France

Le Pen peut-elle battre Macron au second tour?

Distancée de plus de deux points par Emmanuel Macron, la présidente du FN doit, pour l'emporter, compter sur des reports désastreux des électeurs de la gauche et de François Fillon sur son adversaire. Ou sur une mobilisation massive des abstentionnistes en sa faveur. Des phénomènes qui défieraient toutes les logiques de la vie politique française.

Marine Le Pen à Hénin-Beaumont, le 23 avril 2017. FRANCOIS LO PRESTI / AFP.
Marine Le Pen à Hénin-Beaumont, le 23 avril 2017. FRANCOIS LO PRESTI / AFP.

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Distancée de plus de deux points au premier tour (21,5% contre 23,8%), Marine Le Pen peut-elle battre Emmanuel Macron au second, le 7 mai? Peut-elle provoquer un troisième tremblement de terre politique en un an dans le monde occidental, après la victoire du Brexit au Royaume-Uni en juin 2016 et l'élection de Donald Trump aux États-Unis en novembre 2016? La question sera vite sur toutes les lèvres, notamment chez les observateurs étrangers. Elle semble trouver, pour l'instant, une réponse tranchée, celle des sondages de second tour réalisés immédiatement après le premier par les instituts Ipsos Sopra-Steria et Harris Interactive, qui créditent Emmanuel Macron de 62% à 64% des voix au second tour. Les sondages du même genre réalisés avant le premier tour, dont, traditionnellement, on souligne qu'il faut se méfier puisqu'ils ont été réalisés à un moment où le duel réel de second tour n'était pas fixé dans l'esprit des électeurs, donnaient déjà le candidat «En Marche» à au moins 60%.

On peut prendre le problème dans un autre sens, en partant des scores réalisés dimanche soir et des premières réactions des ténors politiques. Emmanuel Macron est sorti en tête du premier tour devant Marine Le Pen avec une marge évaluée pour l'instant à environ deux points, soit 700.000 voix: celle-ci doit donc faire mieux que combler cet écart de voix au sein de l'électorat des candidats éliminés et chez les abstentionnistes du premier tour pour l'emporter.

Une tâche qui apparaît d'ores et déjà extrêmement compliquée au vu des premiers ralliements annoncés dimanche soir. Immédiatement après l'annonce de son score au premier tour (6,4% seulement), Benoît Hamon a en effet appelé ses électeurs à se reporter sur la candidature de l'ancien ministre de l'Économie: dans les deux sondages Ipsos Sopra-Steria et Harris Interactive, 76 à 79% de ses électeurs se disent prêts à voter Macron, 3 à 4% Le Pen et 17 à 21% s'abstiennent. Jean-Luc Mélenchon, s'il a parfois été rapproché de sa meilleure ennemie Marine Le Pen dans une catégorie «protestataire», l'est déjà un peu moins si on regarde les intentions de son électorat, même s'il n'a pas encore donné de consigne officielle: 52 à 62% de ses électeurs se disent prêts à voter Macron, 9 à 12% Le Pen et 29 à 36% à s'abstenir.

Une fusion des droites encore très incomplète

À droite, François Fillon a très vite réagi en annonçant qu'il apporterait sa voix à Emmanuel Macron, et a été imité par plusieurs dirigeants de son parti: citons notamment les anciens Premiers ministre Alain Juppé et Jean-Pierre Raffarin, le maire de Nice Christian Estrosi et le maire de Troyes François Baroin, qui était vu comme un probable chef de gouvernement en cas de victoire de Fillon. Dans les deux enquêtes déjà citées, 47 à 48% des électeurs LR se disent prêts à voter Macron, 23 à 33% à voter Le Pen et 19 à 30% à s'abstenir. S'il existe une porosité réelle entre les électorats de la droite et du FN (témoin, également, le comportement affiché par les électeurs de Nicolas Dupont-Aignan, dont 34% se disaient prêts à voter Macron dans une enquête menée par le Cevipof avant le premier tour, et 46% à voter Le Pen), la «fusion des droites» parfois évoquée semble encore un horizon lointain.

Une analyse récemment publiée par la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), signée du directeur du Centre d'études et de connaissances sur l’opinion publique (CECOP) Jérôme Jaffré et fondée sur l'observation des élections locales de mars et décembre 2015, montre d'ailleurs que la dirigeante frontiste éprouve encore des difficultés à séduire une majorité de l'électorat de la droite quand celle-ci est éliminée au premier tour. Selon le chercheur, le système «UMPS» (qu'il va peut-être falloir rebaptiser dans les quinze prochains jours «L'UMPS En Marche insoumise») existe bien... dans la tête de nombreux électeurs, qui adoptent «le comportement le plus adéquat en vue de faire obstacle à l'élection d'un représentant du Front national, même si celui-ci sort nettement en tête du premier tour».

Dans les 294 cantons qui présentaient un duel gauche-FN aux départementales, la gauche a ainsi remporté la victoire 274 fois, soit dans 93% des cas, et, pour la première fois depuis 1992, a progressé davantage dans l’entre-deux tours que le Front national (12,8 points contre 9,5 en moyenne). Déjà, lors des législatives 2012, le FN n'était pas parvenu à l'emporter face au PS dans des duels dans la région Paca, une de ses places fortes, où il avait par exemple plafonné à 49% dans une circonscription de Marseille et en Arles. Trois ans plus tard, sur un terrain tout aussi favorable lors d'une législative partielle dans le Doubs, la frontiste Sophie Montel avait échoué à 48,6% des voix alors que le total FN-UMP du premier tour dépassait les 59%: selon une analyse publiée par notre chroniqueur Joël Gombin, auteur du livre Le Front National (Eyrolles), un quart des électeurs UMP s'étaient alors reportés sur le PS au second tour, et «seulement» la moitié sur le FN.

