Politique / France

Macron vole les mots de Le Pen, et c’est une excellente stratégie

L’heure de la riposte idéologique a-t-elle sonné?

Emmanuel Macron le 26 avril à Arras. Eric FEFERBERG / AFP
Emmanuel Macron le 26 avril à Arras. Eric FEFERBERG / AFP

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«Le Front national ce n'est pas le parti des patriotes, c'est le parti des nationalistes! Et le nationalisme, c'est la guerre!», a lancé Emmanuel Macron, mercredi, en meeting à Arras.

Ce n'est pas la première fois qu’Emmanuel Macron utilise le terme de patriote. «Je souhaite dans 15 jours devenir votre président, le président de tout le peuple de France, le président des patriotes, face à la menace des nationalistes», a-t-il déclaré lors de son discours après le 1er tour des élections présidentielles, dimanche 23 avril. Il avait aussi tweeté à ce sujet le 1er avril.

Pour l’amateur de débats politiques, cet emploi a de quoi surprendre. Parce que dès lors qu’on parle de «patriotisme», c’est plutôt à Marine Le Pen que l’on pense. «Les Patriotes» était d’ailleurs le nom d'un réseau social du Front national lancé en 2014, et fermé début avril. C’est aussi sous le nom de «Taverne des patriotes» qu’on pouvait trouver un autre réseau de la sphère FN. Si vous tapez par ailleurs «patriote» dans Twitter, le réseau social vous propose immédiatement des comptes liés au Front national:

«Marine Le Pen a un temps d’avance, une légitimité historique sur ce terme», reconnaît Damon Mayaffre, chargé de recherches au CNRS et directeur du laboratoire Bases, Corpus, Langage à l’université de Nice. Le chercheur a analysé les discours des candidats à la présidentielle. Et sur 128 discours décortiqués pour Emmanuel Macron (72 pour Marine Le Pen), la palme d’or de l’emploi du mot «patriotes» au pluriel revient très largement à la candidate du FN. Il est utilisé 38 fois par elle, contre 19 fois pour son concurrent:

L’heure de la riposte idéologique a-t-elle sonné?

Il n’empêche, ce qui frappe, dans ce graphique, est qu’Emmanuel Macron a vraisemblablement choisi d’employer ce mot, plus que tous les autres candidats de gauche, et même plus, au pluriel, que François Fillon (une recherche au singulier renvoie des résultats un peu différents). C’est un «choix lexical réfléchi parce que répété», explique Damon Mayaffre.

Emmanuel Macron a donc décidé d’aller braconner sur des terres que le FN avait investies pour reprendre à Marine Le Pen un mot qui, on l'oublie souvent, a une longue histoire de gauche. 

Patriote, un mot de la révolution française

«Patriote» pour vous n’évoque peut-être que les canons de la guerre de 1914-18, ou les élans guerriers de Georges Bush, mais il fut un temps où il avait une connotation totalement différente. Pendant la Révolution, un patriote était selon le Larrousse un «partisan des idées nouvelles de la révolution, par opposition aux aristocrates». Patriote est donc un mot qui est au départ plutôt associé à la gauche, même si déjà, une guerre autour du terme se fait jour, les Jacobins se voyant reprocher un usage abusif du terme, explique l’historien et linguiste Jacques Guilhaumou: «ll est fréquent de trouver à cette époque l'énoncé du type “C’est l’abus des mots qui a plongé la France dans l’abîme des maux”».

Des femmes «corrigent» les citoyennes qui se montrent mauvaises patriotes. Via Wikimedia Commons.

Une fois la Révolution définitivement entrée dans les têtes et les coeurs de Français, les Républicains de tous bords, gauche et droite confondues, vont s’arracher le mot patriote. «Tous les hommes clairvoyants des deux peuples sont dans leur rôle, dans leur rôle de patriote», explique De Gaulle. Le régime de Vichy revendique aussi le mot, en affirmant que les Juifs «découragent» les patriotes et que les «bolchévistes» les «frappent», tout en voulant «effacer notre civilisation chrétienne», raconte Thomas Snégaroff. Une vision identitaire et figée, alors que pour la Révolution, la patrie était avant tout une idée.

«Il y a un jeu historique depuis toujours autour du mot patriote, explique damien Mayaffre. L’extreme-gauche du Front populaire défendait déjà le vrai patriotisme contre le faux patriotisme d’Hitler. C’est l’originalité du nationalisme français qui peut être connoté de cet universalisme». «Il faut faire attention avec ce mot patriote de ne pas l’attribuer à tel ou tel, il est utilisé selon les courants de façon très différente, on ne peut pas le ramener à une opposition gauche-droite», abonde Paul Bacot, professeur émérite de science politique à l’IEP de Lyon.

