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Dans la peau d’une Oum, le retour

Quand une équipe de journalistes d'investigation explore les réseaux de recruteurs de Daech pendant des semaines et sort son documentaire, que se passe-t-il ensuite? Comment les sources réagissent-elles? Carnet de bord post-investigation.

©SlugNews
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Temps de lecture: 22 minutes

En février 2017, France 2 diffusait, dans Envoyé Spécial, Les Soeurs. Ce documentaire de Slug News/TVPresse racontait la vie des femmes au sein du djihad. En quelques semaines, l'équipe de grands reporters était entrée en contact avec les djihadistes via les réseaux sociaux. Ils avaient pu parler directement avec des membres de Daech qui incitent à la Hijra ou au meurtre. L'équipe avait avait tenu le carnet de bord de son investigation.

Mais après la diffusion télévisée du documentaire, l'enquête continue, et l'équipe de Slug News maintient tous ses contacts. Leur converture est-elle caduque? Les djihadistes sont-ils furieux du documentaire? Voici le carnet de bord. 

1.La colère des frères de la Dawla

3 février 2017

Hier soir France 2 ‘Envoyé Spécial’ et France 24 ‘Reporter le Doc’ diffusent simultanément notre enquête.

Ce matin, avec l’équipe, nous démarrons la seconde phase de nos investigations: raconter la djihadosphère après.  Les recruteurs et les sœurs avec qui nous sommes en contact ont-ils vu le film Les sœurs, femmes cachées du djihad? Nos profils sont-ils repérés, menacés, grillés?

Pendant plusieurs jours, on observe, on voyage de profils en profils, d’amis en amis, de chaînes Telegram, la messagerie cryptée, en salons de tchat djihadistes et ni nos amis, ni nos profils ne sont suspectés.

10 février 2017

Des contacts en Syrie nous annoncent que: «le film se balade à Raqqa et que les frères de la Dawla, (l’État, en langage Daech) sont furax». Mais sur la toile il n’y a toujours aucun signe, aucun message.

15 février 2017

Le Pentagone annonce que Rachid Kassim, la bête noire des services secrets occidentaux, est mort, frappé par un drone de la coalition en Irak.

Selon les américains, Kassim a été formellement identifié par son ADN mais la djihadosphère se méfie. Être annoncé mort c’est du déjà-vu.

Mon profil, Marie, a été en contact direct avec ce recruteur pendant l’été 2016. Au nom de Daech, Kassim aurait inspiré plusieurs attaques en France. Via sa chaîne Telegram, il exhorte jour après jour ses 335 followers à passer à l’action dans l’hexagone. Des attentats perfectionnés au meurtre de proximité, tout ce qui sèmera la terreur est bon pour lui.

En Octobre 2016, Kassim disparait de la toile. En Janvier 2017, quelques semaines avant la diffusion, l’équipe le contacte. Nous voulons une sorte de message officiel entre eux et nous, un verbatim sur la place des femmes au sein de Daech, notre message a été lu, mais ni lui ni personne ne nous répond.

2.Omar Omsen

20 février 2017

Le journal Le Monde a révélé que les services de renseignements américains auraient infiltré les communications Telegram de Rachid Kassim, et auraient transmis les informations aux services français. Ceci pourrait expliquer la dizaine d’arrestations de Français en lien avec lui via justement cette messagerie.

Sur la toile djihadiste, le testament audio de Kassim se répand. «Si vous êtes en train d’écouter ceci c’est que je ne suis plus de ce monde. Le premier message est adressé aux responsables de l’Etat Islamique.» Rachid Kassim s’énerve aussi sur le sort réservé aux sœurs:

«Vous n’avez pas la capacité cérébrale de saisir l’importance des femmes des moudjahid, agissez avec eux comme vous aimeriez qu’on agisse avec vos mères car ce sont les mères de la Oumma [la nation islamique].»

27 février 2017

Je vois passer une nouvelle chaine Telegram sur Twitter. Nous décidons de la suivre, baptisée «Studio Oms Firdaws». Studio ça fait Hollywood, «Firdaws» ça veut dire paradis en Arabe. Reste le Oms à identifier.

La chaîne a été créée le 24 février, trois jours plus tôt. 306 Membres sont inscrits. Pas de drapeaux de Daech, ni de photos de Ben Laden, on parle de guerre médiatique et l’administrateur annonce la sortie prochaine d’un film intitulé Comme des lions. Sur l’un des messages, un nom apparaît: «Omar Omsen».

