France

La «mèche lente» du terrorisme va-t-elle faire exploser la présidentielle?

L'attaque commise sur les Champs-Élysées à 48 heures du premier tour repose la question, plus complexe qu'on ne le croit, de l'influence de la menace sur le comportement des électeurs.

Un soldat sur les Champs-Élysées après l'attaque du 20 avril 2017. THOMAS SAMSON / AFP.
Un soldat sur les Champs-Élysées après l'attaque du 20 avril 2017. THOMAS SAMSON / AFP.

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Récemment, un professeur d'histoire de Princeton, David A. Bell, citait une remarque que lui avait adressée un ami français: «Daech n’a pas encore voté à l’élection.» À 24 heures de la clôture de la campagne officielle, ce que beaucoup craignaient s'est produit: le terrorisme a fait irruption dans la dernière ligne droite de la présidentielle avec l'assassinat d'un policier sur les Champs-Élysées par un homme qui, avant d'être abattu par la police, a grièvement blessé deux autres policiers et, plus légèrement, une touriste. Une attaque revendiquée de manière éclair par l'organisation État islamique, tandis que François Hollande s'est dit «convaincu» qu'elle était «d'ordre terroriste» et que des sources proches de l'enquête ont affirmé à l'AFP que le suspect, un Français de 39 ans, faisait déjà l'objet d'une enquête antiterroriste.

Cette attaque survient alors qu'un quart à un tiers des électeurs, selon les estimations des différents instituts de sondages, sont incertains de leur choix de dimanche, et que le terrorisme, et la sécurité en général, font partie des sujets essentiels de la campagne (même s'ils cédaient jusqu'ici la première place à l'emploi). Et elle arrive dans une France qui a en mémoire, dans des années où elle n'avait pas encore à vivre au quotidien avec le terrorisme, la série d'événements sanglants qui avait scandé la marche vers le 21 avril 2002 (tuerie de Nanterre, attaque du commissariat de Vannes à la kalachnikov, agression du retraité Paul Voise...). L'épaisseur de la menace terroriste dans cette dernière ligne droite est par exemple attestée par l'intéressant article qu'y consacrait, il y a quelques jours, le juriste Cédric Mas sous cette question que toute la France va se poser pendant quarante-huit heures: «Un attentat terroriste peut-il changer le résultat d'une élection?»

«Attribuer une plus grande importance aux événements politiques proches»

Premier constat: il pourrait pousser certains électeurs, a minima, à se déplacer jusqu'à leur bureau de vote. Dans une étude menée en 2013, trois chercheurs américains en science politique, Joseph Robbins, Lance Hunter et Gregg R. Murray, voyaient «les attaques terroristes comme des événements politiques nouveaux et menaçants qui provoquent une anxiété dans l'électorat qui, en retour, amène les individus à examiner leur environnement politique de plus près et à attribuer une plus grande importance aux événements politiques proches».

Selon leur étude, menée sur 50 pays et plus de 350 scrutins, le terrorisme pousse la participation à la hausse d'une poignée de points car, quand «les citoyens se sentent de plus en plus menacés par leur environnement [...], ils deviennent plus enclins à participer au processus politique afin de s'assurer que leur voix sera entendue». Une conclusion qu'un des auteurs résumait d'une formule optimiste, deux jours après les attentats commis en région parisienne le 13 novembre 2015: «Les terroristes l'emportent-ils? Si la réponse se mesure à leur capacité à décourager le vote dans les démocraties, la réponse est clairement “non”.»

Une analyse partiellement corroborée par l'expérience française récente, car si le taux de participation au premier tour des régionales 2015, trois semaines après les attentats, n'avait pas été mirobolant (49,9%), il s'inscrivait néanmoins en hausse par rapport au scrutin précédent (46,3%). Dans un sondage mené le jour du vote, 15% des électeurs inscrits affirmaient que les attentats les avaient incités à aller voter alors qu'ils hésitaient à s'abstenir; 3% faisaient part de l'opinion inverse.

Les attentats inciteraient donc les électeurs à voter. Mais à voter pour qui? «Constat initial: l’hypothèse d’un attentat terroriste ayant modifié les résultats d’une élection est marginale et incertaine», écrit Cédric Mas. Les exemples de violences politiques autour d'un scrutin abondent, mais leur impact sur le résultat est effectivement souvent flou. L'assassinat, le 6 mai 2002, neuf jours avant les élections législatives néerlandaises, du leader populiste Pim Fortuyn par un écologiste radical avait stupéfié le pays, mais n'avait pas affecté le score (par ailleurs historique) de sa formation. Celui, le 10 septembre 2003 à Stockholm, de la ministre des Affaires étrangères suédoise Anna Lindh par un homme souffrant de troubles psychiatriques, quatre jours avant un référendum sur l’entrée du pays dans l’euro, n'avait pas empêché la victoire du «non». Une étude récente faisait état de l'impact de la menace terroriste venant de la bande de Gaza sur le vote en faveur de la droite israélienne, mais elle touche une société très particulière, où la menace terroriste est une constante depuis sa naissance.

L'Espagne de Aznar et l'Amérique de Bush

Deux des exemples les plus intéressants datent de 2004, et concernent tous les deux le terrorisme islamiste. Le 11 mars 2004, trois jours avant les élections générales espagnoles, un quadruple attentat à la bombe fait 191 morts à Madrid. Alors que le gouvernement conservateur de José Maria Aznar, intransigeant envers l'organisation séparatiste basque ETA et son bras politique Batasuna, lui attribue l'attaque, 2,3 millions de personnes défilent le 12 mars à Madrid en scandant «¡Queremos saber quién ha sido, ETA o Al Qaeda!» («On veut savoir qui c'est, ETA ou al-Qaida!»).

