France

Emmanuel Macron et «l'illusion du consensus»

La réponse d’Emmanuel Macron aux questions nées de la crise passe par la négation ou le dépassement de clivages plus marqués qu’auparavant. Il s’inscrit dans une tendance globale mais questionne aussi le rapport de notre démocratie au pluralisme.

LUDOVIC MARIN / AFP
LUDOVIC MARIN / AFP

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«Et en même temps», le consensus sauve la France! C’est à ce constat que devrait nous pousser une séquence électorale historique qui a vu se volatiliser en quelques semaines un système partisan vieux de plusieurs décennies et consacré la victoire d’un candidat «et de gauche et de droite», aspirant à la centralité sur le temps long dans notre vie politique, par le dépassement ou la négation des clivages les plus ancrés dans notre vie politique et sociale. Entre idéologie du «rassemblement national» et incarnation d’une ère du temps consensuelle, le macronisme court un péril: ne savoir ou pouvoir dompter, en les niant, les antagonismes du pays.

Au-delà de son libéralisme affiché (mais sera-t-il appliqué?), Emmanuel Macron incarne il est vrai une vieille tentation française, une aspiration latente de notre pays à «dépasser» le clivage gauche-droite, à faire cesser les «querelles» politiques au profit de la définition d’un intérêt général qui dépasserait tant les antagonismes sociaux que les réponses idéologiques qui peuvent leur être apportées, une idéologie anti-idéologique pour le bien d’un peuple défini comme un tout.

Idéologie du rassemblement national

 

Si le macronisme est bien un libéralisme, il emprunte néanmoins assurément à une forme d’anti-libéralisme bien français quelques ressorts prompts à le classer parmi les variantes de «l’idéologie du rassemblement national», cette idéologie définie par l’historien Philippe Burrin, comme rejetant les oppositions de classe, d’idéologie au profit d’une unité de la nation autour d’un projet et d’une vision du monde les transcendant.

Il exista, au début des années 1930, un club politique rassemblant communistes, socialistes, radicaux, modérés, militants de droite dure, baptisé «groupe de l’Acacia». Ce groupe n’avait rien à ce moment précis de «fasciste». Il professait une volonté d’imposer par une République autoritaire un projet par-delà les clivages dépassés… Refusant l’opposition entre le marxisme et le capitalisme, il correspondait à une quête en vogue à l’époque.

Depuis, l’idéologie du rassemblement national peut caractériser des projets et des visions politiques différentes, qui n’ont en commun que de donner un sens à ce rassemblement. Le gaullisme évidemment mais aussi dans sa version xénophobe le lepénisme, mais aussi d’autres expériences comme le chevènementisme (2002), le ségolénisme (2007) ou le projet politique d’Arnaud Montebourg (post-2012) correspondent assez bien, dans leur diversité, à cette vision politique ancrée dans notre histoire politique. Si radicalement différentes que soient leurs visées politiques ou historiques, elles prennent place dans un espace politique en quête de dépassement des clivages, considérant la nation plus comme une unité et un tout que comme une continuelle construction…

Populisme anti-populiste et illusion du consensus

 

Les identités politiques sont construites, elles se font et se défont continuellement. Les clivages en sont le produit et les débats démocratiques les déchargent de toute dimension violente. Dans une intervention récente, le théoricien et stratège de Podemos, Inigo Errejon, donnait sa définition du macronisme: un populisme anti-populiste. Paradoxe? S’il s’agissait d’un populisme, il serait anti-populiste en ce sens qu’il nierait toute construction d’un sujet politique nouveau, le sujet politique national étant un et insusceptible de divisions…

Le populisme entendu par Errejon est une stratrégie, non un régime, il est une construction et non la définition d’un peuple homogène. Au contraire, il naît de la pluralité et construit constamment, «au quotidien» son unité. Il trace surtout une frontière politique et fait sienne l’impérieuse nécessité de se fondre dans les institutions démocratiques. Un «eux» et un «nous», le pluralisme dans les institutions, un bannissement de toute velléité de négation de l’autre… voilà quelques clés du populisme d’Errejon.

Dans les discours du Président, en revanche, le «nous» englobe le «eux». Il le nie. Le président de la République précise le sens politique de son action à la tête de l’État dès son investiture. Il intègre l’ensemble des présidences de la Ve République à «l’exposé des motifs» de son exercice du pouvoir présidentiel. Du Général de Gaulle, héros national et figure du Connétable en charge de la destinée de la nation à son prédécesseur François Hollande, président «normal» qui ne sut donner à sa présidence une verticalité inhérente à la fonction, en passant par Pompidou, Giscard, Mitterrand et tous les autres, chaque présidence fut intégrée à la geste macronienne.

La présidence Macron

 

Décrire une présidence, sinon en recherche d’elle-même, du moins encore en construction comme le temps pris pour réaliser la photo officielle du Président était censé le prouver, était une erreur. La grille d’analyse du macronisme ne variera pas et n’a pas varié depuis le premier jour. L’absence ou la présence de «off» n’y changera rien.