Omar Omsen est considéré comme l’un des plus gros recruteurs djihadistes français, on parle de dizaines de jeunes garçons et filles. Il ne s’affiche pas Daech mais Al-Qaida, version facile à intégrer: on est très loin des grands théologiens ou d’un bureau politique de l’organisation terroriste.

Omar Diaby alias Omar Omsen est né à Dakar au Sénégal en 1976, tout petit, il s’installe avec sa famille à Nice. Adolescent, il fait dans la petite délinquance, en vieillissant, dans le banditisme. En 1995, à 19 ans, il est condamné à cinq ans de réclusion criminelle.

Dans les années 2000, il est mis en cause dans deux attaques de bijouterie à Monaco, et est aussi recherché dans le cadre d’une enquête pour trafic de pièces détachées de voitures volées. Au fur-et-à-mesure de ses allers-retours en prison, le Niçois se radicalise de plus en plus.

Omar Diaby se fait appeler «frère Omsen» ou «Omar Omsen». Il veut devenir un émir du djihad. En 2010, il joue les prédicateurs en bas des tours des quartiers populaires de Saint-Roch et de l'Ariane, à Nice. Son statut de colosse repenti impressionne les jeunes. Il enrôle et convertit des jeunes niçois par dizaines.

En 2012, il se rêve en cinéaste du djihad. Il réalise des vidéos de propagande et crée une série intitulée 19HH, qui sera vue par des dizaines de milliers d’internautes. Son nom fait référence au 11-Septembre: 19 serait le nombre de terroristes impliqués dans l'attaque; les deux HH, une référence visuelle aux tours jumelles. Les titres des films sont sans équivoque: «L'histoire de l'humanité», «La vérité sur l'islam» ou encore «La vérité sur la mort de Ben Laden». Omar Omsen organise sa filière de recrutement dans son QG, un petit snack dans le quartier Louis Braille à Nice.

Le recruteur part pour le Sénégal en 2013 dans des circonstances floues. Idem pour son arrivée en Syrie. Sur place, il crée son groupe avec les jeunes niçois qu’il a embrigadé. Il appelle ça une Katiba, un groupe de combattants. Cependant, ils restent très loin des vraies zones de combats.

En 2015, on l’annonce mort sur la toile et dans la presse. Il réapparaît en Mai 2016 dans une enquête réalisé par le journaliste Romain Boutilly et diffusée par France 2 dans le magazine Complément d'enquête.

En Février 2017, je suis là devant sa chaîne Telegram et la première question qui me vient est simple: est-ce Omar Omsen ou un fan du recruteur?

Je fais comme d’habitude avec les autres recruteurs, je lui passe un Salam’ via mon profil: j’ai 20 ans, convertie, je suis candidate à la Hijra, la Hijra c’est l’émigration en terre d’Islam mais pour les djihadistes c’est rejoindre la zone irako-syrienne.

54 minutes plus tard, l’interlocuteur répond à l’écrit un sobre: Salam.

1er mars

Pour savoir si Omsen recrute encore en 2017, Marie l'appâte: «Salam Aleykoum, je peux pas rester en France, mais je sais pas comment partir. Tu peux m'aider toi?»

Il répond trente-deux minutes plus tard toujours à l’écrit, ce n’est pas un simple bonjour mais un flot de questions précises sur moi: «Quel âge tu as? Tu vis avec qui? Tu es de quelle origine? As-tu des frères et sœurs? As-tu de l’argent? As-tu des papiers? Quand veux-tu partir

Omsen ne perd pas de temps:

«Il me faut un audio où tu passes le Salam et tu me donnes ton nom comme ça on sait que c'est vrai et que tu n'es pas une journaliste ou autres cela pour établir la confiance».

Bizarre car même sur une messagerie cryptée, la vigilance est exigée. En tous cas par les recruteurs affiliés à Daech avec qui «Marie» étaient en contact avant. Omsen, lui, semble beaucoup moins stressé par l’éventuelle intrusion des services de renseignements.

On obéit, on envoie un message et on ajoute une question cash: comment savoir que tu es le vrai Omar Omsen?

3.Ambiance «vacances au camping»

2 mars

15h22. Sur mon compte, sorte de boite aux lettres cryptée, j’ai un message vocal: «Salam Aleykoum, voilà c’est bien moi, c’est Omar Omsen», m’assure-t-il, d’un ton joyeux comme lorsqu’on annonce une bonne nouvelle à quelqu’un.