Le 14 mars, les conservateurs, longtemps donnés en tête des sondages, même si ceux-ci commençaient à se resserrer, sont nettement battus. Selon plusieurs études fondées sur les résultats du scrutin, l'examen des sondages post-électoraux et le vote des Espagnols de l'étranger, le gouvernement sortant n'a pas été battu parce qu'il y a eu une attaque terroriste mais parce que celle-ci a mis en cause sa crédibilité et sa responsabilité, à court terme (quand il a voulu la faire endosser par l'ETA), et à long terme (car elle a réactivé l'opposition d'une partie de l'électorat à l'engagement espagnol en Irak).

Un autre scrutin survenu la même année dans l'ombre du terrorisme permet d'arriver à une conclusion proche: la présidentielle américaine remportée par le sortant George W. Bush face à John Kerry de seulement trois points, et ce alors que, trois jours avant le scrutin, Oussama ben Laden avait diffusé une vidéo de menaces. Ici, le péril terroriste n'a pas eu d'effet négatif pour la majorité sortante, car il a ramené le débat sur un terrain qui lui était favorable: selon une étude, les électeurs américains émettaient un regard plutôt négatif sur la gestion de l'économie par l'administration républicaine, ainsi que sur sa stratégie en Irak, mais un regard positif sur sa façon de lutter contre le terrorisme.

Tout dépend donc du regard que l'électorat porte sur la menace terroriste: est-elle gérée de manière sérieuse ou pas par les pouvoirs publics? Est-elle gérée différemment par des partis différents? Dans un récent sondage Ifop, 71% des personnes interrogées jugeaient ainsi que la situation sécuritaire de la France s'était dégradée en cinq ans, mais 30% jugeaient Hollande plus efficace que Sarkozy dans la lutte antiterroriste, contre 21% d'opinion inverse. (Et 35% faisaient de Marine Le Pen la candidate à la présidentielle la mieux placée sur ce sujet). L'accumulation des attaques peut aussi causer des brusques chutes de crédibilité de l'exécutif, comme on l'a vu en juillet dernier après l'attentat de Nice.

Le jugement des Français sur les onze candidats à la présidentielle sur les questions sécuritaires (Ifop)

Un électorat «résilient»?

La France a déjà vécu, ces dernières années, plusieurs scrutins sous la menace du terrorisme. En 2012, elle avait élu son président un mois après l'assassinat par Mohammed Merah, à Toulouse et Montauban, de sept personnes, militaires, élèves et parent d'élève d'une école juive. À très court terme, on avait pu croire que l'événement bouleverserait une campagne jusque-là très centrée sur les enjeux socio-économiques, mais, comme l'a écrit le politologue Pascal Perrineau, «on a assisté à une parenthèse et pas [...] à un tournant»: les rapports de force entre les grands candidats, François Hollande, Nicolas Sarkozy, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, n'en avaient pas été fondamentalement modifiés.

Les attaques de Mohammed Merah marquaient alors le retour du terrorisme d'inspiration islamiste en France, seize ans après la vague d'attentats du GIA. Trois ans et demi après, et trois semaines après les 130 morts du Bataclan, des terrasses parisiennes et du Stade de France, le FN a frôlé les 28% aux régionales 2015. Selon une étude menée pour la Fondation pour l'innovation politique par Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, 8% des électeurs ont déclaré avoir changé de vote à la suite des attentats, avec notamment une bascule vers le FN d'une partie de l'électorat de la droite parlementaire la plus poreuse aux thématiques sécuritaires et identitaires, mais aussi d'une partie des électeurs socialistes vers le FN, et des électeurs du Front de gauche vers le PS. Selon un sondage, 27% des électeurs du FN disaient que les attentats avaient eu un impact sur leur choix de vote, proportion deux fois plus grande que dans la moyenne de l'électorat.

Avant le 13-Novembre, il y avait eu les attaques contre Charlie Hebdo, la porte de Montrouge et l'Hyper Cacher, l'attaque de Saint-Quentin-Fallavier et l'attentat déjoué du Thalys; depuis, il y a eu l'assassinat d'un couple de policiers à Magnanville, l'attentat de Nice, la prise d'otages meurtrière de Saint-Étienne-du-Rouvray et, plus récemment, les tentatives d'attaque au carrousel du Louvre et à Orly... Au total, avant l'attaque des Champs-Élysées, 238 morts en France en un peu plus de deux ans.

Comme l'écrit Cédric Mas, «les attentats terroristes subis en 2015 et 2016, dramatiques, ont permis d’améliorer la résilience des populations. Une attaque terroriste n’a malheureusement plus rien de surprenant ni de nouveau en avril 2017 en France». En 2012, peu après les attaques de Montauban et Toulouse, le politologue Vincent Tiberj émettait lui l'hypothèse que l'affaire Mohammed Merah soit une «mèche d'opinion lente», avec «des effets politiques plus souterrains» à long terme. Cinq ans après, cette mèche se trouve une nouvelle fois branchée sur un premier tour de présidentielle, mais le baril de poudre a une allure inhabituelle, puisqu'il s'agit quasiment d'une élection sans sortant.

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