France

Niquer la France n'est pas rédhibitoire

La députée de la France insoumise Danièle Obono appartient à une école de pensée qui met la colonisation et ce qu’elle a généré au cœur de la crise.

Danièle Obono avec Jean-Luc Mélenchon, le 20 juin 2017 à l'Assemblée nationale à Paris | Martin BUREAU / AFP
Danièle Obono avec Jean-Luc Mélenchon, le 20 juin 2017 à l'Assemblée nationale à Paris | Martin BUREAU / AFP

Temps de lecture: 9 minutes

Ceints de tricolore, les vigilants ont lancé la chasse à Danièle Obono, député insoumise de Paris, coupable de n’avoir pas crié «Vive la France» dans un studio de radio. C’est la nouvelle marotte de la France dolente, ce marais qui stagne des débats du Figaro aux terres spongieuses du frontisme, et bien au-delà. Fervent de la gauche «républicaine», socialistes agités du drapeau, effrayés du Grand Remplacement, tous font chorus contre ceux qui nous détruisent, nous, notre peau blanche, notre foi laïque, notre chrétienté hexagonale, notre histoire sanctifiée. L’ennemie identitaire, ces jours-ci, s’appelle donc Obono.

«Voici une nouvelle députée “France Insoumise”, qui semble plus à l'aise pour dire "Nique la France" que “Vive la France”. Effrayant!», s’effraie un jeune homme bien mis sur twitter, dont on apprend qu’il fut proche de Jean-François Copé et fait de la communication. Le reste à l’avenant, dans le bruit du pays. Le site Fdesouche, l’arme absolue du tricolore assiégé, invite ses adeptes à explorer le passé internet de Danièle Obono, pour trouver de quoi nourrir le procès. C’est ingénieux. La pêche sera fructueuse. Je n’en doute pas un instant.

Ce qui est intéressant est ici: les effrayés ont raison de l’être. La fachosphère a raison, et le marais patriotard avec, et les droitiers et les socialos-garde-à-vous. Danièle Obono est vraiment «l’ennemi», pas comme ils le disent, en incultes brouillons, mais tout de même l’ennemi. Pas dangereuse pour la Nation. Mais irréductible au drapeau et aux consensus du pays. Elle est non-patriote, cela existe. Elle appartient à une école de pensée qui met la colonisation et ce qu’elle a généré, au cœur de la crise. Ses références ne piochent pas dans l’histoire de France, telle que pieusement on la rapporte, mais dans les combats des noirs américains, celui de Mohamed Ali ou de Barbara Lee, cette élue noire qui, seule contre tous, en septembre 2001, s’opposa à la guerre voulue par George Bush, au lendemain de l’attaque des tours jumelles.

On peut penser en dehors du village

Danièle Obono, française, diplômée de l’université, bibliothécaire, députée, est aussi non-patriote. Oratrice de La France insoumise, soutien de Mélenchon, elle s’est opposée à lui publiquement, nettement, quand il a suggéré que des soldats français pourraient protéger la population gabonaise dans des troubles post-électoraux, en septembre 2016. Elle n’est pas patriote. C’est pour cela qu’il faut la défendre; précisément pour ce qu’on lui reproche. Cela va nous faire énormément de bien, pour peu qu’elle tienne la distance, d’avoir au parlement une femme que le salut au drapeau inspire aussi peu, pour nous rappeler qu’on peut penser en dehors du village.