Avec l’équipe, nous n’avons pas besoin de faire une enquête parallèle pour confirmer qu’il s’agit bien d’Omsen. On clique sur ses vidéos, on compare la voix: c’est bien Omsen.

Mais pourquoi s’intéresserait-il à une petite Marie perdue derrière son clavier, qui hésite à partir en Syrie et qui n’y connaît rien à rien. A moins que, à moins qu’Omar Omsen soit encore en 2017 ce qu’il a toujours été un recruteur.

3 mars

Les arguments d’Omsen seront-ils différents de ceux de Daech? Parle-t-il façon Rachid Kassim: «passe à l’action en France car le terrain Syrien est trop dangereux, les frontières sont fermées…» Tous les arguments susceptibles de retourner le cerveau des plus fragiles sur un ton mi-religieux mi-guerrier.  

Quelles sont les différences de statut pour la femme dans son groupe, doit-on se marier avant de partir avec un combattant? Une sœur doit-elle combattre?

Va-t-il nous vendre du rêve au début puis une obligation au milieu pour finir par la culpabilité: «si tu ne viens pas tu n’aides pas la Oumma, la nation Islamique?»

A l’aune des défaites sur le terrain de l’Etat Islamique, Omsen va-t-il jouer la carte Daech est dans le faux, je suis dans le vrai? 

«Marie» a été créé pour vivre le recrutement en direct pour mieux le décrypter. Mes doigts tapent sur le clavier les premiers mots clefs, je suis un peu perdue et inquiète quand à mon statut de jeune fille seule en zone Irako-Syrienne: «j’ai entendu que les femmes sont mises dans des madafa [mi-couvent, mi-prison, la madafa est un lieu exclusivement réservé aux femmes seules] quand elles arrivent là-bas: est-ce vrai?»

Pas de longue attente avec Omsen, 15 minutes plus tard, «Marie» a déjà sa réponse d’une voix professorale cette fois:

«Par rapport à la Dawla (Daech) en fait beaucoup de personnes les ont rejoints il y a quelques années, il y a à peu près deux ans. Et ils continuent encore de les rejoindre. Mais de moins en moins de personnes y vont. (…) Leur façon de faire n’est pas tout à fait conforme à la législation d’Allah. C’est-à-dire aussi à la voix prophétique. Aujourd’hui beaucoup de personnes commencent à ouvrir les yeux. Beaucoup de femmes, beaucoup de frères nous contactent pour partir (des rangs de l’EI) mais ils n’y arrivent pas. Ces gens-là ont regretté leur choix. C’est vrai que pour les femmes, comme tu as dit, quand elles arrivent là-bas elles vont dans des madafas et elles restent entre elles. (…)»

Omsen répond à chacune de mes questions, patient, presque pédagogue, les mots qu’il utilise sont choisis pour me décrire la vie dans son camps:

«Hamdoulilah les femmes Mach'Allah elles sont là, elles patientent, elles s’éduquent chaque jour. Elles avancent, elles apprennent leur religion, elles sont entre elles. Elles font tout ce qu’il faut pour essayer de satisfaire leur mari pour celles qui sont mariées. Pour celles qui ne sont pas mariées, elles ont leur petit chez eux. Je ne sais pas si tu sais comment nous on vit ici. On a décidé de vivre dans des tentes. On améliore ces tentes, on reçoit un peu d’argent, on essaie de construire des petites maisons pour pouvoir vivre à l’intérieur, pour pouvoir faire quelques-fois des fronts. Voilà comment ça se passe chez nous. Il y a des réunions qui sont faites régulièrement. Il y a des cours pour les femmes. Il y a une salle médiatique qui est disponible pour ceux qui ont des compétences. Quand tu arrives ici, tu seras avec les sœurs.»

Je suis surprise par l'ambiance «vacances au camping» qu'il me décrit car même lorsque Daech vend son aller simple à une sœur pour Raqqa, il prévient des sacrifices qu’il faudra accepter pour vivre au Cham, histoire de mettre la fille en conditions.