La théorie de la victoire «par inadvertance»

Les dernières enquêtes montrent par ailleurs que le Front national effraie toujours une majorité de Français. 55% des Français n'aiment «pas du tout» la candidate frontiste, d'après la dernière vague de l'Enquête électorale d'Ipsos pour le Cevipof. 58% des sondés jugent «pas du tout probable» de voter pour le FN à une élection. Le degré d'impopularité du Front national (68%) est encore pire que celui, déjà très élevé, du PS et de LR. Selon de récentes études de l'Ifop, 62% des Français s'affirment en désaccord avec les idées du FN, 58% considèrent qu'il représente un danger pour la démocratie et Marine Le Pen «fait peur» à 55% des électeurs.

Dans un entretien aux Échos publié pendant la campagne électorale, Gilles Finchelstein, directeur général de la fondation Jean-Jaurès, estimait que «Marine Le Pen [...] reste la responsable politique la plus détestée. La sortie de l'euro est rejetée par plus de 85% des électeurs en dehors du Front national. La seule question qui vaille, c'est: peut-elle être élue par inadvertance, c'est-à-dire par un effondrement de la participation qui abaisserait le nombre de voix nécessaire pour être élu?». Avant de démentir immédiatement cette hypothèse en expliquant «qu'on a beau penser que Marine Le Pen sera au second tour, ce sera un choc si cela se produit, et [...] il y aura à l'inverse un sursaut de participation».

À la même époque, un statisticien, Serge Galam, avait créé une sensation médiatique (contestée) en théorisant la possibilité d'une victoire «par inadvertance» du FN, grâce à une baisse de la mobilisation de ses opposants: «Au détour d’une élection “comme une autre”, où [le FN] aura même stagné, 100.000 petites voix de plus, a priori insignifiantes, lui donneront, à la surprise générale, 100% du pouvoir. C’est ce que j’avais défini, il y a déjà longtemps, avec l’image de la goutte d’eau qui en l’occurrence ne fait pas déborder le vase mais le fait éclater.»

Ces théories supposent une baisse sensible de la mobilisation au second tour des électeurs des candidats éliminés. Si l'on part des hypothèses de report de voix définies par Ipsos Sopra-Steria et Harris Interactive, il faudrait, par exemple, que les reports de Mélenchon, Hamon et Fillon en faveur de Macron descendent à respectivement 30%, 40% et 15%, et que ceux de Fillon et Dupont-Aignan en faveur de Le Pen montent à 50% et 60% pour amener la présidente du Front national légèrement au-dessus de 50%.

«Madame Tiers»?

Reste, enfin, une ultime hypothèse dans cette équation à inconnues multiples extrêmement compliquée pour le FN: celle d'une mobilisation massive des abstentionnistes du premier tour en faveur de Marine Le Pen au second. En 2012, on estime que 6% des inscrits, soit environ 2,8 millions d'électeurs, s'étaient déplacés au second tour après s'être abstenus au premier; en 2002, année de moindre mobilisation au premier tour et de forte remobilisation au second, ils étaient 12% dans ce cas, soit près de 5 millions d'électeurs. Mais en prenant pour acquis les reports de départ d'Ipsos et Harris Interactive, toujours, il faudrait, pour faire remonter Marine Le Pen au-delà de 50%, que 65% des abstentionnistes du premier tour votent pour elle –soit 7 millions d'électeurs! Or, dans le cas des seconds tours classiques gauche-droite, on a constaté dans le passé une mobilisation équivalente des abstentionnistes du premier en faveur des deux candidats; dans le cas du seul second tour de présidentielle où était présent l'extrême droite, celui de 2002, la moitié des abstentionnistes du premier tour s'étaient à nouveau abstenus, 43% avaient voté Chirac et 6% Le Pen (même si le rejet de Le Pen était bien plus net à l'époque). Aux régionales de 2015, dans les deux régions où le FN était favori, les Hauts de France et Provence-Alpes-Côtes-d'Azur, 30% des abstentionnistes du premier tour avaient choisi de voter au second, et les trois quarts d'entre eux avaient voté pour la droite.

Ces hypothèses ne sont pas mutuellement exclusives: les reports de voix en faveur de Macron peuvent se dégrader et les abstentionnistes du premier tour se mobiliser massivement pour Le Pen en même temps; les reports des cinq «petits» candidats, qui cumulent environ 4% des voix, peuvent aussi jouer un rôle à la marge. Mais toutes ces variables dessinent une «route vers la victoire», comme on dit lors des présidentielles américaines, extrêmement escarpée pour Marine Le Pen.

En 1969, une abstention massive au second tour, impulsée par la consigne du Parti communiste («Bonnet blanc et blanc bonnet»), avait fait de George Pompidou un président relativement mal élu, avec seulement 37,5% des voix des électeurs inscrits. L'éditorialiste de L'Humanité René Andrieu avait alors surnommé ce dernier «Monsieur Tiers». Si Marine Le Pen ne sera certainement pas battue par 82% des voix, elle sera peut-être, en revanche, «Madame Tiers» au second tour, mais risque davantage de l'être en proportion des suffrages exprimés que de l'ensemble des Français inscrits sur les listes électorales.

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