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Terrorisme: le mythe du loup solitaire

Croire que les djihadistes agissent seuls évite de s’interroger sur les défaillances des services de sécurité et sur l'ampleur de la menace djihadiste.

Manchester: appel à témoin avec une photo du kamikaze Salman Abedi © Police de Manchester/AFP / John SAEKI
Manchester: appel à témoin avec une photo du kamikaze Salman Abedi © Police de Manchester/AFP / John SAEKI

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Après l’attentat suicide du 22 mai à Manchester, l’attaque terroriste la plus meurtrière au Royaume-Uni depuis une décennie, les commentateurs et autres experts ont ressorti pendant de longues heures la thèse du loup solitaire. Après chaque attentat islamiste, il est presque devenu automatique de parler d’un terroriste «auto-radicalisé» qui «n’a aucune culture religieuse». C’est à la fois facile et réconfortant. Cela permet d’occulter la présence au sein de nos sociétés de l’idéologie du djihad (guerre sainte) et de dédouaner les services de renseignement et de sécurité de leurs échecs.

Mais il a fallu à peine trois jours d’enquête pour se rendre compte, une fois encore, que le citoyen britannique Salman Abedi, qui s’est fait sauter, n’avait pas agi seul. Il aurait bénéficié du soutien d’une cellule qui comptait près d’une dizaine de personnes, aurait rencontré en Syrie des responsables de Daech et aurait même pris un vol entre la Turquie et Düsseldorf en Allemagne quatre jours avant l’attentat!

«C’est le terme même de loup solitaire qui a fait son succès» explique Richard Barrett, un spécialiste de l’anti terrorisme du MI6, le service de renseignement britannique. Mais il s’agit d’un mythe. Il ne correspond jamais à la réalité soulignent les experts qui travaillent sur le terrain. «Le djihad au bout d’un clic» est une légende.

«Il y a toujours quelqu'un qui donne un ordre»

Les journalistes, les spécialistes et les politiques qui réagissent dans les médias après un attentat n’ont en général pas ou peu d’informations sur l’opération qui vient d’avoir lieu et sur l’enquête en cours. Ils se réfugient dans des analyses faciles, maintes fois répétées et vite oubliées. Il faut du temps, parfois des mois, pour identifier les réseaux et les complicités. Elles remontent la plupart du temps à des groupes et des mouvances liés à l’Etat Islamique ou à al Qaida. Comme l’expliquait Jean-Pierre Filiu, spécialiste de l’Islam contemporain à Sciences Po: «derrières les attaques islamistes, il y a toujours quelqu’un qui donne un ordre».

Le terrorisme a muté au cours des dernières années. Les opérations complexes, menées par des groupes structurés avec une chaîne de commandement clairement identifiée, comme les attaques du 11 septembre 2001 à New York et Washington et celles à Paris du 13 novembre 2015, sont devenues l’exception. La stratégie a changé. Elle a été définie par un Syrien, Moustafa Setmariam Nasar, plus connu sous le nom d’Abou Moussab al-Souri. En 2004, dans une série d’écrits postés sur des sites extrémistes, il a construit une doctrine de 1.500 pages insistant sur «les principes, pas l’organisation». Il imaginait des attaquants et des cellules, guidés par des textes et des directives en ligne et frappant des objectifs précis à travers le monde. Selon Abou Moussab al-Souri, il faut viser les juifs, les policiers, les militaires, les églises, les grands événements sportifs et culturels. Il faut dresser les populations contre les musulmans et contraindre ainsi ces derniers à choisir un camp. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui.

Si un djihadiste agit seul, cela ne veut surtout pas dire qu’il n’a pas été, d’une façon ou d’une autre, inspiré, motivé, aidé, entrainé ou manipulé par un groupe organisé. Le loup solitaire est un leurre. Ne pas en prendre conscience est dangereux. Ne pas décrire correctement la menace fausse sa perception publique et les décisions prises par les gouvernants. Considérer que les terroristes sont des loups solitaires masque la réelle nature de l’ennemi et ne nous en protège pas… au contraire.

Des bombes à retardement

En mars 2012, un petit délinquant de 23 ans dénommé Mohamed Merah se lance en l’espace de neuf jours dans une série d’attaques meurtrières tuant sept personnes par balle. Bernard Squarcini, le responsable du renseignement intérieur français, le décrit comme un loup solitaire tout comme les services du ministère de l’intérieur. En fait, Mohamed Merah a été s’entraîner au Pakistan avec un groupe djihadiste lié à al Qaida et est lié à un réseau local qui a envoyé des combattants en Libye, en Irak et en Syrie.

Les frères Dzhokhar et Tamerlan Tsarnaev, qui ont fait exploser deux bombes lors du marathon de Boston le 15 avril 2013, sont présentés dans les médias dans les jours qui suivent comme des loups solitaires. Le même label est attribué à Mohamed Lahoualej-Bouhlel qui tue 85 personnes à Nice le 14 juillet 2016 avec un camion. On parle toujours de loup solitaire le 19 décembre 2016 quand un camion conduit par un Tunisien de 24 ans, Anis Amri, tue à Berlin 12 personnes et quand quatre personnes sont assassinées le 23 mars 2017 à Londres par Khalid Masood. 

