France

La non-mixité, un outil politique indispensable

Après les remous déclenchés par Nyansapo, un festival afroféministe organisé par le collectif Mwasi qui prévoyait des espaces réservés aux femmes noires, la journaliste et militante Rokhaya Diallo explique pour elle la nécessité de la non-mixité pour lutter contre les inégalités et obtenir l'émancipation des minorités discriminées.

Temps de lecture: 6 minutes

Voici l’histoire d’un modeste festival féministe qui a déclenché une tempête nationale.

A l’origine de la controverse, les réseaux proches du Front National, dont son trésorier Wallerand de Saint-Just, exigent d’Anne Hidalgo maire de Paris, qu’elle agisse contre ce festival «interdit aux Blancs».

Avec une précipitation déconcertante, la première magistrate proclame sa volonté d’interdire la tenue d’un tel festival dans des locaux subventionnés par la Ville. L’antiracisme institutionnel, de la LICRA à SOS Racisme en passant la DILCRAH, se mobilise contre ce qui est présenté comme une insupportable injustice et s’attire les félicitations de l’extrême-droite.

Or, il s’agit de Nyansapo, un festival afroféministe organisé par le collectif Mwasi. Ouvert à tous.tes, il prévoit aussi des ateliers réservés aux femmes noires et ce afin qu’elles puissent échanger paisiblement sur leur condition spécifique.

La polémique s’est donc focalisée sur le sort des Blancs, alors que ni les personnes d’origine maghrébine ou asiatique, ni même les hommes noirs ne seront conviés à ces réunions. Dans une société réglée par la suprématie blanche, il n’y a bien que la condition des Blancs qui puisse si largement émouvoir et réaliser une improbable coalition d’élus socialistes, de cadres du Front National, de trolls néo-nazis et d’institutions gouvernementales.

Non-mixité subie ou choisie

Anne Hidalgo admet pourtant la non-mixité, par exemple quand il s’est agi de présenter en 2014 aux mairies d’arrondissements vingt candidats blancs dans une des villes les plus multiculturelles d’Europe…

Il y existe une différence entre la ségrégation subie et nourrie par le pouvoir et la non-mixité temporaire choisie par des personnes vulnérables.

Contrairement aux discriminations qui gangrènent la société française et se traduisent dans des exclusions quotidiennes et protéiformes dans l'espace public, les réunions non-mixtes du Festival Nyansapo ne privent aucun autre groupe de l’accès à un bien ou à un service.

Sans aucun sens de la mesure, les détracteurs de Nyansapo, n’ont pas hésité à convoquer le sombre souvenir de l’apartheid pour discréditer leur initiative. Comparaison parfaitement indécente puisqu’il s’agissait d’une exclusion codifiée et perpétrée par l’Etat.

Les réunions afroféministes non mixtes n’ont en aucun cas vocation à proposer un projet de société ségrégationniste définitif puisqu’elles s’inscrivent dans la temporalité d’un événement ponctuel. Elles offrent à leurs participantes une échappatoire, une zone de respiration dans une société oppressive.

Une tradition française

La non-mixité n’est pas nouvelle en France. La mairie de Paris elle-même ne voit aucun mal à subventionner «la Maison des femmes de Paris» qui réunit exclusivement des femmes.

Dans les années 1970, les féministes françaises, inspirées par les mouvements noirs américains, s’approprient la non-mixité comme mode d’organisation politique.

C’est ainsi que l’on peut lire sous la plume Mouvement de libération des Femmes (MLF) (revue Partisans 1970): «Nous sommes arrivés à la nécessité de la non-mixité. Nous avons pris conscience qu’à l’exemple de tous les groupes opprimés, c’était à nous de prendre en charge notre propre libération.» C’est au sein de ces réunions que peuvent éclore les revendications féministes qui aboutiront notamment à la légalisation de l’IVG.

Ce n'est pas la non-mixité qui dérange, c'est qu'elle soit pratiquée par des femmes noires

Françoise Vergès

De nombreux détracteurs se mobilisent alors contre ces militantes, allant parfois jusqu’à la violence physique, mais comme le souligne sur Facebook la politologue Françoise Vergès, témoin de l’époque «JAMAIS, une organisation antiraciste où des élus de gauche n'appelèrent à leur interdiction en se tournant vers la loi. JAMAIS».

Pour l’universitaire, la raison de l’actuelle bronca est claire: «C'est parce que ce sont des femmes noires qu'il y a cette réaction d'organisation se disant antiraciste et d'une maire de gauche. Ce n'est pas la non mixité qui dérange, c'est qu'elle soit pratiquée par des femmes noires».

Cette initiative a été vécue comme une attaque en règle de la centralité blanche si profondément inscrite dans l’imaginaire collectif. En effet, lorsque l’on est dans une position socialement dominante et centrale, lorsque sa couleur n’a jamais été un frein pour rien, il est difficilement concevable de voir des personnes habituellement subalternes organiser des espaces où sa présence n’est pas souhaitée.

