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Pourquoi des facs américaines créent des espaces de non-mixité raciale

Plusieurs universités américaines ont créé des résidences et groupes de travail spécifiquement pour étudiants noirs. Après la polémique sur le festival Nyansapo en France, regardons comment les choses se déroulent outre-Atlantique.

Un débat à Spelman College, une université créée en 1881 pour les femmes afro-américaines, à Atlanta le 17 novembre 2016 |. PARAS GRIFFIN/AFP
Un débat à Spelman College, une université créée en 1881 pour les femmes afro-américaines, à Atlanta le 17 novembre 2016 |. PARAS GRIFFIN/AFP

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A la rentrée 2016, l’université du Connecticut a ouvert Scholars House, une résidence et un groupe de travail spécialement créés pour répondre aux besoins spécifiques des étudiants afro-américains du campus. Techniquement, ces dortoirs sont ouverts à tous les étudiants hommes qui s’intéressent aux «débats sur l’expérience des hommes noirs dans le cadre universitaire». La résidence –pour 50 personnes sélectionnées sur dossier– n’est donc pas officiellement réservée aux Afro-Américains, mais la mission du programme est bien d’encadrer les scolarités des étudiants noirs.

« Le but est d’aider les étudiants noirs dans leur travail universitaire, de leur fournir des tuteurs, des conseillers qui les aident à se préparer pour faire des masters», explique Eric Hines, un des professeurs qui a aidé à la création de cette initiative.

L’approche de Hines, qui est lui-même afro-américain, est pragmatique: à l’université du Connecticut, les étudiants noirs, particulièrement les hommes, sont moins nombreux à obtenir leur diplôme en six ans que les autres. Dans de nombreux cas, ils sont issus de milieux modestes et se sentent isolés dans des campus où la grande majorité des élèves sont blancs et issus des classes moyennes et supérieures.

Sur le campus, Scholars House est une «communauté d'apprentissage» parmi d'autres: il y en a une pour femmes intéressées par les carrières scientifiques, ou encore une autre centrée sur les cultures latino-américaines.

Malgré ces bonnes intentions, la création du programme a fait débat sur le campus. Plusieurs élèves pensent que ce genre d'initiative risque de renforcer les divisions et les stéréotypes, en donnant l’impression que tous les étudiants noirs ont les mêmes besoins. Récemment, d'autres universités, notamment l'University of Iowa et Cal State Los Angeles ont créé des initiatives similaires, qui ont aussi été abondamment critiquées.

Un espace protégé

Comme ce fut le cas en France avec les ateliers non-mixtes du festival afroféministe Nyansapo, la controverse s'est développée rapidement. Les médias conservateurs ont parlé de dortoirs «interdits aux blancs» et hurlé au «racisme anti-blanc». Le site Daily Caller a illustré son article sur le sujet avec une photo historique de manifestants blancs favorables à la ségrégation raciale dans les écoles, comme si la création d'un groupe d'entraide pour étudiants noirs était l'équivalent de la ségrégation institutionnelle subie par les noirs dans le Sud des États-Unis.

Dans le cas des ateliers et de cette résidence non-mixte, la question sous-jacente est similaire: volontairement regrouper des gens de mêmes origines ethniques peut-il être bénéfique dans certains contextes

En France, les membres du collectif Mwasi parlent d’une façon de «saisir les armes de notre émancipation» et de libérer la parole. Les créateurs de Scholars House évoquent une communauté de soutien qui permet de personnaliser l'expérience universitaire.

Dans The Chronicle of Higher Education, Kathleen Wong Lau, qui s’occupe des questions de diversité à San Jose State University, explique que, pour les élèves issus des minorités, «leur expérience sur le campus est une expérience d’interaction avec la différence». En tenant compte de ce contexte, elle pense qu’il est important pour eux «d’avoir un espace protégé avec des gens comme eux, qui vivent la même chose».

Une transition

Cette séparation n'est pas un but en soi, mais une transition pour faciliter la scolarité. Aux États-Unis, il y a aussi de nombreuses résidences et communautés d’apprentissage réservées aux etudiants qui sont les premiers de leurs familles à aller à la fac, ou des résidences pour personnes LGBT, ou des résidences sans alcool, pour étudiants qui veulent éviter de rechuter. D’autres sont simplement lancées autour d'intérêts communs.

«Les sororités et fraternités sont depuis longtemps divisés par genre, sans que cela ne pose problème, et les gens sont pour la plupart favorables à des systèmes de soutien pour les étudiants pauvres ou dont la famille n’a pas été à la fac. Mais l’angle racial génère de nombreuses critiques et controverses politiques», écrit la journaliste Emily Deruy dans The Atlantic.

