Culture

Au Japon, l'incroyable phénomène AKB48, petit groupe J-pop de 350 chanteuses

Quelque part entre la «Star Academy», la tombola et les yakuzas, le Japon a inventé un concept qui bouscule les règles de l’industrie du divertissement.

Getty
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C’est une vidéo qui a fait le tour du monde. Postée le 31 janvier sur YouTube, elle montre Minami Minegishi, une chanteuse japonaise de 20 ans, regard fixe, face caméra, à la manière d’un interrogatoire de police. Sa posture est grave, son air épuisé et sa voix sanglotante. Surtout, son crâne a été rasé à la va-vite quelques minutes plus tôt.

«Il y a un article sur moi qui va sortir dans un magazine hebdomadaire très bientôt. Je veux dire à mes fans et à toute l’équipe d’AKB48 que je suis profondément désolée. Je fais partie d’AKB48 depuis 2005, je suis de la toute première génération du groupe et je suis censée être un exemple à suivre pour les jeunes membres.» 

Deux grosses larmes commencent à couler le long de ses joues. Difficilement, la jeune fille reprend sa déclaration:

«Quand je regarde ce magazine, je suis détruite. Sans consulter le staff ou les membres de AKB48, j’ai donc décidé de me raser la tête. Je ne pense pas que vous pourrez me pardonner pour ce que j’ai fait, mais je tiens surtout à dire que je ne veux pas quitter AKB48.»


 

Les raisons d'un deshonneur

 

Si en Europe, ce mystérieux sigle AKB48 ne signifie rien, au Japon, il est pourtant sur toutes les lèvres. Avec presque quarante millions de disques vendus depuis sa création en 2005, AKB48 est tout simplement le groupe le plus populaire de l’histoire du Japon moderne. À tel point que les faits et gestes de chacune de ses très nombreuses chanteuses sont suivis à la trace. Et quelques jours plus tôt, les paparazzis du magazine hebdomadaire Shukan Bunshun ont déniché un gros scoop. Au matin, ils ont vu la jeune chanteuse Minami Minegishi sortir de l’appartement d’un garçon chez qui elle avait visiblement passé la nuit. 

Et alors? Le problème est que pour pouvoir faire partie d’AKB48, chaque chanteuse doit s’engager à ne pas avoir de petit ami, pour donner l’illusion d’une pureté virginale sans faille et surtout pour rester le plus disponible possible pour ses fans. Affichée sur la place publique pour avoir trahi la cause, la pauvre Minami n’avait donc pas d’autre solution pour éviter son renvoi du groupe. À la manière des samouraïs préférant se faire hara-kiri plutôt que d’affronter le déshonneur, elle a décidé de se raser le crâne en guise d’acte de contrition. Une image qui a rappelé de sombres souvenirs en Occident, mais qui semble avoir été bien vite oubliée au Japon.

Après avoir été tout de même éjectée du groupe principal d’AKB48, Minami Minegishi est redevenue une chanteuse à succès au sein de la formation. Aujourd’hui, sur tous les plateaux télé où elle passe, elle glisse toujours une petite blague sur les perruques ou la calvitie.

L'idole des jeunes

Un peu fatigué d’entendre toujours parler de cette histoire de crâne rasé, Alexis Francomme, animateur de l’émission française Podcast48 dédiée au groupe, tient à replacer les choses dans leur contexte, celui des groupes d’idols.

«C’est un concept inconnu en France mais très populaire au Japon. Ce sont des groupes composés très majoritairement de filles jeunes, jolies et souriantes, recrutées entre 12 et 18 ans car au Japon, dès que tu dépasses les 22-25 ans, tu es considérée comme trop vieille. Elles sont ensuite formées à tous les domaines du divertissement: le chant, la danse, la comédie ou le théâtre.»

Il en résulte un nombre incalculable de girls bands chantant des amourettes adolescentes sur fond de musique J-pop. La majorité d’entre eux naissent et meurent aussi vite que les start-up qui les ont lancés. Mais pas tous. C’est le cas d’AKB48, créé par un spécialiste du business des idols: Yasushi Akimoto. Producteur, compositeur, réalisateur et écrivain, ce dernier est une véritable figure médiatique au Japon.

Dans les années 1980, il a popularisé le concept d’idols en lançant avec succès le groupe Onyanko Club, pour qui il écrivait tous les morceaux. En 2005, il remet le couvert en affinant sa formule. Avec AKB48, il crée «les idols que vous pouvez rencontrer». Les vingt filles du groupe jouent, en effet, à fond la carte de l’accessibilité en se produisant quotidiennement dans leur propre salle, un théâtre d’à peine deux cents places situé au cœur du quartier de Akihabara à Tokyo (Akihabara qui a donné le «AKB», «48» vient de la boîte qui a lancé le groupe, Office 48). 


Ces concerts en petit comité permettent aux fans de s’approcher au plus près des chanteuses et de leur adresser quelques mots. De quoi créer chez les spectateurs une relation particulière qu’Akimoto résumait lui-même, il y a quelques années à CNN, dans l’une de ses très rares interviews accordées aux médias occidentaux:

«Les filles sont vraiment mignonnes, et ce qui attire certains, c’est qu’ils peuvent les imaginer comme leurs petites amies.»

