Culture

Comment «L'ami des jardins» m'a fait passer l'envie de biner

Un jour, sans doute alléché par quelque promesse commerciale («15% de réduction et un sécateur en inox chromé GRATUIT»), je m’abonnai à «L’Ami des jardins». Ce fut comme la surprise d’un monde nouveau. Cette lecture me réconcilia avec moi-même. Et me fit définitivement abandonner l'idée de jardiner.

Un ami du jardin installé à Lama dans le nord-ouest de l'Espagne lors d'une compétition d'épouvantails, le 9 juin 2017.MIGUEL RIOPA / AFP
Un ami du jardin installé à Lama dans le nord-ouest de l'Espagne lors d'une compétition d'épouvantails, le 9 juin 2017.MIGUEL RIOPA / AFP

Temps de lecture: 9 minutes

Autant l’avouer: je suis un jardinier médiocre. Me qualifier de jardinier amateur serait une vantardise. Aussi, en m’abonnant à une revue spécialisée, ai-je espéré y trouver des conseils pratiques rapidement assimilables. Mais c’est une tout autre aventure qui m’attendait.

L'Ami des jardins est un rite, une source d'angoisses, un divertissement. Et une excellente excuse pour ne pas jardiner.

Breaking news: c'est le retour du printemps

Mensuel hors du temps, sans site internet —songez à ce que cela veut dire (simplement une page Facebook)– le journal reproduit inlassablement le cycle des saisons. Le lecteur y trouve du nouveau autant que du semblable. Le marronnier, cette paresse du journaliste, est la substance même de L'Ami des jardins.

«On les croyait reléguées dans les fonds de pépinières ou de catalogues défraîchis, mais voilà qu'elles réapparaissent, plus charmantes et vigoureuses que jamais!»

Certes, on ne dit pas marronnier ici (et pourtant), plutôt phénologie, mais en octobre, on vous invite forcément à ramasser les feuilles mortes. En février, «on (re)découvre les variétés DE CHOUX» et, en mars, «c’est le moment d’acheter GRAINES & PLANTS». La  taille des rosiers et la pyrale du buis sont à L’Ami des jardins ce que «Immobilier, c’est le moment d’acheter» est à L’Express. 

Curieusement, dans ce monde prévisible, règne une urgence éditoriale permanente.

«Il est toujours temps de tailler ses rosiers»

«Engrais verts: anticipez!»

«Le mimosa, c’est maintenant!»

«C’est le moment!»

«Retour de vacances PAS DE PANIQUE!»

«N’oubliez pas l’ail vert!»

Le succès garanti des radis 

Je ne sais comment le lecteur perçoit ces injonctions. Moi, elles me paralysent. Maintenant, c'est déjà trop tard. La rédaction doit le savoir, qui les fait alterner avec d'autres exclamations, douces et bienveillantes...

«Essayez cette méthode, c’est la plus simple!»

«Envie d’un potager? Je me lance!»

«Salades, tout est permis!»

«Légumes vivaces, comptez sur eux!»

«Mettez-vous au pourpier!»

...qui parviendraient presque à nous déculpabiliser:

«Jardiner n’est pas une science exacte… Au potager, comme au jardin, on a le droit de se tromper!»

«Pas de panique. Osez planter dense!»

«Il y a un début à tout! À L'Ami, on n'oublie pas les débutants.»

Ces encouragements ne me poussent pas davantage à biner mais je me sens déjà rassuré. Ne rien faire n'est au fond pas si grave. Alors, je me laisse emporter par l'enthousiasme de la rédaction et de son usage immodéré des points d’exclamation. Les promesses sont multiples. Un rêve éveillé. Une campagne électorale.

«On peut tout faire avec des camélias!»

«Le radis, succès garanti!»

«Des fleurs géantes dans trois mois!»

«LE GREFFAGE Pas si dur que ça!»

Parfois, la passion est telle qu'elle se réduit à un cri d'évidence, on n'ose dire de plaisir.

«Croquants!»

«Lumineuses!»

Alerte pucerons: la France a peur

Bien entendu, tout cela est faux. Au jardin, rien n'est facile. À ces orgasmes productifs répondent d'autres cris, échos remplis d'angoisse. Si d'aventure, le lecteur a l'envie de bêcher, il est aussitôt rappelé à l'ordre.

«Travail de la terre, ne vous précipitez pas!»

