Santé

Cannabis: les nouveaux brouillards français

De simples «contraventions» sanctionneront bientôt les consommateurs. À elle seule cette mesure de police ne règlera en rien la somme des questions sanitaires, économiques et politiques. Quant au cannabis thérapeutique, officiellement autorisé, il est toujours inaccessible en France.

ALAIN JOCARD / AFP
ALAIN JOCARD / AFP

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Qui aurait un jour imaginé que c’est Gérard Collomb qui entrouvrirait la voie à la dépénalisation de la consommation de cannabis en France? Or, c'est bien le nouveau ministre de l’Intérieur, qui a ainsi annoncé, le 24 mai sur RMC-BFM-TV, que de simples contraventions (avec paiement immédiat) seront mises en place «dans les trois-quatre mois», conformément au programme du candidat Macron. «Nous lançons sans attendre les mesures de réflexion et de concertation sur le sujet pour une mise en œuvre d’ici à la fin de l’année», a précisé l’entourage du ministre de l’Intérieur.

L'affaire a son importance: l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies évalue à 700.000 le nombre de personnes qui, en France, consomment quotidiennement du cannabis. La sortie de Gérard Collomb a donc été décryptée par Christophe Castaner, porte-parole du gouvernement :

«L'année dernière, 180.000 personnes ont été constatées en infraction d'usage et de stupéfiants. En moyenne c'est six heures de procédure pour le policier ou le gendarme, autant pour le magistrat chargé du dossier. In fine, il y a eu 20.000 rappels à la loi ou injonctions thérapeutiques. Est-ce que le système est efficace? Non.

Emmanuel Macron candidat (...) avait annoncé qu'on voulait des mesures efficaces: la possibilité de donner une contravention d'une centaine d'euros, avec paiement le plus rapide possible, instantané dans certain cas. Et puis ensuite des mesures coercitives qui peuvent aller jusqu'à la prison si la personne ne paie pas ou ne rentre pas dans le rang. [...] Ce n'est pas de la dépénalisation, c'est de la contraventionnalisation. On reste dans du pénal. Emmanuel Macron n'a pas souhaité ouvrir ce débat-là
car consommer des stupéfiants reste grave et dangereux pour la santé, en particulier pour les plus jeunes

Un risque de sur-sanction inégalitaire?

 

L’annonce du ministre de l’Intérieur a aussitôt été applaudie par les policiers. «Le ministre, en faisant sienne cette revendication syndicale de longue date, répond à une demande forte de simplification et d’allégement du travail, sans sacrifier à l’efficacité», a notamment déclaré Philippe Capon, secrétaire général de l’UNSA-Police. Favorable à «une simplification des procédures pénales», le syndicat estime que «les procédures habituelles concernant les usagers se révélaient jusqu’à présent trop lourdes, au vu des sanctions pénales, et trop chronophages pour les services de police» et qu’elles n’avaient de plus «jamais démontré la moindre efficacité en matière de lutte contre les trafics».

Les réactions ont été plus mitigées côté justice. «Si cela peut permettre à la justice de mieux fonctionner, nous n’y sommes pas hostiles. Mais nous souhaitons que cela ne baisse pas le niveau de répression, car il y a des infractions qui méritent d’être réprimées et que cela puisse se faire sous le contrôle du juge»a déclaré au Figaro Jacky Coulon, secrétaire national de l’Union syndicale des magistrats. 

Et tout en réclamant une véritable action politique vis-à-vis du cannabis, les spécialistes des addictions et de la réduction des risques sont pour l’heure inquiets de l’annonce du ministre de l’Intérieur. «Il est significatif que pour une fois, d’entrée de mandat et par un ministre important une évolution de la réponse au cannabis soit évoquée, explique Jean-Pierre Couteron, président de Fédération Addiction. Il est toutefois regrettable que ce soit le seul ministre de l’Intérieur au nom des seuls arguments ‘’simplifier le travail’’ des policiers qui parle, quand on sait ce qui se joue dans les Consultations jeunes consommateurs –ou quand on ne veut pas le savoir! Quant à la contraventionnalisation, elle comporte un vrai risque de sur-sanction inégalitaire de l’usage, comme l’ont bien montré, par exemple, nos collègues d’Addiction Suisse.»

La mainmise du marché noir

 

C’est là une analyse à rapprocher de celle faite sur France Culture par le juriste Renaud Colson, maître de conférence à l'université de Nantes, co-auteur avec Henri Bergeron, de l’ouvrage de référence Les Drogues face au droit (PUF).

«L’annonce du ministre de l’Intérieur peut être soit une désescalade pénale symbolique, soit un tour de vis répressif. C’est seulement dans la mise en œuvre du projet que l’on en saura plus (…) On peut très bien imaginer une amende forfaitaire pour tous les individus qui se feraient attraper avec un joint ou deux sur eux. Dans ce cas, on rentre dans une logique d’assouplissement réel, mais une logique qui ne change pas grand-chose au fond puisque ni sur la question des trafics ni sur celle des dangers sanitaires, on ne fait bouger les lignes. C’est toujours le marché noir qui détermine les approvisionnements et les modes de fonctionnement du marché en général.»

