvernement Obama a ordonné aux établissements d'enseignement supérieur d'être particulièrement vigilants, sous peine de perdre leurs financements publics. Les règles du ministère de l'Éducation étaient assez vagues, mais une des recommendations spécifiques était que pour déterminer la responsabilité d'une personne accusée, les enquêteurs de la fac pouvaient utiliser un niveau de preuve minimal, ce qu'on appelle la «prépondérance de la preuve». Selon ce critère, pour déterminer que quelqu'un est coupable, il faut juste que le témoignage de l'accusateur soit plus probable que l'inverse. Au pénal, le niveau de preuve exigé est plus strict.

L'idée derrière ces nouvelles règles était que comme peu de victimes de viol portent plainte auprès de la police, il fallait donner une autre voie possible, plus favorable aux victimes présumées. La ministre de l'Éducation de Trump, Betsy DeVos, a indiqué qu'elle pourrait revenir sur ces règles, et si certaines associations de défense des victimes sont inquiètes, il est aussi devenu apparent que le système avait de nombreux effets pervers.

Les campus américains ont dû créer leur propre système d'enquête, avec une définition parfois très élastique du harcèlement ou de la «mauvaise conduite» sexuelle. 

«Une conduite peut constituer du harcèlement sexuel illégal eu égard à la loi Title IX [qui interdit la discrimination sexuelle sur les campus], même si la police n'a pas de preuve suffisante d'une violation criminelle», peut-on lire dans la lettre du ministère envoyée en 2011.

«Mauvaise conduite sexuelle»

 

Cette façon de définir l'illégalité en matière sexuelle a créé des situations étranges. Par exemple, à l'University of California San Diego, un cas entre deux étudiants, connus sous le nom de Jane Roe et John Doe, a mené à plusieurs années de procès. Jane et John sont sortis quelques semaines ensemble et ont eu des rapports sexuels exclusivement oraux. Ils ont ensuite couché ensemble le 31 janvier et le 1er février. Jane dit que la première fois, elle était trop ivre pour donner son consentement, mais que les relations sexuelles le jour d'après étaient consensuelles, sauf le matin lorsque John lui a mis des doigts dans le vagin. Juste après cette soirée et cette matinée, Jane a envoyé des textos amicaux à John, et ce pendant plusieurs mois. Mais en mai, elle a déposé plainte.

Pendant l'audience disciplinaire à l'université, l'enquêteuse de la fac n'a pas évoqué les SMS. Le comité a conclu que John n'était pas responsable d'agression sexuelle –il n'y avait pas assez de preuves– mais l'a déclaré coupable de «mauvaise conduite sexuelle», définie comme «une activité non consensuelle initiée sans intention de faire du mal, comme lorsqu'une personne pense à tort que l'autre a donné son consentement alors que ce n'était pas le cas». Il a été suspendu pendant un an et a initié un procès contre l'université (pour l'instant perdu).

La situation est compliquée par le fait que dans d'autres cas, les universités ne répondent pas adéquatement aux accusations. C'est parfois ce qui se passe lorsque des athlètes sont accusés et qu'un etablissement tente de les protéger pour qu'ils puissent continuer à jouer dans l'équipe. Plusieurs femmes ont obtenu des dommages et intérêts de la part de leurs universités dans ce type d'affaire. En général, seules les affaires avec des preuves tangibles d'agression sexuelle –comme une vidéo, des témoins, des textos incriminants ou des blessures–mènent à des plaintes à la police et des procès au pénal. C'est ce qui est arrivé récemment dans les universités de Vanderbilt, Ramapo ou Stanford, où des étudiants ont écopé de peines de prison. 

Le cas Sulkowicz

 

Dans les cas ambigüs, ce sont les universités qui sont sommées de rendre justice, comme à Columbia, dans l'affaire très médiatisée d’Emma Sulkowicz, l'étudiante qui a porté son matelas un peu partout pour «dénoncer son viol» de manière symbolique. Sulkowicz avait initié puis abandonné une plainte à la police, et le procureur de New York a enquêté et décidé de ne pas retenir d’accusations car il y avait une «absence de soupçon raisonnable». L’université a enquêté et conclu que le jeune homme, Paul Nungesser, n’était pas responsable.