Bien sûr, «l’important, c’est qu’on sème!» mais attention, «pas n’importe quoi!»

«Ne désherbez pas à la main!»

Me voici décontenancé. J'interromps mon désherbage. Je tourne fébrilement la page. En surgisssent d'innombrables ennemis...

«Sauvons les buis!»

«Mon buis est dévoré. Que faire?»

«Méfiez-vous des gelées tardives!»

«Halte au puceron lanigère!»

«Prévention de rigueur face à l’acarien de l’épinette!»

Des insectes sans gêne se terrent sous une feuille, sucent et rongent la nuit, des maladies surgissent avec un coup de froid. La menace est partout. Invisible. Destructrice. 

 

 

Une part non négligeable du journal nourrit un terrifiant imaginaire. Après avoir appris que «la “mort subite” menace les lauriers-tins, le lecteur découvre qu'ils sont aussi menacés par le thrips des serres, l'otiorhynque, les galéruques de la viorne, le pourridié ou armillaire. Comment lutter?

L'Ami des jardins, ce sont aussi des amis (de mon jardin)

Aussi L'Ami (oui, c'est son diminutif) est-il d’abord un guide technique, débordant d'experts bienveillants. Y foisonnent mémos, astuces, tests (cinq robots de tonte, cinq scarificateurs thermiques), recettes de cuisine, un courrier des lecteurs (inquiets) et un coin des animaux («On a aimé: les croquettes sans gluten»). Sans oublier des conseils bricolage pour apprendre, schémas à l’appui, à monter sa serre, à créer un ponton circulaire (pour quoi faire?) ou à construire un potager en spirale (à la suite d'un pari perdu, j'imagine).

Évidemment, rien n'est simple. Souvent, le langage devient touffu, petit jargon qui rappelle l'expertise. Ici, ce sont des topiaires, là des hortillonnages. Les plus malins obtiennent «un important chevelu racinaire». D'autres, déjà, s’interrogent: «Pourquoi pas une pelouse en helxine Les initiés savent qu’on «pratique le faux semis» pour duper les mauvaises herbes.

Mais le lecteur? À ce niveau d’expertise scientifique, le jardinage semble une nouvelle servitude, comme le devinait Jacques Ellul. C'est pourquoi L'Ami se veut d'abord une communauté d’entraide où tous se serrent les coudes pour jardiner en conscience, nourris de «l’idée de Valérie», des «idées de Stéphane» ou des «conseils de Jean-Pierre», et des secrets de tous ceux qui sont «avec nous dans ce numéro», paysagistes, druide (le type fait un purin d'orties sophistiqué), pépiniéristes…

D'Ellul à Proust ou les voluptés de la technique 

Trop de science perd le novice. Pour que la technique cède le pas au rêve et à la beauté, elle doit se réinventer dans la grandeur de la littérature. Faisons la connaissance de Jacques, greffeur passionné, aux références évidemment proustiennes.

«Il a commencé à 10 ans, avec son grand-père, à traquer dans les bois les aubépines susceptibles d’être de bons porte-greffes. Ils les marquaient de codes secrets, pour venir les déterrer le moment venu. De ces épopées de braconnage végétal, date le cadeau fondateur de sa mère, un greffoir. “Je suis sentimental; je ne l’échangerais pour rien au monde.”»

L'écriture emprunte parfois des chemins sinueux, ceux d'une dictée d'autrefois, avec chausse-trapes et mots rares.

«Après les pivoines herbacées dans un camaïeu de rose, les bordures sont garnies d'hémérocalles, au-dessus desquelles jaillissent des fenouils bronze.»

À ce stade, j'ai renoncé à comprendre. Je me laisse bercer par les mots.

Balade en #porngarden

Tout ce qui précède m'a préparé à l'humilité. Voici l'humiliation. Dans chaque numéro est présenté un jardin d'exception, modèle inatteignable, enviable perfection, que les auteurs présentent avec une insupportable modestie. Ici, les jardins se rêvent, se débrouillent tout seuls ou sont une simple exigence du cœur.

«Claire est une adepte des jardins qui ne demandent pas trop d’entretien et qui grandissent tout seuls.»

«Est-ce un jardin botanique? Celui d’un pépiniériste? C’est surtout le territoire d’un jeune homme, Pierre Lavallée, où se succèdent les paysages et les songes.»