Omsen affiche tout de suite sa grosse différence entre eux (Daech) et lui, pour ne pas trahir ses paroles, il faut le lire brut de texte:

«Si tu n’es pas mariée, on pourra te donner une tente où tu pourras vivre avec tout ce qu’il te faut: de quoi faire à manger, un lit, etc. Ensuite, si Allah fait que les choses avance tu pourras avoir ta petite maison. Si tu veux te marier, tu pourras te marier, si tu ne veux pas te marier, tu ne te maries pas. C’est ton choix parce que justement parmi les quatre conditions du mariage, la première condition c’est l’acceptation de la femme. Si elle accepte pas on lui impose pas. C’est comme ça que ça se passe ici. Pour la nourriture, c’est gratuit. La Katiba te fournit de la nourriture, te fournit des vivres. C’est une promesse qu’Allah a fait à toutes les personnes qui font la hijra. (...) Ce qu’on mange, tu mangeras. Ce qu’on va boire, tu boiras aussi pareil. Et voilà, en gros c’est comme ça que ça se passe.»

Pas question de guerre, de combats, de bombardements, de terreurs et de misères, il me demande de nouveau de répondre à ses questions et se dit disponible si j’ai d’autres interrogations. J’obéis, obéir c’est une règle indispensable: «J'ai bientôt 21 ans, j'ai mes papiers français et je ne me suis jamais fait arrêter. Je vis avec mon père mais ça ne se passe pas très bien. Et je mets de l'argent de côté en gardant des enfants: j'ai 1000 euros pour le moment.»

4. Précipitation

4 mars

J’allume mon ordinateur, les petites sirènes de notification résonnent, j’ai plusieurs messages tous d’Omar Omsen, une salve de questions en fait: «où est-ce que tu vis actuellement? Quelle est ta taille? Ta corpulence? Est-ce que tu fais plus femme ou est-ce que tu fais plus enfant? Si on te dit de prendre le bus, est-ce que c’est galère pour toi? Tu es débrouillarde? As-tu une carte (téléphonique) internationale?»

Encore, il ajoute qu’il faudra qu’on parle des «affaires» que je dois prendre, du voyage, de mon budget, de l’aéroport, une fois en Turquie, un frère sera là pour me prendre en charge. Tout est calculé. 

Nous lisons et réécoutons ses messages un peu étonnés car même Rachid Kassim n’allait pas aussi vite, il fallait prier beaucoup avant de décider quoi que ce soit, prendre des précautions pour ne pas être repéré et parler beaucoup et tout le temps.

Avec d’autres recruteurs aussi, les semaines défilaient pour organiser le passage en Syrie.

En à peine 3 jours, Omsen est déjà tout à l’organisation du grand départ.

Pourquoi autant de précipitation? 

6 mars

Nous poursuivons notre objectif de base: comprendre les différences entre l'Etat Islamique  et Omar Omsen car certaines de ses recrues ont rejoint malgré lui les rangs de Daech?

Toujours aussi patient, avenant même, Omsen répond du tac au tac.

«Dès que tu rentres en Turquie, on a un frère qui passe te récupérer, on te donnera l’itinéraire. On t’aura donné un rendez-vous et tu sauras immédiatement que c’est eux puisqu'on sera en contact. Et je te dirai le frère comment il est. Et de toute manière tu me diras comment tu es, comment tu seras vêtue et on lui transmet. Lui il sera au rendez-vous Inch’Allah, il te récupère et il t’emmène en sécurité dans une maison où il y aura ses femmes. C’est un homme qui est marié. Ça fait des années qu’on travaille avec cette personne, c’est quelqu’un de confiance, c’est quelqu’un qui craint Allah, c’est un musulman. Ne t’inquiète même pas par rapport à ça, toutes les femmes sont passées par cette maison. Et après lui il est en contact avec les passeurs pour savoir le moment pour te faire rentrer le plus approprié

Omsen conclue cette journée joyeusement: «Notre seul problème c’est de réussir à t’amener en Turquie. Dès que tu es en Turquie, c’est comme si tu étais là Inch’Allah.»

7 mars

Je l’interroge sur la Turquie, car c'est étrange ses insistances sur la Turquie c’est comme chez nous. La Turquie fait pourtant partie de la coalition.

J’insiste aussi sur Daesh qui selon lui ne respecte pas la législation d'Allah: «Ok mais quelle est la législation d'Allah selon lui?» Et au fait, que pense-il des attentats perpétrés sur le sol français? Et celui de Nice, le 14 Juillet 2016, la ville de son enfance, sa ville?

Omar Omsen répond le plus long message audio de nos 17 mois d’enquête, 14 minutes et 36 secondes!

Il me répète avec force et détails le processus pour arriver en Turquie. De France, je choisis un autre pays européen, je prends l'avion destination Istanbul. A l'aéroport d’Istanbul, si on m’interroge, je dis que mon mari vient me chercher. Un homme arrive, il se fait passer pour mon mari. Cet homme est envoyé par Omsen. Bref c’est simple comme un voyage classique, normal, autorisé.