Des études montrent que les élèves en difficulté bénéficient de tuteurs et groupes de soutien, donc exactement ce que propose Scholars House.

La nécessité de séparation

À l’université de l’Iowa, ce sont les étudiants noirs eux-mêmes qui ont demandé la création du programme Young, Gifted and Black («Jeune, Talentueux et Noir»), ouvert en 2016. Comme Scholars House, cette résidence n’est interdite à personne, mais de fait, elle est pensée comme une sorte de sanctuaire pour les étudiants afro-américains. 

«Ces étudiants étaient déjà marginalisés et l'idée est de leur donner un lieu de soutien où ils peuvent se revigorer», explique une directrice des résidences universitaires dans la presse locale.

Dans le même article, l'un des étudiants qui a poussé à la création du lieu, décrit ainsi la nécessité de séparation:

«Il n'y a vraiment aucun autre espace sur le campus où ces étudiants peuvent parler de problèmes et de questions specifiques aux étudiants afro-américains.»

Dans le discours des jeunes interviewés sur ces questions, on retrouve l'idée d'une différence insurmontable entre les Afro-Américains et les autres. Sur le site de Young, Gifted and Black, une vidéo donne la parole à plusieurs résidents, tous noirs ou métisses. Ils parlent d’un sentiment de sécurité et de confort de pouvoir vivre avec des gens comme eux, avec lesquels ils n'ont pas besoin d'expliquer leur différence. 

Une étudiante explique ainsi pourquoi elle apprécie cet espace:

«On est à l’aise, honnête, sans filtre. C’est quelque chose que les étudiants qui ne viennent pas des minorités ethniques peuvent vivre tout le temps, mais les noirs commencent seulement à le découvrir.»

À l'université de Princeton en 2015, des étudiants ont demandé des «salles d'affinité» dans leur centre culturel, avec une séparation par thème ethnique (latino, afro-américain, asiatique etc...)    

«Parfois, tu veux juste être dans un espace avec d'autres qui ont les mêmes origines culturelles. Tu ne veux pas que la moindre de tes phrases soit analysée et débattue, comme c'est souvent le cas dans les espaces communs du campus», explique une étudiante impliquée dans une association latino.

Les clubs, organisations et résidences informelles pour Afro-Américains ne sont pas nouvelles sur les campus, même si elles connaissent une résurgence. Dans les annees 1970-80, ces structures sont apparues lorsque les universités sont soudain devenues plus diverses.

Il existe également aux États-Unis plusieurs universités pour étudiants noirs, qu'on appelle les Historically Black Colleges. Ces établissements, dont Howard (Washington DC), Spelman (Atlanta) ou Morehouse (Atlanta), ont ete créés au XIXe siècle pour éduquer l'élite afro-américaine dans une Amérique ségréguée. Ils ont subsisté depuis et, même si les blancs ne sont pas interdits, ils sont extrêmement minoritaires dans ces établissements. Certains élèves noirs y voient l'occasion de faire leurs études dans un cadre où ils ne seront pas en situation minoritaire. L'idée de s'inscrire dans une tradition historique de fierté noire est aussi l'un des attraits.

Des espaces sanctuaires

Mais de plus en plus, la méthode d'acquisition de ces espaces «protégés» fait polémique. À l'université Oberlin début 2016, l'union des étudiants noirs a demandé une rémunération au salaire horaire minimum pour les militants noirs du campus, le licenciement de certains employés et des espaces sanctuaires pour noirs dans la bibliothèque. La liste commençait par déclarer qu'Oberlin College était un établissement fondamentalement «immoral». Le président de la fac, qui a refusé leurs demandes, a qualifié la liste de «perturbante».

Fin mai, à Evergreen dans l'État de Washington, des étudiants ont harcelé et demandé le renvoi d’un professeur parce qu'il avait critiqué un événement sur le campus intiulé «Jour d’Absence», au cours duquel l’université a organisé des ateliers pour les personnes non-blanches. Cette année, les blancs étaient invités (mais pas obligés) à quitter le campus pour participer à des discussions sur des thématiques d'exclusion et de racisme, mais dans un autre lieu.

Face à ce bouillonnement, les universités créent des centres «multiculturels» et embauchent des «responsables de la diversité», les diversity officers (plus de soixante-dix ont été recrutés depuis 2015). Le New York Times a suivi l'une d'entre elle, et son travail consiste principalement à éviter les microaggressions au jour le jour. L'ampleur de la question est telle que des emplois sont créés simplement pour essayer de la démêler, et d'aider les élèves à  mieux vivre au quotidien. 

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