«Françoise laisse toujours un peu de place aux plantes vagabondes qui s'installent.»

«“On a commencé sans croquis, sans plan”, se souvient Marie-Jeanne.»

«Ce jardin, réalisé avec le cœur, parle au cœur!»

Regardez bien. Pas le moindre putain de liseron, aucune saloperie de plantain pour bouffer la pelouse, des graviers parfaitement rangés. Qui sont les mutants qui parviennent à de tels résultats?

Le CV de ces maniaques du jardin est hautement improbable.

Pierre Lavallée «s’est fait connaître avec sa collection de pulmonaires». 

Guénolé Savina est «obtenteur d’hémérocalles et fou de jardinage».

Le chant de la terre

Cette rubrique, «Balade au jardin», est la plus douloureuse pour le lecteur. Alléché par des titres prometteurs («En toute élégance», «Ici fleurissent les rêves»), j'ai rapidement compris que cet univers m'était fermé. Tout n’est ici que patience («Il a fallu vingt-cinq ans à Valérie pour réaliser ses jardins»), perfection («L'ensemble est coloré, lumineux, vaporeux, dense mais si léger!»), exploit beethovénien période Pastorale («À partir d'une ancienne pâture, achetée en 2000, Marie-Jeanne et Alain ont créé un jardin où les arbres et les arbustes offrent une symphonie permanente qui réjouit les sens.»)

Beethoven folâtrant dans ses radis. Lithographie exposée à la Beethoven-Haus de Bonn, 1834 | Wikicommons

La possibilité d'un jardin Niwaki

Sont évoqués un style «paysager et facétieux» pour l'un, «naturel et sophistiqué» pour l'autre. Le lecteur devra choisir des «herbes ultra-graphiques». S'il hésite, il s'en remettra au «champ des possibles» tout simplement. Je me gratte la nuque avec mon râteau. Le plus insupportable, bien sûr, est que tout commence avec trois fois rien. On découvre une fermette à l'abandon ou, plus simplement, une «ancienne soue à cochons, prise d’assaut par un houblon». La magie est immédiate (enfin, parfois, il y a quinze ou vingt ans de boulot derrière) mais la sophistication est telle que l'on est immédiatement découragé.

«Dans les Yvelines, Françoise a fait d'un marais un jardin foisonnant, harmonieux et serein.»

«Calé dans un massif, ce banc permet d’apprécier en fin d’été le Lobelia speciosa “hadspen purple”, planté avec des crocosmias

«Chaque massif vit selon son rythme à l’abri du vent, souligné d’un ruban minéral, voilé de rideaux de bambous effeuillés, ou caché par une silhouette sculptée selon les principes de taille Niwaki, un art qui permet de créer des transparences, d’ouvrir des perspectives.

Un marais. La nana s'est attaquée à un putain de marais. 

«Il y avait quelques herbes folles, que nous avons gardées pour leur volupté graphique.» Des prisonniers construisent un canal dans un goulag, en 1932 | Wikicommons

Comme dans les magazines de déco qui présentent des maisons où jamais un enfant n'a habité, de tels jardins sont inatteignables au commun des mortels. Ces edens sont aux jardiniers amateurs ce que les «spécial maillot des magazines» sont aux femmes: tentation absolue, impossibilité immédiate. «Tout l’art de la maîtrise des volumes…»

La soue à cochons, mais c'est de l'or! 

Mais la littérature à nouveau nous sauve. Certes, l'on peine à saisir l'utilité et jusqu'aux termes employés de certains conseils. Le jardin est un temple mystérieux, aux rites complexes, réservés à quelques initiés, dont les questions nous échappent. 

N'est-il pas trop tard pour diviser la vergerette de Karvinski et éradiquer les adventices rétives? Comment piéger la tordeuse orientale du pêcher? À quoi attribuer la précocité de l’entomosporiose du rhaphiolépis? Qu'ont en commun la poire de terre, astéracée au feuillage et au port majestueux, l’oca du Pérou, le crosne et le raifort, sinon de «ne souffrir d’aucun ravageur ou pathogène spécifique», ce qui explique qu’ils aient été «introduits à la fin du XIXe siècle, quand le mildiou a commencé à sévir, mettant à mal la pomme de terre»? 