"Travail, Famille, Patrie", la devise de Vichy. Via nostalgie de comptoir.

Une connotation trop nationaliste

Les deux guerres mondiales ont cependant porté un coup rude au patriotisme, associé au nationalisme. Le terme tombe en désuétude dans les années 1970. Si l’on regarde les allocutions tenues pendant la cérémonie des voeux présidentiels, on constate qu’il n’est plus utilisé par les différents présidents de la République pendant cette période. De Gaulle donne du «Françaises, Français», comme Georges Pompidou. Tandis que Valéry Giscard d’Estaing alterne différentes formules, mais sans utiliser «patriotes».

C’est Mitterrand qui réintroduira le terme, en disant systématiquement «mes chers compatriotes» lors de ces discours de voeux. Les hommes et femmes politiques ne se pressent pas néanmoins de l’employer. Une étude menée dans les années 1990 sur des professions de foi montre que le mot n’y apparait pas une seule fois. «Le terme a été délaissé parce qu’il a pour la droite une connotation trop jacobine et révolutionnaire, et pour une certaine gauche, une connotation trop nationaliste», explique Damon Mayaffre.

Le rapt de Marine Le Pen

Sous le règne de Jean-Marie Le Pen, le parti préfère employer le mot de «nationaux». Mais avec Marine Le Pen, le Front national investit le terrain du patriotisme. L’héritière lui donne un sens figé, replié sur le territoire, comme l’avait fait le régime de Vichy avant elle, en l’associant aux «racines chrétiennes».

«Elle a une vision identitaire de ce que serait la patrie. La patrie c’est la terre, les racines. Il y a le mot "français" toujours associé à patriote», fait remarquer Damon Mayaffre. Et Les «patriotes» s’opposent toujours dans son discours aux «mondialistes», comme à Lyon, le 5 février (à partir de 57’40):

 


«Vrai» contre «faux» patriotisme 

A l’inverse, dans le discours d’Emmanuel Macron, «patriote» s’oppose à «nationaliste», et est souvent associé à l’Union européenne, comme on peut voir dans ces nuages de mots «co-occurrents», soit les mots les plus utilisés autour du mot «patriotes» dans les discours des deux rivaux:

Et l’on voit que la définition d’Emmanuel Macron est en position de reconquête, car il oppose souvent le «vrai» patriote au «faux» patriote, comme lors du discours du 7 avril à Bastia («Ne vous laissez pas abuser par les faux patriotes, nous sommes les vrais patriotes»), et qu’il définit souvent le patriote par rapport à ce qu’il n’est pas, comme lors son discours du 1er avril à Marseille:

«Être patriote, ce n'est pas la gauche qui s'est rétrécie sur ses utopies.
Être patriote, ce n'est pas la droite qui se perd dans ses avanies et l'esprit de revanche.
Être patriote, ce n'est pas le Front national, le repli et la haine qui conduira à la guerre civile.
Être patriote, c'est vouloir une France forte, ouverte dans l'Europe et regardant le monde.»

Bataille culturelle

«Il est temps de redonner les bonne définitions», assume un proche d’Emmanuel Macron dans une interview au Lab. Grand temps, en effet, car depuis quelques années, le Front national mène une minutieuse bataille idéologique, en redéfinissant le sens de nombreux mots naguère utilisés par les partis républicains. Le FN s’est inspiré du penseur Antonio Gramsci, qui explique que dans les sociétés complexes, pour prendre le pouvoir, il faut d’abord s’emparer du front culturel. (L'inverse de la stratégie d’un François Hollande par exemple, qui réduit la bataille à une bataille essentiellement économique, de «bon gestionnaire».)

 

Il n’y a qu’à observer l’évolution du mot «laïcité». Il fut pendant des années synonyme de bonne entente avec les religions, dans une forme de distance respectueuse. Le Front National des années 1980 pestait régulièrement contre les «laïcards», qui avaient mené au début du XXè siècle la guerre contre les curés. Le «nouveau Front» n’hésite plus à employer le mot, mais il a réussi à lui donner une connotation nouvelle, dure, opposée aux religions.