Il faut revenir au début de l’histoire. En 2012, l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (AGRIF), un groupe catho-tradi, xénophobe et maurrassien, porte plainte contre un groupe musical lillois, ZEP (Zone d’expression populaire), pour une chanson rappante sur fonds de musette sobrement intitulée «Nique la France». Une pétition se monte pour défendre les artistes, signée par des noms reconnus de la radicalité, Besancenot ou Noël Mamère, mais aussi par Obono, alors inconnue au bataillon, qui a milité dans des combats minoritaires, culturels et trotskisants. Cinq ans passent et Obono, ancienne de la LCR et du NPA, désormais France insoumise, devient députée, et comme telle invitée au jury populaire des «Grandes Gueules», l’émission de parole brute de RMC, et là voilà confrontée à cette vieille affaire. Nous vivons dans un temps postérieur à Charlie, et l’amour de la Patrie n’est pas un détail. Ainsi donc, s’étonnent les animateurs, elle défend le droit à niquer la France? Elle parle de liberté d’expression, ce genre de chose. On lui demande si elle dit «Vive la France», puisque ce pays l’a éduquée. Elle s’amuse et biaise, se demande si on est le 14-Juillet, et elle ne se lève pas tous les matins en chantant «vive la France». Un chroniqueur mécontent l’exécute de bon sens. «Vous êtes plus facile à soutenir “Nique la France” qu’à dire “Vive la France”», dit-il, et ajoute une ode au pays qui emporte le morceau. La suite est la polémique que l’on sait.

Ici, plein de choses.

«Les Grandes gueules» sont une émission formidable, en prise avec ses auditeurs, qui n’est pas immune de l’idéologie dominante. Le show a produit deux députés, Gilbert Collard, qui est frontiste et Catherine O’Petit, qui est macronienne, mais aurait pu partir au FN avec son ami Gilbert, star comme elle de l’émission. On y entend aussi des voix de gauche. Mais la réalité droitière et patriote du pays imprègne les évidences de l’émission. Collard fait partie du consensus politique et médiatique, et de la maison Grandes Gueules. Pas une réfractaire à la narration nationale. Les Grandes Gueules ne piègent pas Danièle Obono. Ils l’étalonnent à ce qu’ils représentent, et la révèlent, différente dans son embarras. Elle n’assume pas, alors, tout ce qu’elle est. Elle tient le coup, mais en défense. C’est dommage.

La liberté d’expression n’est pas la fin de l’histoire

 D’apparence, le chant de ZEP, pour lequel Danièle Obono perd sa tranquillité n’est qu’une nouvelle version d’autres beuglantes réfractaires. «Adieu la vie, adieu l’amour», des mutinés de 17, «La Butte rouge», Le Déserteur de Vian, on a chanté contre l’horrible patriotisme et les morts qu’il charrie. «Car les bandits qui sont cause des guerres n’en meurent jamais, on n’tue qu’les innocents», écrit après la Grande guerre, ça avait de la gueule! Sous Giscard, Renaud, alerte, démontait gaiment ses compatriotes, en un temps de rance étouffement. «La France est un pays de flics, à tous les coins d'rue y'en a 100, pour faire régner, ils assassinent impunément» et puis: «Etre né sous l'signe de l’hexagone, c'est vraiment pas une sinécure, et le roi des cons, sur son trône, il est français, ça j'en suis sûr.»

Sous Sarkozy, les ZEP chargent, d’apparence à l’identique, rappant sur fonds de musette, mais dans une veine idéologique qui change tout:

«Petits bourgeois, Démocrate républicain, Ton pays est puant raciste et assassin, Les lumières des droits de l’homme,

Soit disant universels, Un mythe, un mirage, un mensonge officiel. 

Nique la France et son passé colonialiste, ses odeurs, ses relents et ses réflexes paternalistes

Nique la France et son histoire impérialiste…»

C’est la même chose mais tout est différent. Il ne s’agit plus des poilus que l’on défend contre ses généraux, ou d’une gueulante contre la beauferie.

«Ca y est c'est confirmé

Par voie ministérielle

Les nazillons sont lâchés

Les bidochons décomplexés

Carte Blanche pour les gros beauf

Qui ont la haine de l’étranger.»