Certains y ont vu l’échec de toutes les institutions à punir adéquatement les violeurs. Des étudiants ont manifesté contre le jeune homme, et son nom a été révélé dans la presse. Sulkowicz, devenue égérie de la lutte contre les agressions sexuelles, a reçu des crédits universitaires pour son performance art consistant à porter son matelas.

Ce qui n'a pas toujours été immédiatement souligné par les médias, c'est que Sulkowicz et Nungesser, qui avaient eu plusieurs relations sexuelles consensuelles, avaient continué d'avoir des échanges électroniques romantiques et amicaux dans les jours et semaines suivant le jour du viol présumé. Certaines associations disent que cela ne prouve rien, qu’une victime ne réalise pas forcément ce qui s’est passé tout de suite. Mais si, malgré les textos, la justice ou la fac avaient puni Nungesser, alors qu'est-ce qui empêcherait n'importe qui d'être tenu responsable de viol, sur simple témoignage?

Paranoïa sexuelle

 

C'est ainsi que l'avocat Brent Sokolow, qui a par ailleurs aidé des centaines de victimes sur les campus à obtenir justice, résumait ce genre de cas dans sa lettre ouverte:

«On ne sait pas si on saura jamais ce qui s'est passé. Mais on sait qu'il y a des choses qu'on ne peut pas prouver.»

Dans le cas de Columbia, c’est au tribunal de l’opinion publique que Nungesser a été puni, et il vient d'obtenir des dommages et intérêts de la part de l'université, qui s'est en quelque sorte excusée de ne pas l'avoir mieux protégé.

«Columbia continue à mettre au point ses pratiques afin que chaque étudiant – plaignant et accusé, y compris ceux, comme Paul, qui ont été reconnus non responsables– soit traité avec respect et comme un membre à part entière de la communauté de Columbia.»

Dans son livre sur la «paranoïa sexuelle» dans les campus, la professeure Laura Kipnis, qui se décrit comme une féministe de gauche, rappelle qu'en 2015, des militants de son campus, Northwestern, avaient protesté contre un de ses articles en portant des matelas, justement en hommage à Emma Sulkowicz.

Censure?

 

Ce qui est devenu illégal sur le campus en matière de sexualité ne relève plus uniquement des actes, il peut aussi s'agir de discours et de textes. Après la plainte de deux étudiantes, Northwestern a lancé une enquête contre Kipnis pour violation de Title IX,  la loi contre la discrimination sexuelle sur les campus. Un article et un tweet de la professeure étaient accusés de contribuer  à un «environnement hostile» et de décourager les étudiantes de rendre compte de leurs agressions sexuelles.

Dans ses écrits, Kipnis avait critiqué l'interdiction officielle des relations romantiques entre étudiants et professeurs, et avait émis des doutes sur des accusations de harcèlement sexuelle faite à l'encontre d'un professeur de philosophie. C'était suffisant pour déclencher la machinerie administrative. Après avoir été notifiée, elle s'est retrouvée dans une réunion de trois heures avec une équipe d'avocats, qui après plusieurs semaines d'enquête minitueuse, a fini par l'exonérer.

Mais les choses ne se passent pas toujours aussi bien. À l'University of Colorado, un professeur de philosophie a été renvoyé parce qu'il avait écrit un rapport visant à soutenir un de ses étudiants accusé d'agression sexuelle. Comme l'accusé n'avait pas d'avocat, le professeur avait simplement enquêté et interviewé d'autres témoins.

Et si Laura Kipnis a échappé à ce sort, elle est désormais un personnage extrêmement controversé sur certains campus. À Wellesley, des étudiants et des professeurs ont manifesté et écrit une lettre contre son intervention à l'université en expliquant que ses idées pouvaient «causer du tort» aux étudiants, comme si le simple fait d'écouter un point de vue opposé était une forme de violence.

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