Révélation. En m'abreuvant de ce savoir étrangement encyclopédique, j'ai retrouvé l’émerveillement de Bouvard et Pécuchet face à la nature, qui n'avait d'égal que leur incapacité à la domestiquer. Eux aussi ont beaucoup lu, depuis les quatre volumes de la Maison rustique jusqu'au Cours de Gasparin, en passant par l'abonnement à un journal d’agriculture. Pour des résultats toujours désastreux. 

Flaubert et L'Ami m'ont appris la modestie du jardinier, c'est-à-dire sa procrastination. J'ai tout arrêté pour éviter la médiocrité. Depuis, je n'ai plus de jardin mal entretenu mais un romantique champ des possibles. 

Écrasé de truites et bouillie de larves

Il me reste alors la consolation des publicités. Dans L'Ami, elles sont, comment dire?, variées. J'y trouve, en vrac, des boules de graisse avec graines (2,49€ au lieu de 3,80€), des tracteurs, un tuyau d’arrosage extensible qui ressemble à une perversion sexuelle japonaise...

Mais aussi une «caméra embarquée vidéo surveillance dans votre voiture», qui sera «idéale en cas d’accident pour prouver votre innocence (79€ 49€ SEULEMENT)», des croisières, un Jard’igloo, «deux heures de montage seulement!»...

Ainsi que le Guide pratique du citron (39,95€, frais d’envoi inclus, avec deux livres en cadeau, Les sept points d’énergie qui guérissent et Comment je reste au septième ciel plus d’une heure, «faites vite car notre stock est limité!»), des poules Polnareff...

Ou enfin, de la résine souple pour dentier, un bijou «qui apaise vos douleurs! (39 € seulement!)», grâce aux vertus de la magnétothérapie, ainsi qu'un fan de Leibniz, devenu vendeur de motoculteurs. 

«“Il faut cultiver notre jardin”, disait Voltaire. Deux cent cinquante ans plus tard, jamais le jardinage n’aura eu autant d’adeptes», explique «Vincent, votre conseiller technique Mantis».

Je suis surtout sensible aux produits miracles. Et chaque numéro en recèle un nouveau ou presque. 

«Voici le sérum Prostaphénol (10 ml par jour suffisent à agir en profondeur), grâce auquel “j’ai retrouvé ma prostate de jeune homme… à 63 ans!”), “mon docteur n’en croyait pas ses yeux quand je lui ai montré…”»

Le nec plus ultra reste cependant les potions magiques. Ainsi, de cette «nouvelle “huile prodigieuse” pour le cœur», la seule «au monde obtenue sans chauffage et sans extraction chimique», car elle «provient simplement [j’adore ce simplement] de la pression à froid de truites danoises fraîchement pêchées»

Il y a également du «Laidabeille®», une sorte de «mélange de gelée royale et d’extraits liquides d’embryons de reines», dit «système Exler®», bref des larves écrasées, qui a «une action régénératrice» et dont le «goût doux et sucré conviendra aux palais les plus délicats».

Enfin, contre l'arthrose, on me recommande une cure d'élixir d'escargot (je suppose qu'il s'agit de leur bave). 

Ces mixtures régénérantes évoquent avec force le «délire de l'engrais» qui saisit Bouvard.

«Excité par Pécuchet, il eut le délire de l’engrais. Dans la fosse aux composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, des plumes, tout ce qu’il pouvait découvrir. Il employa la liqueur belge, le lizier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, des chiffons, fit venir du guano, tâcha d’en fabriquer, et, poussant jusqu’au bout ses principes, ne tolérait pas qu’on perdît l’urine; il supprima les lieux d’aisances. On apportait dans sa cour des cadavres d’animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dépecées parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection. Une pompe installée dans un tombereau crachait du purin sur les récoltes. À ceux qui avaient l’air dégoûté, il disait: 

— Mais c’est de l’or! c’est de l’or! 

Et il regrettait de n’avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays où l’on trouve des grottes naturelles pleines d’excréments d’oiseaux!»


Le jardinage, décidément, n'est pas fait pour moi. Alors, je contemple les taupes qui ruinent mon gazon britannique puis, en mâchonnant distraitement un caramel au ver de terre, je somnole, rêvant de jardins impossibles et du retour des feuilles mortes.

 

Les photos et citations sont extraites de L'Ami des jardins, d'août 2015 à juillet 2017. Le monde nouveau est flaubertien, mais vous le saviez déjà.

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