Le beauf est un nazi. La France, essentiellement, est un mythe. Le colonialisme est sa vérité, et non pas sa dérive. La République des droits-de-l’homme est une illusion. Tout ceci est, idéologiquement, d’une violence extrême. On est dans la veine d’Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme, révélant «au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’un Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon»

Au bout de sa vérité

Ce discours s’entend. On peut le contextualiser. En 2010, quand sort «Nique la France»,  on sort d’un débat poisseux voulu par le pouvoir sarkozyste sur l’Identité nationale. Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, a déjà vaticiné sur les arabes, «c’est quand il y en a plusieurs que cela pose des problèmes», mais va faire interdire le voile intégral. La laïcité peut excuser le racisme. Un jeune sous-ministre du nom de Wauquiez, l’année suivante, suggèrera que Dominique Strauss-Kahn est étranger aux racines de la France et de la Haute-Loire… Mais ces vilenies ne sont pas au niveau de ce rejet absolu que la chanson proclame. Il faut l’assumer. Défendant ZEP, les pétitionnaires de 2012 ne protégeaient pas simplement la liberté des chansonnettes pamphlétaires, mais validaient un refus absolu de nos mythes fondateurs. Danièle Obono n’est pas allée au bout de sa vérité, surprise par les Grandes Gueules. Elle n’a pas dit, retenue par les convenances de sa nouvelle charge? C’est un paradoxe. Elle aurait pu aller au bout, et en aurait été d’autant plus estimable. Le lieu n’était pas forcément adéquat? Être sommé de dire «Vive la France» dans un studio de radio est une parodie, et il faut un instant pour comprendre que c’est sérieux. Il faudrait avoir l’esprit d’a-propos.

Vive la France de Monsieur Thiers ou Vive la France de Mme Louise Michel. Vive la France de l’auberge des Migrants, ou vive la France qui envoie ses troupes pourrir l’existence des épuisés de la planète et de ceux qui les défendent, à Calais notamment?

Vive la France de la divine surprise maurrassienne et du pétainisme revanchard, ou Vive la France des maquisards et des justes? Vive la France de Schoelcher l’émancipateur ou Vive la France de Rochambeau, tortionnaire des caraïbes révoltées?

Danièle Obono avait l’embarras du choix des réponses. Elle aurait pu titiller l’histoire, et rappeler que ce vicomte Donatien de Rochambeau, combattant de l’indépendance américaine, officier de la République puis de l’Empire, avait maté les esclaves révoltés de nos îles en lâchant sur eux des bouledogues, et écrivait ceci à ses subordonnés:

«Je vous envoie, mon cher commandant, un détachement de la garde nationale, suivi de 28 chiens bouledogues. Il ne vous sera passé en compte aucune ration, ni dépense pour la nourriture de ces chiens. Vous devez leur donner des nègres à manger.»

Ce fut nous, dans nos gloires.

Bref. Danièle Obono a raté l’occasion de digresser sur la patrie. Ce n’est que partie remise. Elle saura faire. Et nous saurons l’apprendre, pour ne pas être naïfs quand nous l’estimeront.

La nier est une hérésie

Dans Libération, un texte en défense de Danièle Obono affirme qu’elle a été attaquée parce que noire? C’est insuffisant. Obono, née au Gabon, a été attaquée parce que l’idéologie qu’elle avance, et que souligne son origine, est insoutenable pour ceux qui fabriquent une France étouffée d’illusion, un pays apeuré de lui-même, qui ne veut entendre que du réconfort. Le tollé suscité par les déclarations d’Emmanuel Macron sur la colonisation en témoignent. Danièle Obono, au surplus, ne prétend pas comme Macron présider à la réconciliation des mémoires. Elle est dans des luttes. Elle ne plaisante pas. Elle peut saluer le Parti des Indigènes de la Républiques, groupuscule souvent odieux de titiller aussi bien la colère que les haines, que des afro-féministes, qui juxtaposent les oppressions nées de la peau et celles que le genre vous impose. Elle s’intéresse à la jonction de la Palestine et des luttes homosexuelles. Elle voit la violence dans la police républicaine. Elle nie l’universalité de la bonne volonté comme une tromperie. Elle n’est pas que cela, et ne serait pas avec Mélenchon autrement: elle adhère et porte le «dégagisme» du mouvement et sa revendication populaire; si elle n’est pas patriote, elle aime les enfants de la Patrie. Mais elle illustre le tournant du ci-devant «Méluche», un homme de la gauche ancienne devenu son alternative; qui s’en remet aux colères les plus nettes: elles ne sont pas seulement sociales.

