Culture

Les «détecteurs de faux pas littéraires» vont-ils tuer la littérature?

Aux Etats-Unis, des «détecteurs de faux pas littéraires» sont en train de modifier l’écosystème de l’édition—et de soulever de nouvelles questions sur les ingrédients d’un bon livre.

LIONEL BONAVENTURE / AFP
LIONEL BONAVENTURE / AFP

Temps de lecture: 10 minutes

Lorsque Becky Albertalli publia son premier roman pour jeunes adultes, Simon vs. the Homo Sapiens Agenda, dans la collection Balzer and Bray chez HarperCollins en 2015, elle ne s’attendait vraiment pas à ce qu’il fasse l’objet de la moindre polémique. Elle avait plusieurs années d’expérience de psychologue clinicienne spécialiste des enfants de genre non-conformes et des adolescents et adultes LGBTQ derrière elle.

Pourtant, son livre—qui raconte l’histoire d’un garçon secrètement gay dont les lettres d’amour à un camarade de classe tombent entre les mauvaises mains—s’avéra contenir un passage qui heurta la sensibilité de certains lecteurs: Simon, le personnage principal, adorable mais paumé, se dit que les filles doivent avoir moins de mal à faire leur coming out que les garçons, parce que leurs lesbianisme a quelque chose de séduisant dans l’inconscient collectif.

Lors d’une signature de son livre, plusieurs personnes abordèrent Becky Albertalli pour se plaindre que cette scène abondait trop facilement dans le sens d’une représentation bien trop répandue. En ligne, des commentateurs qualifièrent de «blessante» la «fétichisation des filles queer» dans son livre. Becky Albertalli avait écrit ce passage sans se poser de question. Le personnage y est ostensiblement naïf: ailleurs dans le livre, il affirme que tous les Juifs viennent d’Israël. Mais dans ce dernier cas, soulignèrent les lecteurs, l’ami juif de Simon le corrige immédiatement. La réflexion sur les lesbiennes, extraite d’un monologue intérieur du narrateur, n’a pas droit au même genre de réfutation.

Les nouveaux focus groups de l'édition

Le fait que son livre ait blessé les membres de la communauté qu’elle avait justement espéré toucher affligea Becky Albertalli. Lorsqu’elle commença à travailler à son deuxième roman, The Upside of Unrequited, sur des sœurs jumelles sur le point de plonger dans le grand bain des histoires de cœur lycéennes, elle était bien déterminée à ne pas commettre la même erreur. Donc, avant d’envoyer son manuscrit à l’impression, elle contacta un groupe de «sensitivity readers», ou détecteurs de faux pas littéraires. Ces anges dispensateurs de conseils—moitié contrôleurs d’informations, moitié ambassadeurs culturels—sont de tout nouveaux venus dans l’écosystème de l’édition américaine. Engagés soit par des auteurs, soit par des maisons d’édition, ils appartiennent à une minorité et sont chargés d’examiner des manuscrits dans le but de débusquer d’éventuelles descriptions blessantes, inexactes ou inappropriées de ladite minorité.

Sur le site de Writing in the Margins, lancé en 2012, l’auteure Justina Ireland formule les objectifs de ce nouveau parc d’experts: signaler les «préjugés intériorisés et le discours chargé négativement» susceptibles d'émerger lorsque les auteurs créent «hors de leur champ d’expérience.» En avril de l’année dernière, Justina Ireland a mis en place une base de données publique où les détecteurs de faux pas indépendants peuvent entrer leurs noms, leurs coordonnées et leur «domaine d’expertise». Ces connaissances particulières sont en général ancrées dans l’identité («femme queer», «métis bisexuel», «est-asiatique», «musulman») ainsi que dans des histoires personnelles de maladie mentale, de mauvais traitements et de négligence, de pauvreté, de handicap ou de maladies chroniques.