La présidence Macron se définit par plusieurs fonctions: d’abord, il s’agit de restaurer un régime (celui de la Ve présidentialisé) et de résoudre sa crise. Ensuite, il s’agit d’adapter la France au capitalisme «californien» en devenir (économie numérique, hyperindividualisme, greenwashing etc). Enfin, évidemment de garantir aux groupes sociaux dirigeants et dominants ces deux qualités, clefs de voûte du projet macronien et… du régime. Du jour où il se lança dans l’aventure politique qui le mena à la conquête de la présidence de cette Ve République bousculée par la crise, Emmanuel Macron sut quel était sa fonction: nier, au nom de l’intérêt général, des clivages profonds, rendus plus aigus par la crise de 2008 et unifier des contraires exacerbés au fil des ans par la crise.

Le Président Macron n’aime pas les clivages. Pourfendeur du système partisan de la Ve République mais non des fondamentaux de ce régime, il professe une forme d’aversion pour le clivage gauche-droite, terreau du système bipartisan, dont le PS et LR sont les ayants-droits ultimes. Emmanuel Macron emprunte à Jean-Pierre Chevènement, pour lequel il s’engagea brièvement au tournant des années 2000, l’idée qu’«au-dessus de la gauche et de la droite», il est existe autre chose.

Un Césarisme

 

Pour le Chevènement de 2002, l’idéologie du rassemblement national dessinait un projet opposé au dessein du traité de Maastricht, à la géopolitique atlantiste dont la Guerre du Golfe fut le point de départ, et enfin au néolibéralisme à la sauce française, impulsé, codifié et «administré» par la Haute fonction publique de notre pays. Pour Emmanuel Macron, cette même idéologie du rassemblement national passe par un chemin opposé: l’adhésion à l’intégration européenne, de l’Acte Unique au traité de Lisbonne, à une plus grande adaptation au libéralisme.

Là est le fond idéologique du macronisme.

 «Et de gauche et de droite», la Présidence Macron fait cohabiter anciens élus PS et LR, Marlène Schiappa et Jean-Baptiste Lemoyne, sociaux-libéraux et démocrates-chrétiens, «réalistes» et «néoconservateurs» sur le plan de la politique étrangère, tenants du lobby nucléaire et «écologistes», etc. À écouter certains nouveaux parlementaires, il faut «se mettre au travail», sur «des dossiers», «résoudre des problèmes», comme si les solutions n’étaient que de bon sens, fruit d’une expertise ou purement techniques... Certes.

Cependant, la conflictualité, inhérente au pluralisme nécessaire à nos sociétés démocratiques, semble absente. Les contradictions de la société française, ses clivages les plus profonds, sont transcendés par l’action et la parole présidentielles, qui se veut «et d’une France et d’une autre France». Ce n’est pas «l’unité nationale» qui la caractérise, c’est la définition d’un bien commun par le haut, un «césarisme» au sens gramscien, chargé d’unifier les contraires. La «diversité» des visages remplace la pluralité.

«L'illusion du consensus»

 

Le contexte géopolitique et le péril terroriste sert ce dessein de dépolitisation. Comment, dès lors, ne pas penser à l’essai de Chantal Mouffe, publié le 31 mars 2016 dans une France alors en proie au conflit social sur la «loi Travail» ? L’illusion du consensus (Paris, Albin Michel, mars 2016) discute cette ambiance de glorification du consensus. Quelques semaines avant le lancement d’En Marche par Emmanuel Macron, Chantal Mouffe – théoricienne du «populisme de gauche»– s’en prenait  en effet au Zeitgeist «post-politique» qui niait les antagonismes de nos sociétés.

De la «bonne gouvernance» à la négation du clivage «gauche-droite» («Depuis que je suis à En Marche, je ne me demande plus si je suis de droite ou de gauche», déclarait une élue de ce parti), c’est le conflit inhérent au pluralisme mais «civilisé» (c’est-à-dire privé de toute dimension de violence) par le fonctionnement d’un espace de débat connecté aux institutions démocratiques, qui est nié. L’auteure se faisait donc –a contrario– avocate résolue et passionnée d’un conflit «agonistique», c’est-à-dire d’un antagonisme «apprivoisé» ou poli par les institutions et leurs pratiques.

La négation des antagonismes, des clivages sociaux, idéologiques et politiques, inhérente à la perspective post-politique est elle en phase avec un processus protéiforme d’aggravation de clivages économiques, sociaux, territoriaux, idéologiques dans notre société ? Une des clés de la présidence Macron sera sa capacité à unifier les contraires. À Versailles, dans un flou savamment entretenu, la conception de l’efficacité du Parlement a laissé entrevoir un pas en avant vers un rétrécissement d’une délibération qui laissait encore, malgré tout, une petite chance de projeter au Palais Bourbon et au Palais du Luxembourg quelques antagonismes bien présents dans notre société? La parole jupitérienne veut l’unité du pays. Est-ce pour autant une raison de conchier antagonismes et pluralisme?

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