Cette évolution m’avait un jour frappée quand une collègue journaliste, bien plus jeune que moi, m’avait dit qu’elle avait l’impression que la laïcité était «un truc de racistes». Mais des études confirment ce que nous ressentons poindre du terrain. La chercheuse Cécile Alduy, co-autrice de Marine Le Pen prise aux mots, travaille actuellement avec le Cevipof à analyser les réponses de 20.000 répondants sur la signification de la laïcité: «beaucoup de gens affirment que la laïcité c’est l’interdiction des signes religieux dans la rue», nous explique-t-elle en attendant, pour avoir plus de chiffres, que l’étude ne soit achevée.

«La politique de la chaise vide n’est jamais bonne»

Voilà comment, progressivement, on change l’état du paysage mental d’un pays: en créant de nouvelles associations d’idées. En associant, en l'occurrence, systématiquement le mot laïcité au mot «communautarisme», ou au «burkini». Ou en opposant systématiquement les droits des femmes à l’islam. Entre autres.

Il y a donc pour Emmanuel Macron un véritable enjeu à ne pas se laisser grignoter le mot de «patriote». Avoir planté patiemment ces graines de mots dans sa campagne lui permet de répondre à l’avance au reproche de Marine Le Pen, qui derrière le qualificatif de «mondialiste», l’accuse de sacrifier son pays sur l’autel du libre-échange. «C’est une façon de leur couper l’herbe sous le pied», analyse Cécile Alduy, qui a travaillé sur un corpus de près de 344.000 mots pour Emmanuel Macron, et 206.000 mots pour Marine Le Pen. «L’esquive accréditerait l’idée qu’il aurait un déficit patriotique à se reprocher. C’est une bonne contre-attaque. La politique de la chaise vide n’est jamais très bonne!», abonde Damon Mayaffre. C’est ce qu’on appelle en sciences politiques la triangulation.

Un sursaut des candidats en 2017

Pour nombre de linguistes, politologues et commentateurs, la montée du Front national est en grande partie imputable à un déficit d’idées des partis. Ils ont oublié d’être des machines à penser, comme ils avaient pu l’être à une époque où les intellectuels étaient souvent affiliés à un parti:

«Il y a eu ces dernières décennies un appauvrissement de la langue politique et une transformation de la politique en gestion des affaires courantes. Le combat politique s’est désidéologisé chez nos grands leaders. On ne veut pas utiliser des mots qui pourraient fâcher, alors on discute du taux de TVA ou du nombre de fonctionnaires. Mais on ne fait pas baisser le FN avec ces discours creux», commente Damon Mayaffre.

«En 2012, Marine Le Pen a pris tout le monde de court en faisant une OPA sur laïcité et féminisme. Cette opération de ‘rétorsion rhétorique’ a surpris tout le monde, il n’y avait aucun répondant», affirme Cécile Alduy, qui est aussi professeure de littérature à l'université de Stanford. Mais la campagne de 2017 a été plus inventive. La chercheuse cite les nombreuses références à la laïcité ou à la loi de 1905 des candidats Benoît Hamon et Emmanuel Macron.

Preuve que le candidat socialiste a compris le problème, il a lancé à la foule lors de son meeting à Lille, cette phrase: «Madame Le pen a pris les mots de la gauche, ne la laissons pas prendre l’avenir des travailleurs de ce pays».

Opération électorale ou vraie refonte idéologique?

Qu’Emmanuel Macron utilise le mot «patriote» est donc plutôt une bonne nouvelle, du point de vue de cette guerre de mots. Mais s’agit-il là d’une simple opération tactique de triangulation ou d’une véritable reconquête idéologique? Cécile Alduy est sceptique, car selon elle, il n’y a pas de discours qui vienne suffisamment donner corps à ce mot. «Benoît Hamon a fait une bataille culturelle. Chez Macron, l’utilisation du mot patriote ressemble plus à une opération électorale qu’à une opération idéologique», affirme la politologue, pour laquelle Emmanuel Macron est un «signifiant totalement flou».

L’utilisation du terme reste d’ailleurs bien plus faible chez lui que chez Marine Le Pen. Dans son propre corpus de discours d’Emmanuel Macron, qui commence en avril 2016, la chercheuse a relevé 15 occurences du terme, contre 69 chez Marine Le Pen (et 99 «compatriotes»). 

La reprise en mains idéologique que ces chercheurs appellent de leurs voeux n’est que balbutiante. Il faudra aller plus loin, selon eux, si l’on veut éviter le pire en 2022. Car le Front national peut encore grignoter d’autres mots:

«Il faut faire attention de ne pas abandonner des mots qui ont acquis leurs lettres de noblesse. Il ne faut pas les laisser être abîmés, ou détournés. Imaginez un peu, si on abandonnait le mot ‘égalité’?»...

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