Pour la Fédération Addiction, une erreur majeure consisterait, pour le gouvernement, à se borner à «toiletter les pratiques policières». Pour ces soignants, l’heure est venue de réformer la politique des addictions en se fondant «sur une politique de réduction des risques validée dans le cadre d’une régulation globale de l’usage de cannabis». Aussi regrettent-ils que l’axe police/justice soit le seul angle d’attaque annoncé par le gouvernement.

«D’autres pays ont compris et mis en œuvre des politiques qui prennent à bras le corps les dimensions sociales et éducatives de l’usage de cannabis, notamment chez les plus jeunes et les plus vulnérables, ajoutent-ils. Ce serait une erreur de ne pas assumer la nécessaire transformation de nos réponses.»

Or, Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé est (pour l’heure) totalement absente du dispositif gouvernemental.

Quelle réponse sanitaire?

Pour les spécialistes de la prise en charge des addictions, cette absence signe le fait que pour Emmanuel Macron l’usage de stupéfiants n’est ni une question de santé publique ni une question de libertés individuelles mais bien un problème d’ordre public. «En cela, le gouvernement rompt avec les principes qui justifient depuis l’origine la pénalisation de l’usage des stupéfiants en France», observe dans une tribune publiée par Le Monde, Yann Bisiou, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université Paul-Valéry Montpellier:

«La loi du 31 décembre 1970 avait admis la sanction pénale des usagers pour renforcer l’incitation au soin. Créer une contravention pour sanctionner sans soigner n’a aucun sens. Soit l’usage de cannabis est un problème de santé publique et la réponse doit être sanitaire, ce qu’une contravention ne permet pas, soit ce n’est pas un problème de santé publique et dans ce cas pourquoi ne pas légaliser l’usage de cannabis comme le font de plus en plus de pays? À l’image de ce qui se met en place au Canada avec les deux projets de loi sur la dépénalisation du cannabis et la prévention de la conduite sous influence des drogues (Projets C45 et C46, 13 avril 2017), c’est à une société plus inclusive pour les usagers de cannabis qu’il faut œuvrer.»

L’annonce de la contraventionnalisation de la consommation de cannabis vient par ailleurs éclairer un autre paradoxe français: l’impasse du «cannabis thérapeutique». Impossibilité pour les médecins de le prescrire et pour les patients concernés d’en bénéficier. Une situation invraisemblable qui tient à la mécanique française de fixation des prix des médicaments.

L'impasse du cannabis thérapeuthique

 

La principale spécialité pharmaceutique concernée est le Sativex® commercialisée par le laboratoire Almirall. Il s’agit d’un mélange de deux extraits de feuilles et de fleurs de cannabis utilisé, chez certains malades, «dans le traitement des symptômes liés à une spasticité due à une sclérose en plaques». Cette spécialité a obtenu en France une autorisation de mise sur le marché (AMM) au début de l’année 2014. Cette décision avait été saluée par Marisol Touraine, alors ministre des Affaires sociales et de la Santé. Elle rappelait que c’était elle qui avait ouvert la possibilité, par un décret du 5 juin 2013, que des médicaments dérivés du cannabis sollicitent une AMM en France.

Début 2004, tout était prêt. «Nous allons mettre en place un suivi en matière de pharmacovigilance et d’addictovigilance», expliquait Nathalie Richard (direction des stupéfiants, Agence nationale de sécurité du médicament). Les chiffres de vente seraient surveillés de près et on ferait tout pour éviter les abus et les prescriptions hors AMM.

«C’est une bonne nouvelle pour les patients français qui étaient quasiment les derniers en Europe à ne pas pouvoir bénéficier du Sativex®, se réjouissait Christophe Vandeputte, directeur de la filiale française d’Almirall. Cette AMM est l’aboutissement de trois ans de discussions. C’était un dossier délicat dans un environnement explosif, mais l’issue est très positive.»

Trois ans et quelques mois plus tard, le Sativex® n’est toujours pas dans les pharmacies françaises et Christophe Vandeputte oscille entre colère et résignation. «Nous sommes dans une invraisemblable situation de blocage et toujours en attente d’une décision du Comité économique des produits de santé, a-t-il déclaré à Slate.fr. Notre proposition initiale de prix est connue: 440 euros pour un traitement mensuel. Les autorités savent aussi que nous sommes prêts à descendre jusqu’à 240 euros à la condition que l’on ne contingente pas, comme on le propose, les ventes à trois cents malades en France. Nous estimons en effet qu’environ 5.000 personnes peuvent être potentiellement concernées. Or, avec l’aval du président de ce Comité, l’assurance maladie bloque systématiquement toute avancée sur ce dossier. C’est ainsi que la France, avec les Pays-Bas, est le seul pays européen où cette spécialité pharmaceutique n’est pas disponible.»

Sera-ce toujours le cas lorsque de les consommateurs de cannabis récréatif feront l'objet de contraventions?

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