Culture

Comment l’écriture répond-elle à la violence?

En partenariat avec les Assises Internationales du Roman, festival incontournable de littérature, Slate.fr publie chaque jour un texte d'écrivain. Ici, Harry Parker revient sur son expérience de soldat.

<a href="https://en.wikipedia.org/wiki/War_artist#/media/File:El_Tres_de_Mayo,_by_Francisco_de_Goya,_from_Prado_thin_black_margin.jpg">El tres de Mayo</a> | par Francisco de Goya via Wikimedia CC <a href="cr%C3%A9dit%20photo">License by</a>
El tres de Mayo | par Francisco de Goya via Wikimedia CC License by

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Je crois que l’écriture est encore le moyen le plus sophistiqué de communiquer une histoire. Malgré l’existence de technologies comme les films et les jeux vidéo, la littérature demeure la meilleure forme de réalité virtuelle: elle crée un monde dans l’esprit du lecteur, en autant de dimensions qui soient.

Le roman peut nous transporter dans un environnement, une idée ou une époque qui sont nouveaux et profonds. Il peut aussi montrer la violence et la souffrance, et même en emmenant le lecteur dans la tête de l’auteur ou de la victime de la violence.

Après avoir écrit un passage violent, et si tout se passe bien, j’éprouve souvent ce qu’éprouvent mes personnages : un mélange d’adrénaline et de tristesse.

À certains égards, je me suis infligé une légère violence. J’ai rendu la scène aussi vivante que possible dans mon imagination et cela peut être douloureux. J’espère alors qu’elle revivra avec autant de force dans l’imagination du lecteur et qu’il ressentira ce que j’ai ressenti.

Il y a, bien sûr, une responsabilité de l’écrivain, surtout auteur de fiction. La violence en littérature ne doit pas être gratuite ni exister pour elle-même. Elle doit être fidèle à la réalité pour que le lecteur puisse comprendre sa place dans le récit.

Quand j’étais militaire, j’ai compris combien la violence pouvait être déshumanisante. Dès qu’un autre soldat était tué ou blessé, il aurait été facile pour nous d’aller faire la patrouille suivante en ayant le cœur plein de vengeance et d’agressivité. Nous devions veiller à ne pas en ressentir: en présence de telles émotions, l’exercice de notre métier mènerait à de piètres décisions et, au pire, à des atrocités.

L’ennemi que j’ai combattu était souvent un objectif sans visage sur une carte, ou une lumière au bout d’une arme à une fenêtre, une ombre dans la nuit. Il y avait des missions décrites par des verbes comme: «Détruire», «Vaincre», «Neutraliser». On essayait de me faire violence, et le moyen le plus facile de faire violence est de déshumaniser.

Mais il y avait aussi les gens que je voyais dans les marchés ou en train de cultiver les champs: ils avaient mon âge, ils paraissaient aussi effrayés que je l’étais et, pour finir, ils faisaient ce qu’ils croyaient juste de faire.

Quand je me suis tourné vers l’écriture, j’étais donc bien conscient que, dans la culture populaire, certaines descriptions diabolisent l’ennemi. Cela ne me semblait pas réel. Bien que j’aie ressenti de la colère au sujet de ce qui m’était arrivé, elle n’a que peu duré et n’a jamais été dirigée contre ceux qui avaient posé la bombe sur laquelle j’ai marché.

Tenter d’imaginer la façon de voir de l’ennemi m’intéresse tout le temps. Même s’il m’avait fait sauter sur une bombe, il fallait que je lui confère une réalité pour le comprendre.

D’une certaine façon, l’écriture a été un moyen de me ré-humaniser. Dans mon livre, des personnages posent une bombe qui blesse un militaire. Ce sont des hommes jeunes qui vivent dans un pays ravagé par la guerre et ont peu de perspectives d’avenir.

Et si j’admets qu’en tant que Blanc occidental, j’ai apporté mes propres préjugés, j’ai tenté de les rendre aussi fidèles à la vérité et aussi crédibles que j’ai pu.

Les motifs pour lesquels je me suis fait soldat n’étaient pas idéologiques : il s’agissait de choses comme avoir un travail bien payé, de l’assurance, les liens de l’amitié. Mon ennemi ne pouvait-il pas avoir des motifs semblables?

À mesure que j’écrivais, je me suis demandé comment je réagirais, ce que je ferais si un char envoyé par une nation étrangère passait devant chez moi tous les jours. Je prendrais peut-être les armes.

Pour moi, l’une des responsabilités majeures de la littérature est donc d’ouvrir les yeux du lecteur sur les deux aspects du conflit, aussi difficile qu’il puisse être de regarder au-delà du traumatisme de la violence.

Comprenez-moi bien. Il y a des gens et des groupes dont les actions sont seulement odieuses et si contraires aux valeurs humaines qu’il est impossible de s’identifier avec eux de quelque manière que ce soit. Et je ne me suis pas adouci en changeant de métier. Je crois toujours qu’il peut être utile de recourir à la force pour vaincre nos ennemis. Mais j’ai l’impression que, bien plus souvent que nous l’estimons de prime abord, il existe des lignes de conduite autres et plus intelligentes, qui exigent de notre part une meilleure compréhension de l’ennemi.

La littérature est un lieu dans lequel nous pouvons explorer la violence et mettre en cause les notions d’«eux et nous»: un instinct de survie auquel sont reliés des câbles. Dans un monde de plus en plus connecté, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas le faire.

Le texte de Harry Parker a été écrit pour les AIR17, festival conçu et produit par la Villa Gillet, en partenariat avec Le Monde et France Inter, en co-réalisation avec Les Subsistances. Les AIR17 se tiennent jusqu'au 4 juin, aux Subsistances à Lyon.(Programme/réservations ici).

Harry Parker participera notamment à la table ronde «Comment l’écriture répond-elle à la violence?» ce 1er juin à 19 heures. Dans un monde dominé par la violence et la guerre, quelle puissance peut garder la littérature? Comment peut-elle lui répondre? Comment peut-elle la traduire? Quelle légitimité a-t-elle pour évoquer l’épreuve de l’horreur, de la douleur? Quelle liberté peut-elle encore avoir? Quelle part peut encore garder l’imagination? Que peut-elle imposer au lecteur? De quel courage doit-elle faire preuve? De quelle pudeur? La littérature peut toujours témoigner. Du génocide du Rwanda à la guerre en Irak, le roman tente de se frayer une voie pour dire l’indicible ou l’insurmontable. Avec Scholastique Mukasonga (Rwanda/France) et Diego Trelles Paz (Pérou), animé par Olivier Pascal-Mousselard (Télérama). En partenariat avec l'Institut Cervantes.

 

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