Économie

Le centre commercial invente le service après-vente de la France moche

Après avoir construit la «France moche» et contribué au déclin des centres-villes, l'industrie des centres commerciaux, qui se sont épanouis en périphérie, a trouvé un filon pour se sauver: généraliser le modèle aux villes elles-mêmes. Jusqu'à couvrir tout le territoire français?

Projet Issy Coeur de ville, Altarea Cogedim.
Projet Issy Coeur de ville, Altarea Cogedim.

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Plan de Campagne est célèbre au-delà de son «rayonnement régional», qui correspond à la métropole Aix-Marseille. Celle qu'on présente souvent comme la plus grande zone commerciale de France, avec ses 25 millions de visiteurs annuels, est un symbole de cette «France moche» qui s’étale sur le territoire français et défigure les entrées de ville. Le refrain est désormais connu. Un autre discours dans l’air du temps veut que cette offre commerciale construite à l’époque du tout-voiture ne corresponde plus du tout aux attentes des consommateurs.

Mais si cette histoire qu’on se raconte est vraie, comment expliquer que l’artère commerçante principale de Plan de Campagne, la galerie Barneoud, soit étendue pour accueillir, d’ici deux ans, trente-cinq nouvelles boutiques, huit moyennes surfaces, un «pôle gourmand» avec de nouveaux restaurants en plus, bien entendu, de l’incontournable parking –de 1.500 places? Et pourquoi plus de cent projets de création de centres commerciaux et de zones commerciales vont-ils sortir de terre dans les cinq prochaines années en France, selon les chiffres du Conseil national des centres commerciaux (CNCC) qui représente les acteurs de cette industrie? Un petit tour au salon de l’immobilier commercial, le SIEC, permet de mieux comprendre ce qui se trame chez ceux qui vendent la «France moche», dont le métier est en pleine mutation.

Sur place, Porte des Expositions à Paris, le visiteur curieux ou fétichiste peut repartir avec plusieurs kilos de plaquettes de présentation des projets commerciaux dans les tuyaux. Muse, un «creative shopping place» à Metz, Eden à Servon, «promenade piétonnière et végétale pour toute la famille», Val Tolosa, «la destination incontournable de la région de Toulouse», Shopping Promenade dans les environs de Strasbourg, Maine Street au sud du Mans… Aux innombrables créations de zones commerciales, il faut ajouter les rénovations et extensions du parc vieillissant: Grand Plaisir dans les Yvelines, «le shopping chic au naturel», Petite-Forêt, «le nouveau “hygge” valenciennois»...

Petite-Forêt. Immochan.

«Et si l’obsolescence était le moteur pour faire redécoller le centre commercial» et permettre de «relancer la machine des centres commerciaux», s’interroge Business Immo, le magazine du secteur, dans un numéro spécial consacré au salon. Vous avez bien lu. Le nouveau métier des «foncières» de l’immobilier commercial consiste à embellir la France moche, sorte de service après-vente d’un cauchemar urbanistique pourtant façonné de toutes pièces par les mêmes acteurs –quand il ne s'agit pas des mêmes entreprises, avec à leurs têtes les mêmes familles d'entrepreneurs, comme l'explique très bien cet article de Franck Gintrand dans Slate.

Issy Cœur de ville. Altarea Cogedim.

Sur les plus gros stands, les acteurs centraux du modèle, les fameuses «foncières», sont affublées de noms mystérieux ou impronnonçables: Mercialys, Alterea Cogedim, Redevco, Unibail-Rodamco… Sur les maquettes comme dans les vidéos en images de synthèses, le centre commercial du futur est toujours beau. Des consommateurs souriants déambulent dans les allées à ciel ouvert des «retail parks» ou aux abords des «mall» –les centres commerciaux– redesignés par des architectes célèbres et qui font la part belle à la lumière, loin de l’esthétique boîte à chaussure qui a longtemps représenté l’état de l’art.

Issy Cœur de ville | Altarea Cogedim.

Des entrées de ville à l’entrée en ville

Décrié pour son empreinte écologique, sa laideur et, désormais, rendu obsolète par les incursions du e-commerce dans tous les secteurs, le centre commercial et son concept jumeau, le parc d'activité commerciale, tentent d’accompagner leur montée en gamme généralisée par de multiples inventions lexicales et conceptuelles, souvent lunaires. Ainsi le loisir s’intègre aux zones commerciales avec le «retailtainment»: laser games, aires de jeu géantes, piscines à vague. Autre mode incontournable, les multiples termes qui doivent rendre compte du bouleversement du e-commerce: le commerce connecté, l'omnicanal, le phygital... mais l’essentiel est ailleurs.

