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«Emily Dickinson»: quelqu'un manque dans le portrait

Le film de Terence Davies consacré à la poétesse américaine permet de mieux comprendre les conditions de réussite d'un biopic.

Cynthia Nixon dans le rôle titre d'"Emily Dickinson, a Quiet Passion"© Paname Distribution
Cynthia Nixon dans le rôle titre d'"Emily Dickinson, a Quiet Passion"© Paname Distribution

Temps de lecture: 3 minutes

Emily Dickinson est un biopic d’Emily Dickinson. Mais c’est un biopic qui ne ressemble à pratiquement rien de connu.

Un biopic est un film qui raconte la vie d’une personnalité en se revendiquant comme fiction, à la différence des réalisations, parfois d’ailleurs réussies, qui jouent la carte de la reconstitution aussi authentique que possible. Exemple récent: Born to Be Blue à propos de Chet Baker, où le seul enjeu tient à la ressemblance entre l’interprète et son modèle.


Deux sortes de biopics

En schématisant, on pourrait dire qu’il existe deux grandes catégories de biopics. La première concerne ceux consacrés à des figures célèbres et attrayantes (de Pasteur à Ray Charles ou Cousteau et de Catherine de Russie à Piaf ou Dalida). La seconde réunit les films qui, y compris à propos de figures moins immédiatement attractives, se révèlent capables de raconter autre chose, autrement.

Les premiers fétichisent leur vedette (parfois une double vedette, le personnage et l’interprète) et capitalisent au maximum sur quelques clichés du type «ascension et déchéance», «gloire publique et misère privée».

Les autres ouvrent, à partir de leur personnage principal et de ce qu’il a fait, de multiples pistes qui sont autant des pistes de cinéma que des pistes biographiques et historiques. Quelques exemples récents: Jersey Boys de Clint Eastwood, Ma vie avec Liberace de Steven Soderbergh, Neruda puis Jackie de Pablo Larrain. Référence canonique: le chef-d’œuvre de Maurice Pialat Van Gogh.

Le dixième long métrage de Terence Davies ne relève d’aucune de ces deux catégories. Cette étrangeté a quelque ressemblance avec le cas de son réalisateur, signataire avec son premier film, Distant Voices, Still Lives en 1988, d’une merveille de cinéma qu’il n’a jamais renouvelée depuis. Comme si, au-delà de l'évocation de sa propre enfance, quelque chose s'était rompu, du côté du désir plutôt que du talent.

En racontant l’existence de la poétesse classique américaine, il se fraie un chemin à nouveau singulier, à défaut d’être entièrement convaincant.

Tableaux figés, casting bizarre

A Quiet Passion est assurément un biopic: il évoque de multiples épisodes de la vie d’un personnage ayant réellement vécu et jouissant d’une certaine notoriété, tout en assumant son registre de fiction. Celui-ci se manifeste notamment par les ellipses, la psychologie prêtée aux personnages, les usages métaphoriques des décors et des accessoires.

Mais le film de Davies n’a guère à voir avec la capitalisation sur la légende d’une star. La poétesse de Nouvelle Angleterre aux 1.800 poèmes n’est pas vraiment une vedette populaire.

Elle qui est morte, en 1886, en n’ayant vu que très peu de ses écrits publiés, et encore seulement après avoir été «améliorés» par des éditeurs soucieux d’éradiquer son originalité et sa féminité, est sans doute aujourd’hui entrée au Panthéon de la poésie classique nord-américaine. Mais elle n’est jamais devenue un personnage de l’imaginaire collectif.

Le film ne fait d’ailleurs pas grand chose pour produire un tel effet. Sympathique au début quand elle se rebelle contre le dogmatisme religieux et le puritanisme du collège où elle étudie, elle apparaît ensuite capricieuse, excessive dans ses engouements comme ses détestations. Quoiqu’en dise le sous-titre, sa passion littéraire n’a d’ailleurs rien de calme.

En outre, le choix de Cynthia Nixon pour le rôle dès que l’héroïne a quitté la prime adolescence est lui aussi bizarre. Il prend à rebours ce qui se pratique généralement: l’actrice –par ailleurs excellente– a, visiblement, l’âge que finira par atteindre son personnage, au lieu qu’un(e) interprète jeune soit ensuite vieilli à mesure que son personnage avance en âge.

L'indispensable triangle

Ce choix, respectable, éloigne encore la possibilité d’une séduction, sans apporter grand chose en échange. La pesanteur des objets et des signes d’une reconstitution historique d’antiquaire scrupuleux plutôt que d’invocateur d’un ailleurs temporel y est aussi pour beaucoup. La composition des plans en reproductions de tableaux académiques de la peinture anglosaxonne du XIXe n'améliore rien.

Quant aux textes d’Emily Dickinson que le film donne à entendre, ils abusent des interrogations abstraites sur l’Éternité (avec majuscule), et tendent à confiner leur auteure dans un univers poétique lui aussi d’un autre âge –alors qu’elle a écrit des vers autrement vifs, inquiets, et troublants.

Certains de ces partis pris auraient pu ouvrir le chemin de la deuxième forme de biopic, de loin la plus intéressante.

Il aurait fallu pour cela consentir à ce que l’évocation d’un personnage historique par une interprétation ne repose pas sur un binôme (le personnage/l’interprète), mais au minimum sur un triangle (le personnage/l’interprète/le cinéaste) –le biopic autorise des figures encore plus riches: on a vu récemment un exemple génial, à cinq sommets, avec à la fois le double corps du roi et la double nature de l’acteur Jean-Pierre Léaud dans La Mort de Louis XIV de non moins présent (derrière la caméra) Albert Serra.

Celui dont la présence est en tout cas une condition sine qua non de la réussite d’un biopic demeure en effet le réalisateur. Dans le cas d’Emily Dickinson, ni le désir de filmer, ni l’affirmation d’avoir quoique ce soit à dire du personnage, de la situation ou de l’œuvre, ni la proposition d’une forme cinématographique ne viennent jamais rendre perceptible ce qui motive ce geste tout de même considérable qui consiste à faire un film, ce film-là.

On dira que le même regret pourrait s’exprimer à propos de bien d’autres films. C’est vrai. Mais dans le cas du biopic, qui est par définition un genre si personnalisé, l’absence ou plutôt le retrait de cette personne si nécessaire qu’est le metteur en scène est plus visible, et encore plus dommageable. Dans cette évocation historico-littéraire, un protagoniste manque: un protagoniste d'aujourd'hui.

Emily Dickinson, a Quiet Passion

de Terence Davies,

avec Cythia Nixon, Jennifer Ehle, Duncan Duffe, Keithh Carradine.

Durée: 2h04.

Sortie le 3 mai.

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