La nécessité d'une parole désinhibée

Ces espaces sont nécessaires: il n’est pas difficile de comprendre que des femmes victimes de violences sexuelles éprouvent le besoin de se réunir entre femmes pour évoquer les sévices qu’elles ont subis. La présence d’hommes inhiberait une expression libre sur des sujets ayant trait au corps des femmes. On partage plus facilement son intimité avec des personnes dont on sait qu’elles ont partagé une expérience similaire. Entre victimes d’une même exclusion, on se fait confiance, on sait, on n’a pas besoin d’argumenter pour que l’autre comprenne, la fonction de la réunion est aussi de rassurer. Et puis parfois la colère et le ressentiment doivent s’exprimer pour libérer l’esprit. Une colère qui peut être désordonnée, et violente. Comment le manifester devant une personne blanche sans qu’elle ne se sente personnellement attaquée? Pour l’éviter, il faudrait réfléchir, peser, choisir ses mots. Résultat: alors que l’on est une victime de racisme qui éprouve le besoin urgent de «se lâcher sur son vécu», on se trouve contraint de ménager les sentiments des dominants. Et on n’avance pas.

Les réunions entre personnes minorées racialement ne se fondent en aucune manière sur des critères biologiques. C’est l’expérience de la négrophobie conjuguée au sexisme qui les unit dans une même catégorie. Une catégorisation subie, dont elles souhaitent discuter des conséquences entre elles, sans les bénéficiaires de cette catégorisation.

Et c’est fortes de cette expertise mise en commun que les minoré.e.s sont à même de réfléchir aux stratégies qui leurs permettront de faire évoluer leur situation subalterne. «Nous pensons être les mieux placées pour saisir les armes de notre émancipation» affirment ainsi les féministes de Mwasi. Et l’histoire l’a montré à plusieurs reprises: les personnes directement affectées par une exclusions sont les plus compétentes pour mener leur propre libération.

Comment une personne blanche peut-elle raisonnablement prétendre qu’elle «comprend» ce qu’on vit alors qu’elle avance en étant allégée de ces pesanteurs?

Sur les réseaux sociaux, j’ai lu de nombreux commentaires offusqués de personnes blanches qui ne supportaient pas l’idée que leur présence n’était –temporairement– pas nécessaire pour parler d’antiracisme.

Dans sa Réflexion sur la question juive en 1946, Jean-Paul Sartre dénonçait déjà cette tendance des majoritaires à ne pas admettre la possible autonomie des minoré.e.s (des Juifs dans ce cas). Dans son texte, le majoritaire paternaliste, qui prétend aider le minoritaire à lutter contre le racisme, est incarné par le «démocrate». Celui-ci «a la crainte que le Juif acquière une “conscience juive”» et nie «la réalité de la question juive, il veut “l‘enfourner dans le creuset démocratique”». Une manière d’interdire au minoritaire de se penser comme tel et cherche à l’inclure de force dans l’indifférenciation de l’universel, à l’assimiler. En résumé, quand «l’antisémite reproche au Juif d’être Juif ; le démocrate lui reprocherait volontiers de se considérer comme Juif».

Je n’avais jamais vu autant de Blanc.he.s désireux.ses de participer à des réunions qui concernent les femmes noires et revendiquer leur légitimité à «comprendre» les effets du racisme.

Lorsque l’on est une femme noire en France, on vit et grandit dans un pays qui ne nous reconnaît pas dans les représentations collectives, qui exotise nos corps, nous discrimine à l’embauche, nous compare parfois à des singes, etc. Cette expérience accumulée au fil des années structure nécessairement notre psychologie et notre rapport au monde. On circule dans la société avec la conscience de sa couleur et de la position sociale qu’elle induit: on n’est pas rassuré quand on voit des policiers s’approcher, on sait exactement pourquoi le vigile nous suit dans les magasins, et il nous faut travailler bien plus que tout le monde pour obtenir bien moins. C’est une conscience qui se développe et nous accompagne quotidiennement. Comment une personne blanche peut-elle raisonnablement prétendre qu’elle «comprend» ce qu’on vit alors qu’elle avance en étant allégée de ces pesanteurs? Si je reçois un coup au visage d’un inconnu dans la rue, mes proches malgré toute leur empathie et leur compassion ne sentiront pas ma douleur. En revanche, une personne qui a reçu le même coup saura exactement ce que je ressens, psychologiquement et physiquement. Et je serai sans doute plus à même d’entendre sa douleur si elle prend une tournure qui pourrait paraître disproportionnée à ceux qui n’ont pas vécu cette violence.

Remettre en question ses propres privilèges

Il est fondamental que les antiracistes blancs, qui aspirent véritablement à contribuer à la lutte, admettent le fait qu’elle doit être menée par les premiers concernés. Ils ne les aideront pas en s’imposant contre leur gré. L’histoire des minorités est celle de l’effacement. La non-mixité permet à ces paroles invisibilisées d’exister. C’est pourquoi il est capital que ces rares espaces ne soient pas préemptés par la présence de celles et ceux qui ont déjà accès à l’espace majoritaire.

La remise en question de leurs propres privilèges est la première manière d’être utile pour les dominants. Car si les minorités sont discriminées c’est que les majoritaires bénéficient de leur discrimination: si une Arabe ou un-e Noir se voit refuser un appartement en raison de sa couleur de peau, c’est un Blanc qui l’obtiendra et ce quel que soit son degré d’engagement antiraciste. Renoncer à ces privilèges indus serait déjà un grand pas vers l’égalité.

cover
-
/
cover

Liste de lecture