«Daech sont nos frères en Allah, mais ils persécutent les Syriens, il ne faut pas les rejoindre»

Omar Omsen

4 minutes plus tard, il enchaîne sur Daech:

«La Dawla, sache que c’est nos frères en islam, c’est nos frères en Allah. Ce sont des musulmans. Maintenant ce sont des gens qui sont allés dans l’extrême. Et l’islam en fait ils l’ont compris d’un mauvais côté. Ils ont appliqué le côté dur de l’islam, ils ont pas appliqué le juste milieu de l’islam. (…) Aujourd’hui ils ont choisi la terreur, terreur, terreur, terreur (...) Ils rendent mécréants les gens sur des pêchés, sur des doutes, sur des suspicions, sans enquête. Et ils exécutent les gens seulement parce que quelqu’un a dit celui-ci c’est un espion, attention, ceci, cela… Donc ils appliquent des lois à la lettre alors que l’islam s’adapte à la personne, elle s’adapte à l’environnement, elle s’adapte au moment, elle s’adapte à l’ambiance, elle s’adapte au contexte

J'essaie de retenir les informations, je résume: «Daech sont nos frères en Allah, mais ils persécutent les Syriens, il ne faut pas les rejoindre.»

Omsen renchérit: «Quand on est en guerre, comme nous on est en Syrie en guerre, on ne doit pas appliquer toutes les sanctions pénales. Par exemple nous on doit d’abord faire la Dawa, ouvrir les cœurs de la population, leur parler d’Allah, parce qu’eux ça fait des siècles, ça fait longtemps, ils sont pas dans la religion. La Syrie c’était presque l’Occident. Les gens ils venaient faire la fête ici, il y avait des boites de nuits. Et nous on leur dit attention si tu voles je te coupe la main, si tu sors avec ta copine ça fait cinq ans, je te fouette. On n’a pas le droit de faire ça. Et le Prophète n’a pas fait comme ça. Même Allah n’a pas fait comme ça

Pour Omsen, les Syriens ne pratiquent pas l’Islam, il faut les rééduquer…

«Marie» ne va pas faire du Wikipédia, mais on parle de la Syrie, berceau de l’Islam, territoire sacré composé à 90% de musulmans Sunnites, je croyais qu’on devait sauver les Syriens justement parce que c’était nos frères en Islam? Évidemment «Marie» n’écrit pas ça, sinon elle est grillée…

«Et ce qu’il s’est passé à Nice est une chose qui est détestable d’accord? Les Kouachi ce qu’ils ont fait, ça c’est légitime, ça c’est magnifique, ça a guéri nos poitrines»

Omar Omsen

Il continue: «Alors Dawla eux, ils arrivent dans une population ça fait longtemps qu’ils ne connaissent plus l’islam. Juste ils ont maintenu les prières. Et eux ils arrivent, ils commencent à exécuter les gens, à tuer, à lapider la femme, à dire nous on applique la charia. Tu comprends? Donc ils appliquent mal la religion.»

Omsen condamne le comportement de Daech sur le sol Syrien et il enchaîne avec un débit de prédicateur: «Et ce qu’il s’est passé à Nice est une chose qui est détestable d’accord? Les Kouachi [les auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015] ce qu’ils ont fait, ça c’est légitime, ça c’est magnifique, ça a guéri nos poitrines. Parce qu’ils ont défendu le messager d’Allah. Ils sont venus et ils ont tué ceux qui ont insulté le Messager d’Allah, qui l’ont dessiné, qui ont voulu rabaisser son honneur. Donc c’est pas la même chose, ok?»

Pas ok non mais je le laisse continuer de tacler ses «frères» de Daech:

«La Dawla ça ne satisfait personne. Ils rendent mécréants, ils insultent, ils parlent mal. Et c’est pas le bon comportement. Tu comprends? C’est pour ça que nous on n’est pas rentrés chez eux. On a vu que c’était des jeunes, qu’ils étaient ignorants et qu’ils étaient impulsifs et qu’ils rendaient mécréants. Et alors si tu suis pas t’es un Mourtad [apostat en arabe, ndlr], t’es un mécréant, t’es ceci. Si on t’attrape on te tue, on t’égorge. Et ils font des films d’horreur en prenant des humains, ils les égorgent, ils les égorgent, ils les égorgent parce que c’est des ennemis. (…) Si tu ne comprends pas quelque chose tu m’envoies un message et Inch’Allah, Bi idni Allah, je te répondrai. Et que mes audio que je t’envoie restent entre nous, Barraka Allaho Fik. Et tu me dis dès que tu seras prête. Salam Aleykoum…»

J'essaie de résumer cet hymne anti Daech: selon lui, ils sont ignorants et rendent mécréants n’importe qui. Ils attaquent n’importe qui. Al-Qaïda est une organisation plus mesurée et plus savante.