De nombreux auteurs angoissent à l’idée de susciter des réactions négatives, surtout à une époque où les médias sociaux rendent à la fois les ventes de livres et les réputations littéraires plus vulnérables à la critique que jamais

A mesure que la demande pour plus de diversité dans la fiction remodèle le paysage de l’édition, l’émergence des sensitivity readers semble presque inévitable. L'éclosion d’un sentiment de conscience sociale, sans parler d’une forte incitation lucrative, favorise les histoires qui reflètent abondamment la variété de l’expérience humaine. L’Amérique—et très spécifiquement, l'Amérique jeune—est aujourd’hui plus diverse que jamais. En essayant de refléter ces réalités dans leurs fictions, les auteurs doivent souvent s’éloigner de leurs domaines de connaissances intimes. Et dans un climat culturel fraîchement conscient des complexités de la représentation, de nombreux auteurs angoissent à l’idée de susciter des réactions négatives, surtout à une époque où les médias sociaux rendent à la fois les ventes de livres et les réputations littéraires plus vulnérables à la critique que jamais. C’est là que le détecteur de faux pas entre en scène: comme une ligne de défense supplémentaire contre les erreurs irréfléchies et désaccordées des écrivains.

Repenser son roman

Dans l’un de ses premiers jets, Becky Albertalli—qui a fait relire son deuxième roman 12 fois sous le prisme des LGBTQ, des noirs, des Coréens-Américains, de l’anxiété, de l’obésité et de la représentation des Juifs, entre autres—qualifiait le grand frère d’un des personnages, un étudiant noir, de «bro», le genre de gars avec qui elle était allée à l’école dans le Connecticut. «Dans ma tête, il faisait partie de cette culture» explique-t-elle. Mais les deux femmes de couleur qui ont lu le manuscrit ont sorti leur stylo rouge. «Sans se consulter, chacune des deux dans son coin a dit: “Non non. Ça ne colle pas”», se souvient Becky Albertalli. Historiquement, les universités noires ont toujours eu une conception très différente de la vie étudiante, où les membres des fraternités sont plus proches d’athlètes superstars que de piliers de comptoirs. «Alors oui», conclut, penaude, Becky Albertalli (qui se définit elle-même comme «blanche, potelée, juive, angoissée»), «j’ai vraiment été obligée de repenser ce personnage.»

Enlever l’esquisse «d’étudiant type» du premier jet de Becky Albertalli s’avéra assez simple. Mais ces relectures soulèvent souvent des questions de nuances plus délicates. Se posent également des questions de composition de l’ensemble: est-ce que ce livre sur une fille en prise avec sa prise de poids parle trop d’une fille qui, eh bien, lutte avec sa prise de poids? Est-ce que le fait qu’un personnage évoque son psy en utilisant le mot argotique de «shrink» dénigre le concept de thérapie? Nic Stone, auteure en train d’écrire un roman sur une fille atteinte de trouble bipolaire (et qui elle-même a fait office de détecteur de faux pas littéraire sur la question raciale pour Jodi Picoult), souligne que ses sensitivity readers à elle «ont complètement changé la portée» de son livre. Elle s’est rendu compte, raconte-t-elle, «qu’en voulant dé-stigmatiser la maladie en couchant le plus de manifestations possible sur le papier, j’avais fini par écrire un livre davantage sur la maladie que sur la fille qui devait vivre avec.»

Processus «d'expertise»

Certaines maisons d’édition fournissent leurs propres détecteurs de faux pas, notamment dans des genres—comme la littérature pour jeunes adultes—où le secteur se sent investi d’un devoir de protection envers ses lecteurs. Stacy Whitman, à la barre de la collection pour pré-adolescents Lee & Low Books, explique que pour la plupart des manuscrits, son équipe consulte tout un lacis «d’experts culturels» qu’ils ont découverts au fil «de leur réseautage et de leurs recherches». Les réactions repartent vers l’auteur «en tant qu’élément du processus éditorial», et chaque lecteur gagne un modeste émolument (le site Writing in the Margins recommande 250 dollars par manuscrit comme base de départ). Lorsque Stacy Whitman a commencé à travailler chez Lee & Low en 2010, m’a-t-elle confié, demander des retours à des correcteurs dotés de connaissances de terrain des traditions et des expériences des minorités était déjà devenu la norme chez cet éditeur.