De fait, Tamerlan Tsarnaev était radicalisé depuis des années et avait été repéré par les services de sécurité russe lors d’un séjour au Dagestan. Lui et son frère Dzokhar sont soupçonnés d’avoir assassinés le 11 septembre 2011, dixième anniversaire des attaques contre New York et Washington, trois personnes dans le Massachusetts à Waltham.

L’enquête sur Mohamed Lahouaiej-Bouhlel montrera une radicalisation islamiste discrète et tardive mais une préparation minutieuse d'une opération qui se voulait extrêmement meurtrière. Neuf complices ont été identifiés et une seconde attaque avait été planifiée pour le 15 août 2016.

Anis Amri, enregistré en Allemagne comme réfugié sous au moins six alias différents, était considéré par les services de police comme un «élément dangereux qui menace la sécurité de l'Etat». Il est remarqué dans l'entourage de l'idéologue salafiste Abou Walaa et est même arrêté brièvement en novembre 2016 pour son rôle dans le recrutement de djihadistes pour l'État islamique.

Quant à Khalid Masood, il avait un passé de criminel violent, avait basculé dans l’Islam radical et aurait eu des complices. Il avait été identifié dès 2010 par le MI5, le service de renseignement intérieur britannique.

Même les plus jeunes ne sont pas solitaires. Les deux adolescents, Adel Kermiche et Abdel Malik Nabil-Petitjean, qui ont égorgé le père Jacques Hamel le 26 juillet 2016 dans l’Eglise de Saint-Etienne du Rouvray, avaient tenté à plusieurs reprises d’aller combattre en Syrie au côté de Daech. Adel Kermiche s’était radicalisé en prison et était présenté comme une «bombe à retardement». Une personne identifiée comme un coordinateur de l’attaque a été arrêtée.

Une thèse réconfortante

Pour les chercheurs qui étudient le djihadisme, le loup solitaire n’existe pas. La guerre sainte n’est pas quelque chose qu’on décrète et qu’on mène seul. C’est un combat commun, d’appartenance et d’allégeance. L’an dernier, l’Université de Miami a publié une étude sur 196 groupes djihadistes ayant utilisé les réseaux sociaux pour recruter. Ces groupes représentent au total plus de 100.000 membres... qui ont tous prêtés allégeance.

Et pourtant, la thèse du loup solitaire résiste aux faits et continue à être mise en avant. Il faut dire qu’elle est bien utile. Elle permet d'abord de masquer les défaillances des services de sécurité et de renseignement et de la justice et d’éviter les critiques. Un loup solitaire est par définition difficile à identifier et à arrêter. La raison pour laquelle de nombreuses attaques n’ont pas été empêchées, ce n’est pas parce qu’il était impossible de les anticiper, mais parce que des erreurs et des négligences ont été commises

Le mythe du loup solitaire est aussi un outil de communication pour les organisations terroristes. Si nous sommes entourés de djihadistes anonymes prêts à frapper à tout moment, cela renforce la peur et polarise les opinions publiques. Cela permet aux djihadistes d’exagérer leur puissance et leur capacité d’infiltration de nos sociétés.

Mais l’explication la plus dérangeante à la persistance de ce mythe est que cela correspond à ce que nous voulons croire. L’idée que les terroristes agissent seuls dans une espèce d’apesanteur nous permet de briser le lien avec une idéologie qui s’est répandue depuis des années sous nos yeux et avec notre indifférence coupable. L’extrémisme violent ne serait qu’une question de dérive individuelle. Cela permet d’éviter les questions qui fâchent.

Emporter ses ennemis dans la tombe

L’Etat islamique n’a pas radicalisé en quelques mois les 6.000 combattants européens qui ont rejoint un groupe qui fait exécuter des prisonniers par des enfants et a réintroduit l’esclavage sexuel. Pendant des décennies, des groupes islamistes ont prêché dans l'indifférence dans les communautés musulmanes l’application de la loi islamique, la charia, et la renaissance d’une théocratie fantasmée appelée califat. Le mythe du loup solitaire permet de passer sous silence la pénétration de cette idéologie.

Comme le montre le livre de l’anthropologue franco-américain Scott Atran, L’État islamique est une révolution, cette idéologie s’est répandue sous nos yeux et nous n’avons pas voulu le voir. C’est un mouvement planétaire qui a aujourd’hui conquis des centaines de milliers de kilomètres carrés et des territoires peuplés de millions de personnes: en Irak et en Syrie, mais aussi en Libye, dans le Sinaï, au Nigéria… Des combattants se réclamant du djihad ont frappé sur tous les continents. C’est une révolution qui veut détruire le monde actuel pour le remplacer par un nouveau monde de «justice et de paix» uni sous la bannière du prophète.

L’islamisme radical n’est pas un simple nihilisme, comme le décrit Olivier Roy, qui s’adresserait à des marginaux et des délinquants ignorants. À nouveau, c’est une vision des choses réconfortante, mais qui ne correspond pas à la réalité. Bien sûr, il y a des marginaux et des délinquants qui rejoignent l’EI et al Qaida, tout comme il y en avait dans les rangs des SA en 1930. Mais la dynamique djihadiste repose sur un projet séduisant: détruire et changer le monde en emportant avec soi ses ennemis dans la tombe.

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