Ces 14 minutes et 36 secondes sont censées me donner de l’importance à ses yeux, aux yeux du groupe, j’existe. Il me rassure aussi, je ne dois pas avoir peur… Combien de filles sont à cet instant derrière leurs claviers en train d’écouter sa propagande qui jour après jour peut les faire basculer, quitter leur famille, entrer dans la clandestinité, risquer leurs vies… 

5.La petite maison dans la prairie syrienne

8 mars

Ce matin «Marie» écrit: «Je suis une fille seule, j'ai peur, et les femmes doivent-elles combattre?» Ces mots, on ne les invente pas, ce sont ceux d’une jeune française que nous avons suivie et qui a vécu l’embrigadement. Elle avait peur mais en même temps, elle se voyait en combattante, elle avait peur mais elle voulait à tous prix aider les Syriens.

Omsen répond à 17H35 sur le sujet combat:

«Celles qui ne veulent pas, elles participent pas. Celles qui veulent…il y a plein de sœurs qui veulent mais qui peuvent pas parce qu’on pense que ce n’est pas encore le moment. Ça sera plutôt quand il y aura la grande Malhama (désigne la grande guerre avant l'apocalypse), quand on aura besoin en fait de tout le monde. Mais pour le moment non les femmes ne combattent pas

Je le relance encore j’ai peur, j’ai peur des Turques aussi, j’ai peur de tout: «Il ne faut pas paniquer vis-à-vis de la Turquie. Tu ne vas pas vivre là-bas, tu ne pars pas pour vivre là-bas donc tu t’en fiches de ce qu’il se passe en Turquie. Et toi ta priorité et ce que tu dois penser juste c’est une terre de transit sur laquelle tu dois aller pour aller en Syrie. C’est tout. Barraka Allaho Fik

Omsen ne se démonte pas, il rassure, il répète sans cesse les mêmes choses et semble prêt à le faire encore et encore, jusqu'à ce que je sois convaincue…

A ce stade, plus la peine de le citer dans le texte, imaginez qu’à chacune de mes questions, Omsen me vend la petite maison dans la prairie syrienne.

9 mars

Puisque tout est beau, léger, doux, merveilleux, la petite Marie (moi) demande à vérifier avec une sœur de son groupe! Bien sûr, on ne donne pas d’ordre à un recruteur, on l’appâte, on utilise le côté fille, on prend une voix douce et il finit par accepter ma requête.

12 mars

Une Oum vient me parler. Je note que son compte Telegram est partagé par son mari.

Elle m'écrit simplement: «Salam Aleykoum Oukhty, je suis une sœur du groupe 19HH (le nom du groupe d’Omar Omsen)».

13 mars

Ce matin, tout va très vite, Omsen me demande, à 10H14: «Tu as pu avoir la sœur?»

Je lui réponds: «elle m’a envoyé un message hier».

En réalité, je viens tout juste de découvrir que la soeur m’a contactée.

Malgré tout, neuf minutes plus tard, il me relance: «Tu as d'autres questions ou tu veux encore attendre? L'attente n'est pas bon car plus les jours avance et plus c'est difficile de rentrer». Je veux d’abord échanger avec cette femme avant de continuer à parler au chef du groupe.

Je suis directe avec elle, je veux tout savoir du quotidien d’une fille dans le camp?

Elle me répond par des messages écrits, impossible de savoir s’il s’agit réellement d’une femme qui serait vraiment sur place et libre de tout me dire… Sans être paranoïaque, on s’interroge légitimement et on se souvient que les sœurs de son groupe ne s’expriment pas comme ses «combattants» dans les films 19HH.

Pour une sœur de la djihadosphère, c’est rare aussi cette ambiance «écrit». Tout au long de notre enquête, nous avons communiqué avec les filles façon petits messages audio qui s’enchaînent.