Les auteurs et les éditeurs peuvent faire relire des manuscrits pour y détecter d’éventuelles bévues culturelles à différentes étapes du processus d’écriture ou d’édition. Selon Becky Albertalli, un auteur peut vouloir très tôt obtenir des retours sur un concept assez large; à mesure que le projet avance, des expressions ou des détails particuliers demandent à être inspectés. Becky Albertalli cite l'histoire d'amour entre un nazi et une réfugiée juive dans un roman d’amour publié en 2014 comme exemple de postulat de départ qui, selon elle, aurait très vite été passé à la trappe. Les maladresses moins lourdes peuvent être corrigées plus tard. Le timing «est délicat» explique-t-elle. «Vous ne voulez pas soumettre votre premier jet trop tard et découvrir que votre concept tout entier pose un problème, mais si vous sollicitez la lecture trop tôt, vous risquez de publier un livre rempli de micro-agressions.»

«Vous encaissez pour les autres»

Les détecteurs de faux pas littéraires, insiste Justina Ireland sur son site internet, «ne sont PAS une garantie contre les erreurs». Les enquêteurs sont des individus—ils ne peuvent résumer à eux seuls de façon exhaustive le sens d’une identité collective au bénéfice d’un auteur curieux. Là où une Irakienne pourra être charmée par une allusion aux «yeux en amande» d’un personnage, son amie pourra trouver que l’expression est un cliché d’un exotisme facile. Il y a aussi un danger que les auteurs issus de groupes majoritaires se complaisent un peu trop à externaliser le travail de représentation à des conseillers issus de groupes marginalisés («J’ai écrit un bouquin. Débrouillez-vous pour l’arranger» déclarerait cet écrivaillon de cauchemar). Car pour ces lecteurs, la tâche peut être éreintante. Angel Cruz, conseillère spécialiste en culture philippine, en diaspora et en catholicisme, qualifie cette lecture active de «travail émotionnel/mental.» Positionné en première ligne contre les préjugés bruts de décoffrage des auteurs, explique-t-elle, «vous encaissez pour tous les autres» des coups dans les tripes qui peuvent parfois faire très mal. Elizabeth Roderick, détectrice de bévues littéraires indépendante qui se concentre sur les troubles bipolaires, le stress post-traumatique et la psychose—«Je suis là pour montrer au monde que je ne me balade pas avec un entonnoir sur la tête» plaisante-t-elle—vise les textes qui dépeignent les personnages atteints de maladies mentales comme des gens «violents, complètement déséquilibrés et animés d’intentions maléfiques.»

Elizabeth Roderick juge son expérience dans ce domaine largement positive. Mais les auteurs, raconte-t-elle sont «parfois un peu sur la défensive». En examinant un jour un manuscrit sur une femme atteinte de schizophrénie qui s’échappait d’une institution et commettait une série de meurtres, elle sentit qu’il ne s’agissait pas seulement d’un cliché; la représentation des personnes schizophrènes n’y était pas juste. «Le personnage me semblait dépourvu d’authenticité ou de profondeur» explique Elizabeth Roderick. Elle recommanda d’apporter des changements à la fois à la femme malade et au diagnostic. L’auteur protesta: «Si l’histoire n’avait pas d’antagoniste, elle ne serait pas très intéressante.»

* * *

Il n’est pas difficile d’imaginer pourquoi les détecteurs de gaffes culturelles dans la littérature peuvent potentiellement mettre les auteurs dans une situation difficile. Après tout, où en serions-nous si ces experts avaient soumis nos grandes œuvres parfois scandaleuses et impénitentesMoby Dick ou Lolita ou un quelconque autre vieux classique anachronique—à leur œil de lynx? De nombreuses fictions—Portnoy et son complexe, ou Money Money de Martin Amis—se définissent en partie par la misogynie fiévreuse de leur narrateur. Des romans comme Huckleberry Finn tirent une partie de leur intrigue et de leur complexité des imperfections de leur vision de la société. Dans Portnoy et son complexe, par exemple, Philip Roth veut que le regard chosifiant de son personnage—qui devient, par défaut, notre regard, puisque nous appréhendons le monde à travers lui—nous mette mal à l’aise. Peut-être veut-il même que nous utilisions les douteux préceptes exprimés dans le roman pour clarifier nos propres convictions.