On peut être en désaccord avec Madame Obono, la récuser politiquement, la disputer, en détail ou globalement, la soutenir en conscience. Mais la nier est une hérésie, et souhaiter qu’elle disparaisse, une infamie hypocrite. Ce qui la justifie existe, et sans elle, qui en parle? Cela fait partie du pays. «Je suis l’Amérique, disait Mohamed Ali, la part que vous ne voulez pas voir. Habituez-vous à moi, noir, plein de confiance, sur de moi.» Danièle Obono a revendiqué cette phrase, reprise par Barack Obama à la mort du Greatest. C’est infiniment plus intéressant que le «Vive la France» que l’on chantonne ou pas. On ne prendra pas Madame Obono comme l’expression de la vérité ultime des noirs en France. Mais comme une parole politique, d’opposition fondamentale, fondamentale comme le nègre de l’immense Césaire, qui pouvait aussi bien mettre à nu la France que l’aimer et lui donner des mots. Au mieux de son assouplissement, Danièle Obono pourra être une Taubira plus immédiate. Ou elle ne s’assouplira pas, et ce sera aussi bien.

Se prendre à aimer la France

Accepter que s’entende au parlement une parole qui récuse les évidences majoritaires, voire les hégémonies fondatrices, n’est pas choses aisée. C’est pourtant la condition de la démocratie. Siégeaient au Parlement de l’Empire allemand des députés d’Alsace qui conspuaient le Reich et le pangermanisme et gardaient fidélité à la France. Siègent au Parlement israélien des députés palestiniens qui revendiquent leur antisionisme et récusent l’État dont ils participent, pourtant, à la démocratie. Siégeaient au Parlement français, dans les années 1920 des élus communistes qui ne votaient pas les crédits militaires, détestaient l’armée et l’idéologie de la victoire, au lendemain de la Grande guerre, et niaient la France blessée et victorieuse autant qu’il était possible. «Seule, la Révolution a le pouvoir d’exalter les morts tombés pour sa cause», écrivait un grand journaliste et parlementaire communiste, Paul Vaillant-Couturier, quand la République avait panthéonisé Jean Jaurès.

«Elle respire une atmosphère héroïque, la mort est pour elle une visiteuse de toutes les heures. Elle porte les victimes sur une épaule et sur l’autre un fusil chargé. Ce qui donne son vrai pris à l’amour qu’elle offre à ses martyrs, c’est sa haine de leur ennemi.»

La haine donc.

À sa manière, le communiste niquait la France, comme un rappeur, mais en l’aimant et pour une raison qui le dépassait. Niquer la France n’est pas rédhibitoire. J’ai connu un homme qui a plus fait pour notre pays que tous les braillards identitaires et patriotards qui me polluent l’ambiance, plantent des épingles dans une poupée noire qui doit ressembler à la jeune députée Obono. Georges Guingouin était instituteur et communiste avant la Seconde Guerre mondiale. Il termina celle-ci «colonel», «Préfet du Maquis», libérateur du Limousin à la tête d’une armée de maquisards. Je l’avais rencontré, jeune homme. Il m’avait raconté comment, avant même la défaite de 1940, il avait dissimulé des armes, pour préparer une suite. «Mais vous cachiez des armes contre la République?» Et oui. C’est contre la République, qui avait interdit le Parti communiste après le pacte germano-soviétique, que le fier Guingouin s’était préparé. Il en avait été, très vite, et sans attendre, le meilleur de ses soldats, quand les professionnels du nationalisme viraient collabos. Ceci pour dire que la communautariste noire qui ne dit pas «Vive la France» Danièle Obono m’inspire infiniment de bonnes promesses, et c’est en dérangeant la patrie qu’on se prend à l’aimer.

cover
-
/
cover

Liste de lecture