Elle écrit: «Pour les femmes ici il y a une organisation. Nous avons des cours d'arabe de Tajwid (pour apprendre le Coran, ndlr). Des cours médiatiques et de sport qui reprendront d’ici peu Inch’Allah. En ce qui concerne la guerre nous sommes dans un lieu en sécurité Bi idni Allah.  Nos maris font leur ribat (chez les djihadistes, signifie monter la garde sur la ligne de front) et nous les soutenons dans ses travaux pour Allah. En ce qui concerne la difficulté Hamdoulilah Oukhty nous sommes dans un lieu tellement calme que nous pouvons parfois oublier que nous sommes en Syrie.»

Même version que son chef, selon elle : c’est la belle vie en zone irako-syrienne.

En lisant et relisant ses messages, nous pensons qu’il ne s’agit pas d’Omar Omsen derrière ce clavier. Les phrases sont claires, écrites en bon français. Le Niçois est moins doué avec la langue de Molière.

15 mars

Je répète, via un message vocal, mes craintes à cette soeur, j’ai peur et je ne suis pas mariée. Je lui fais aussi part de mes interrogations: «comment puis-je savoir qu’elle est bien une femme, puisqu’elle n’envoie jamais de message audio

Toujours pas d’audio, donc pas de voix, 90 minutes plus tard, elle écrit: «alors tout d'abord je prends Allah à témoin que je suis bien une femme. Et oui Oukhty pour ma part je suis venue avec mon mari. Les femmes qui viennent célibataires demandent souvent à se marier une fois ici. Elles ont le choix. Ensuite nous sommes une vingtaine de sœurs dans le groupe. Toutes sont mariées Hamdoulilah. Mais nous avons aussi des femmes de martyrs.»

Cours d'arabe pour apprendre le Coran, cours médiatique, sport, mariage; et le peuple Syrien alors? À ma question, «Et je me demandais aussi comment, nous les Oukhty, on peut aider les Syriens quand on est là-bas?»

Elle répond encore 90 minutes plus tard, elle n’est pas aussi rapide que son chef, sans doute n’est-elle pas comme lui tout le temps derrière son clavier: «Nous aidons les Syriens en encourageant nos maris vis-à-vis du djihad et ne leur obstruant pas le sentier d’Allah. Après nous partageons des moments avec les sœurs syriennes: repas, cours, etc.»

Je lui répète que je serais plus rassurée si elle m’envoyait ne serait-ce qu’un message vocal. À la question pourquoi écrire et ne pas parler, elle répond qu’elle est fatiguée et qu’elle peut m’envoyer vers une autre sœur si ça me rassure d’échanger en audio. Bizarre encore car le temps d’écrire est aussi long que celui de parler.

Bref, la sœur susceptible de me parler à l’audio n’apparaîtra jamais. La soeur ne cherchera plus non plus à me contacter.

6.Comme des lions

20 mars

Je n’ai pas donné de nouvelles à Omar Omsen pendant 7 jours et lui ne m’a pas relancée, mon côté trouillarde l’a-t-il lassé?

Je le relance encore avec mon mot clef, la peur: «Salam Aleykoum Akhy, je dois dire que j’ai très peur, je suis très jeune. Je voulais savoir si jamais ça ne me plait pas, est-ce que je peux repartir?»

A la question pouvoir repartir, pour la première fois, Omsen ne répond pas directement: «Ma sœur, le film 19HH Comme des lions sort ce soir Inch’Allah».

C’est le jour de la sortie de son nouveau film, le recruteur remet sa casquette de réalisateur. Son équipe crée des groupes afin de pouvoir échanger avec les internautes sur le film.

Quelqu’un m’inscrit sur le groupe réservé aux sœurs, il y en aura un autre pour les frères. Qui m’a inscrite? Je l’ignore.

Sur le groupe, les sœurs s’impatientent en regardant le niveau de téléchargement du film 10%!

Une heure plus tard: 20%, les sœurs du groupe en profitent pour parler de tout et surtout de religion.

L’une demande: «Que diriez-vous d’une femme qui n’arrive pas à se lever la nuit pour prier?» Une autre écrit «quelles lectures me conseillerez-vous pour booster ma foi

A la fin de la journée, elles sont 90 inscrites sur le groupe. Impossible de savoir si elles sont en Syrie, en France, en Belgique. Seule certitude: elles sont francophones.

Grosse déception pendant la soirée dans un message signé Omar Omsen: quelqu’un aurait essayé de pirater ses réseaux, le chargement est corrompu, il faut tout recommencer Rendez-vous demain. Déçues, certaines filles jurent qu’elles resteront connectées toute la nuit si, il le faut pour être les premières à voir le film.