Dream team

Mais comme AKB48 doit se produire tous les jours dans son théâtre, Akimoto et son équipe de management prévoient des remplaçantes pour parer les désistements de dernière minute. Progressivement, le groupe s’élargit et il devient de plus en plus compliqué de faire rentrer tout le monde sur une pochette de disque ou sur un plateau télé. Comme un sélectionneur de football, Akimoto décide alors de répartir les filles en cinq équipes de seize chanteuses: Team A, Team K, Team B, Team 4 et Team 8.

Puis dès 2008, dans le souci de faire d’AKB48 un groupe auquel chacune peut participer, il lance des groupes sœurs à Nagoya (SKE48), à Osaka (NMB48), à Fukuoka (HKT48), à Niigata (NGT48) et à Setouchi (STU48). On compte maintenant plus de trois cent cinquante chanteuses affiliées AKB48 dans tout le Japon. «Akimoto vient même de lancer un nouveau groupe sur un bateau de croisière», explique Brice du site internet pour fans akbgirls48.com.

Des équivalents ont aussi été créés en Indonésie, à Taipei ou même à Shanghai. «Avec l’élargissement du groupe, les fans ont commencé à dire: “Pourquoi Akimoto n’a pas inclus cette fille? Et pourquoi a-t-il retenu celle-ci?”»

«Nous recevions beaucoup de commentaires de ce genre, donc nous avons créé une dream team –comme un all-star de base-ball– basée sur le vote des fans. C’est de là que vient le concept d’une élection générale», explique Akimoto à CNN.

Aussi appelé concours de popularité, cet événement est retransmis en direct par deux chaînes de télévision et passionne les jeunes Japonais bien plus que l’élection présidentielle. Lors de ce concours, le public détermine le classement de ses quatre-vingts chanteuses préférées d’AKB48, mais aussi celles qui apparaîtront sur le prochain single. Et même s’il se défend d’être un businessman, Akimoto a trouvé le moyen idéal pour vendre des disques: les bulletins de vote pour cette élection sont glissés dans le dernier disque du groupe.

En 2014, un fan avait par exemple acheté vingt mille CDs pour pouvoir voter autant de fois pour sa membre préférée: «Il y a des dates auxquelles on peut aller serrer la main de la fille qu’on veut voir et lui parler. Un ticket donne droit à quinze secondes avec elle. La première fois, ça peut faire un peu usine car c’est dans un hangar avec les trois cent cinquante membres du groupe. Quand je vais au Japon, je prends vingt-cinq tickets», explique Brice. Avec ce système, AKB48 est devenu le premier groupe japonais à avoir vingt singles consécutifs vendus à plus d’un million d’exemplaires chacun.

Pimp my life

Vu depuis l’Europe, le business colossal généré par l’industrie AKB48 éveille évidemment quelques soupçons sur la manière dont sont traitées les chanteuses. Mais les questions restent difficiles à poser tant l’équipe de management du groupe verrouille toute communication. En 2013, le magazine japonais Shukan Shincho a néanmoins prouvé, photo à l’appui, que Kotaro Shiba, le bras droit d’Akimoto, était un membre du Goto-gumi, un groupe de yakuzas engagé dans le trafic d’êtres humains et la production de pédopornographie.


Une révélation que confirme Jake Adelstein, journaliste américain ayant passé douze ans à couvrir le crime organisé pour le Yomiuri Shimbun –le quotidien le plus important du Japon– et auteur à ce sujet de Tokyo Vice sorti l’an dernier, aux éditions Marchialy. Pour lui, Yasushi Akimoto est l’équivalent d’un zegen, c’est-à-dire un proxénète qui achète et revend des jeunes filles au marché du sexe ou à l’industrie du divertissement.

«C’est une personne terrible. Zegen est le mot le plus approprié. C’est un businessman vorace qui vaut à peine plus qu’un pédopornographe.»

Alexis Francomme n’est évidemment pas d’accord avec les accusations portées à l’encontre de son groupe préféré: «Dès leurs premiers singles, les AKB48 dénonçaient dans leurs paroles le enjo-kosai, une forme de prostitution lycéenne très répandue au Japon. Et puis il ne faut pas oublier que 50% du public d’AKB48 sont des femmes. Ce ne sont pas des hommes vieux et libidineux.» Mais au Japon, de plus en plus de journalistes reprochent surtout au système AKB48 de faire travailler jusqu’aux larmes des enfants pour des salaires de misère, sous prétexte qu’«il n’y a pas de fleurs sans pluie». Certaines des chanteuses finissent tout de même par quitter le groupe. On parle alors poétiquement de leur remise de diplôme.

«Après avoir été “diplômées”, elles se retrouvent souvent sans compétences professionnelles. Beaucoup d’anciennes membres d’AKB48 finissent alors dans le porno, l’industrie du sexe ou avec des emplois de misère. Elles ont perdu leurs plus belles années au service de Yasushi Akimoto», enrage Jake Adelstein. 

De son côté, Alexis doit bien le reconnaître: «C’est le rêve de pas mal de Japonaises mais très peu connaissent la gloire.» Les perdantes peuvent tout de même se consoler sur un point : elles garderont leurs petits copains. Et leurs cheveux.

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