Après avoir construit la France moche et dévitalisé les centres-villes, l’industrie du centre commercial veut inverser le mouvement de balancier. Le registre de l’industrie a considérablement évolué: il s'agit désormais de privilégier l’urbanité, la ville dense, la mixité des fonctions (commerce, logements, bureaux, loisirs, services publics), soit exactement l’inverse de la feuille de route initiale du modèle du centre commercial de périphérie. Cette reconquête du commerce de ville s’observe par exemple dans l’intérêt croissant du secteur pour les lieux de flux, comprendre les gares et autres lieux urbains de passage. La gare Saint-Lazare à Paris fait par exemple partie des centres commerciaux les plus performants du pays.

Comble de l’ironie, pour sceller cette nouvelle synergie, le salon a choisi comme invité d’honneur les centres-villes eux-mêmes. Le club des managers de centres-villes, un nouveau rôle créé pour redynamiser les zones urbaines délaissées pour le commerce de périphérie, disposait d’un espace au SIEC. Tout en rénovant son propre parc périphérique, l’industrie du centre commercial veut donc faire de son ancien concurrent, la ville dense, le marché de son redéploiement et de sa diversification. Après avoir façonné les tristement célèbres entrées de ville, le centre commercial veut désormais se redéployer et entrer dans le cœur de la ville elle-même. Car les flux ont entre temps évolué: les centres urbains s’enrichissent, Internet capte une partie des clients, les formats boîte à chaussure sont ringardisés. Comme l’affirme le responsable du Conseil national des Centres Commerciaux dans le guide des projets remis aux participants au salon:

«Des lieux de vie se développent qui mêlent de plus en plus commerces, loisirs, restauration, services, logements et bureaux au sein d’opérations mixtes, tant dans leur organisation spatiale que fonctionnelle».

Pour Immochan, filiale immobilier du groupe Auchan, la stratégie consiste à «créer des nouveaux espaces chaleureux: espace de co-working, places centrales, food courts, aires de repos sans oublier une place spéciale pour les services», indique la documentation commerciale de l’entreprise. Même accent mis sur l’hybridation chez le concurrent Altarea Cogedim:

«À la fois espaces de shopping et de bien-être, de services et de loisirs, de rencontre et du numérique, les centres commerciaux deviennent des lieux mixtes, décloisonnés et ouverts sur leur environnement.»

Au Siec, juin 2017 | JLC

Extension urbaine du domaine commercial

Laurence Dutrieux, architecte rencontrée sur le salon (VDDT Architectes), m’explique: «Il ne faut plus penser le débat en opposant centre-ville et périphérie, mais organiser des polarités». Cette tendance à la fusion commerciale s’observe dans le choix des nouvelles enseignes mises en valeur. Au côté des foncières, qui développent et commercialisent les programmes, l’autre pilier du modèle est constitué des enseignes, les «retailers», ceux qui occupent les petites cellules commercialisées dans les centres et galeries commerciales. Sont représentés en particulier les nouveaux concepts, ceux qui doivent permettre aux centres commerciaux de se démarquer, de rajeunir et de monter en gamme en faisant évoluer leur «mix merchandising».

Le projet Neyrpic à Grenoble. Apsys.

Or ces concepts sont avant tout… d’inspiration urbaine. Le journaliste Olivier Razemon, auteur l’année dernière d’une enquête remarquée sur la dévitalisation commerciale des centres-villes, s’amuse dans son livre de ce paradoxe: «la vraie ville, le “village” ou le “morceau de ville”, comme cela est parfois indiqué sur les brochures en papier glacé, reste la référence absolue des promoteurs». Isabelle Houssaye a fondé My Cookie Therapy, des biscuits qui mettent en avant leur identité parisienne, sa première boutique se situant dans le XVe arrondissement de la capitale. Comme l’explique la fondatrice, «les centres commerciaux cherchent de plus en plus à s’immerger dans la vie de quartier». Autre nouveau concept présent, Ker Juliette: un «fast good» de spécialités à forte identité bretonne: crêpe, galette mais aussi bagel ou burger breton, détaille Philippe Fontaine qui a cofondé l’enseigne avec sa fille, Juliette. Après une ouverture dans le centre-ville de Nantes et une autre à Paris intra-muros, le concept cherche à présent à s’implanter en galerie commerciale. «Toutes les foncières recherchent des concepts nouveaux, explique le spécialiste de la crêpe haut de gamme. Elles ont envie de se démarquer des autres galeries et d’apporter de la nouveauté.» Beaucoup de marques d’inspiration urbaine, notamment dans le secteur de la mode et de la beauté pour hommes, veulent également pénétrer les allées marchandes des centres commerciaux, qui déploient l'esthétique hipster masculine, ses barbershops et ses marques aux prénoms volontairement vintage.

Or, si le centre commercial se décloisonne, comment va-t-on le distinguer à terme du reste de la ville? L’extension du domaine commercial en cours pose question sur l’éventualité, à terme, d’une fusion entre les deux environnements, urbain et périphérique. Jacques Attali a estimé que la France était un hôtel. Il est probable qu’elle devienne sous peu un immense centre commercial à ciel ouvert.

Maquette de Val Tolosa, future destination retail et loisir à Toulouse, au SIEC 2017.

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