Moi je me déconnecte.

21 mars

Ce matin, le film n’est toujours pas visible et problème, des sœurs découvrent qu’une liste de VIP aurait eu accès au film en avant-première.

Les sœurs sont vexées, les filles commencent à s’engueuler, elles trépignent, elles veulent voir le film! Mais Youtube bloque le film…

Bref, la sortie de Comme des lions ne se déroule pas comme à Hollywood.

Pendant la petite polémique, Marie écrit qu’elle a peur et qu’elle veut être certaine de pouvoir rentrer si cela ne lui plaisait pas. Il ne s’agit pas d’une question anodine mais d’un fait, certaines sœurs sont séquestrées en Syrie, qu’en est-il chez lui?

Je lui écris: «qu’est-ce que tu penses du fait que j’ai encore un peu peur? Tu ne m’avais pas répondu l’autre coup même si je pense que tu es très occupé».

2 minutes plus tard et en pleine polémique sortie de film, Omsen répond: «Mdr c normal». Marie le relance: «d’accord parce que j’ai 21 ans, je suis encore très jeune, des fois je ne sais pas trop quoi faire».

25 minutes plus tard, réponse: «Fais nous confiance Inch’Allah, tu dois partir et on sera bon avec toi par Allah et tu ne voudras pas repartir car il y a la religion ici. Et si tu le souhaites tu pourras même te marier et si tu ne le veux pas alors tu vivras ta religion librement et nous, nous serons à tes côtés pour te soutenir par Allah.»

Omsen ne promet pas à Marie qu’elle pourra repartir…

22 mars

Omsen m’envoie lui-même le lien Youtube du film. Serait-ce une marque de confiance, une flatterie qui devrait me faire plaisir? Youtube complique la sortie du film: la plateforme supprime systématiquement la vidéo.

Avant de regarder Comme des lions je m’arrête sur sa durée: 3h22, c’est très long. 

Essayons de faire une critique factuelle: ce n’est pas Marie la petite convertie qui regarde le film mais une spectatrice de 20 ans. Défilés d’interviews de personnages annoncés comme «savants», abus d’effets spéciaux, commentaire Omar Omsen qui prend sa plus grosse voix, montages d’images d’horreurs syriennes, corps déchiquetés, familles qui hurlent, bombardements, victimes mélangées du régime de Bachar El Assad et des frappes de la coalition. Le film retrace aussi le parcours de jeunes français, des hommes, qui ont fait leur hijra aux côtés d’Omsen, et sont ensuite morts en martyr. Certaines images sont insoutenables.

Parmi les sœurs que nous avons rencontrées, toutes sont passées par la phase vidéo de propagande, parfois jusqu’à l’obsession. Des vidéos qui vous posent dans un état d’esprit confus, qui vous culpabilisent de ne pas agir, qui banalisent la mort des autres, la terreur…

On interroge Omsen, ces images de guerre insoutenables sont-elles filmées par lui, sont-elles la description de son quotidien?: «Mdr ce n’est pas là où nous vivons. Nous montrons que ce sont les Syriens qui vivent ça et on est venus les défendre mais nos maisons sont en sécurité. Si c’est la mort que tu fuis alors sache qu’elle viendra te prendre même dans ta chambre le jour qui est déjà décrété».

Je me déconnecte.

24 mars

Le film a exercé sur certaines sœurs son rôle: les convaincre de faire la Hijra, les bouleverser, les culpabiliser. On lit «Qu’Allah nous facilite la hijra à mon mari, mon bébé et moi». Une autre: «j’espère vous rejoindre le groupe de Omar». Ou encore: «j’ai vu le film il est vraiment bien, après l’avoir vu j’ai médité et je me suis vraiment remise en question».  Mais aussi: «Qu’Allah nous guide et nous facilite la hijra, qu’Allah nous raffermisse. C’est vrai que le visionnage du film te fait te rendre compte de ta petite vie ridicule».

Omar Omsen est encore actif, 5 ans après les premiers départs, le recruteur n’abandonne pas: «Sors de chez toi avec tes affaires et c’est fini».

C’est fini, oui, Marie n’existe plus, nous fermons nos comptes en mai. Entre temps Omar Omsen ne m'aura jamais recontactée. 

En mai 2017, sur la page consacrée aux discussions entre soeurs sur le film, elles étaient encore 91 et plusieurs manifestaient le désir de rejoindre le groupe d'Omsen en zone irako-syriene. 

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