Culture

À Cannes, la sombre lumière de «Frost» éclipse les réalisations décevantes de Jacques Doillon, Sofia Coppola et Serguei Loznitsa

Sur fond à la fois réaliste et mythologique de guerre en Crimée, le film de Sharunas Bartas impressionne, quand ni «Rodin», ni «Les Proies» ni «Une femme douce» ne tiennent leurs promesses.

Mantas Janciauskas et Lyja Maknaviciute dans "Frost" de Sharunas Bartas.
Mantas Janciauskas et Lyja Maknaviciute dans "Frost" de Sharunas Bartas.

Temps de lecture: 3 minutes

Ces mains d’homme qui empoignent et pétrissent ce cul de femme. Ces mêmes mains, dans le même mouvement, pur mouvement de cinéma, qui caressent et captent la forme et la texture d’un tronc d’arbre. On aime à penser que ce seul enchainement de deux plans justifierait le désir de Jacques Doillon de filmer son Rodin. On n’est pas loin de penser que ce désir, cette inspiration s’y épuisent.

 

Oh tout est bien! Précis, historique, avec indications des généralisations sur le statut de l’artiste dans la société, sur les rapports maître-élève, sur le désir nécessaire au cœur de la création même la plus officielle, sur les parallèles entre le grand sculpteur et le cinéaste qui fut plus souvent qu’à son tour aussi incompris que Rodin avec son Balzac.

Et il va sans dire que Vincent Lindon est impeccable, parfait, plus que parfait. Izia Higelin en Camille Claudel est mieux que cela, plus vive, plus vibrante, Séverine Caneele dans le rôle de madame Rodin est impressionnante.

Ce Rodin pourrait être signé de 50 autres réalisateurs français, et ce serait leur meilleur film. De la part du cinéaste de La Pirate et de Ponette, de La Drôlesse et du Premier Venu, c’est un film bien sage, et pour tout dire assez scolaire.

Le cas de Jacques Doillon est malheureusement exemplaire du sentiment qu’auront inspiré trois des films les plus attendus de la compétition et présenté à la suite l’un de l’autre, chacun signé d’un ou une cinéaste dont on connaît la force et la singularité.

 

Avec Les Proies, Sofia Coppola propose un remake du film homonyme de Don Siegel tourné en 1971. Ce n’est plus Clint Eastwood en soldat nordiste qui se retrouve entouré de femmes sudistes après avoir été blessé, mais Colin Farrel –clairement on n'est plus au même niveau.

Quant au jeu de désirs, de domination, de haine et de tendresse du film original, on en retrouve non plus la sensation, mais l’énoncé explicite, en une succession de séquences qui ne cessent de souligner la supériorité de l’original sur la copie, malgré la présence d’une brochette d’actrices renommées (Nicole Kidman, Kirsten Dunst, Elle Fanning).  On notera du moins cette curiosité d’avoir vu à trois jours d’écart deux films avec le même tandem de vedettes (Farrell et Kidman) en tête d’affiche – le précédent était Mise à mort du cerf sacré

Si l’invention créative, inquiétante et subtile dans Virgin Suicide, joueuse dans Lost in Translation, débridée dans Marie Antoinette, semble avoir  quitté Sofia Coppola, on se demande aussi où est passée la noire poésie de Sergei Loznitsa.

 

Il est l'auteur de courts métrages et de documentaires sidérants (dont récemment le génial Austerlitz). Et il avait montré avec ses deux premiers longs, My Joy et Dans la brume, sa capacité à capter dans l’écoulement du temps, dans la présence brute des êtres, dans les variations de rythmes, une intelligence des malheurs du monde. Tout autre est Une femme douce – qui n’a de commun avec le film homonyme de Robert Bresson que la référence à la nouvelle de Dostoïevski, dont le réalisateur ukrainien s’éloigne encore plus.

Loznitsa accompagne le parcours kafkaïen d’une femme qui veut savoir pourquoi la prison n’a pas accepté le colis qu’elle avait envoyé à son mari incarcéré. Elle traversera une succession de violences et d’humiliations qui semblent ne jamais devoir finir, même dans ses rêves.

L’idée centrale est que tout ce qui a été dénoncé de l’univers arbitraire, hideux, violent, misérable et absurde de l’ère soviétique est toujours de mise dans la Russie d’aujourd’hui. C’est sans doute largement vrai, mais l’insistance surchargée, amalgame d'hyperréalisme et d'onirisme, pour l’affirmer est loin d’emporter la conviction.

Guerre réelle et voyage mythique

Pour évoquer de manière autrement émouvante et troublante cette partie du monde aujourd’hui, il fallait déserter la sélection officielle pour la Quinzaine des réalisateurs. Avec Frost, le cinéaste lituanien Sharunas Bartas propose une odyssée de Vilnius au front de Crimée, où le road movie se transforme en voyage initiatique.

Les deux jeunes gens qui, un peu par hasard, se retrouvent conduire un camion de matériel humanitaire vers l’Ukraine sont ainsi lentement pris dans un magnétisme trouble, qui concerne aussi bien leurs sentiments réciproques que la perception des événements violents qui ravagent cette région de l’Europe.

La manière de filmer de Bartas a quelque chose d’hypnotique dans la relation au paysage. Au fil des étapes, et sous l’impulsion de brefs ajouts de fiction, c’est une réalité vertigineuse, sinistre, dangereuse (Frost a été en partie réalisé à proximité immédiate des affrontements entre armées russe et ukrainienne), capté avec une belle intensité documentaire, qui fait du nouveau film de l’auteur de Few of Us le moment le plus fort de cette phase du Festival.

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