«Bien sûr, c’est un danger»

Elizabeth Roderick, détectrice de bévues littéraires indépendante

Certains de ces lecteurs à l'affût des impairs culturels font une distinction entre descriptions blessantes et descriptions blessantes qui bénéficient de la bénédiction de l’auteur. Si Lolita avait été écrit du point de vue de Dolores, juge Ireland, «il aurait pu être utile de faire lire le manuscrit à un défenseur des droits des enfants, à une ancienne victime de pédophilie ou à un psychologue pour qu’ils émettent des critiques»; mais comme il est raconté de la perspective d’un pédophile—qui n’est pas considéré comme appartenant à un groupe marginalisé—cela n’était pas nécessaire. Quoi qu’il en soit, il est bien ardu pour un lecteur de percer l’intention d’un auteur. Si la sensibilité reste une valeur positive dans la plupart des ouvrages littéraires, et peut-être une des principales priorités dans la littérature pour jeunes adultes, l’imposer aux dépens d’autres mérites, comme la créativité, l’humour ou le choc pourrait avoir un prix. La sensibilité culturelle fluctue au fil du temps. Que feront de la nôtre les lecteurs du futur?

Même ces lecteurs reconnaissent les risques que présenterait la sur-régulation des artistes si la pratique devait être poussée à l’extrême. «Bien sûr, c’est un danger» estime Elizabeth Roderick. «L’art est un mode de libre expression, et si vous lui imposez des contraintes, il peut devenir guindé et artificiel.» Les ennuis et la potentielle gêne résultant de la sollicitation de ce genre de retours pourraient théoriquement avoir un effet paralysant sur les auteurs qui ont trouvé le courage de s’aventurer à l’extérieur d’eux-mêmes. «Si les auteurs ont peur d’offenser les membres d’un groupe différent du leur, et d’avoir à gérer l’indignation terrible qui peut s’ensuivre dans ce genre de situation», résume-t-elle, «alors ils vont assurément reculer devant l’idée d’écrire sur des personnages issus de la diversité.»

«En voix propre»

Il n’en reste pas moins que les histoires d’adolescents hétéros, en pleine santé (sans parler de séduisants et de financièrement stables) sont bien plus nombreuses que les autres. Si des auteurs de tous milieux ont recours à des détecteurs de bévues, l’image révoltante du blanc escorté sur le chemin de la réussite littéraire par d’invisibles minorités persiste.

C’est une des raisons pour lesquelles nombre des acteurs désireux de standardiser la pratique de la lecture par un représentant de minorité pour en faire une norme dans le secteur sont également de fervents supporters des œuvres «own voices» [en voix propre]. (Baptisée du nom d’un hashtag créé par l’auteure de littérature pour jeunes adultes Corinne Duyvis, cette dénomination s’applique à la littérature visant et produite par les membres de populations mises sur la touche). L’idée derrière ce type de lecture n’est pas de contraindre les romanciers ou de forcer leur imagination à rester dans des aires de jeu approuvées à l’avance, explique Stone; c’est de lisser le processus de représentation de l’altérité. Un livre «authentique», dit-elle, «ce n’est pas la même chose qu’un livre (politiquement) correct.» Pour elle, les objectifs de la lecture par des dépisteurs de gaffes culturelles s’alignent en réalité avec ceux du bon art—créer un portrait honnête et complexe, qu’il froisse ou non quelques sensibilités. Qui s’opposerait, suggère-t-elle, à une modification de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur qui manifesterait un peu plus de vigilance vis-à-vis des nuances de l’expérience des minorités?

Dans le cas de Becky Albertalli, le commentaire d’un de ces lecteurs a permis un ajout positif dans son roman. Dans The Upside of Unrequited, une adolescente queer appelée Cassie a deux mères. Si la lectrice, une femme bisexuelle, assura à Becky Albertalli que sa façon de traiter le personnage n’avait pas provoqué de malaise, elle y avait vu la possibilité d’une confrontation intéressante—la remise en question de l’un des mythes les plus exaspérants autour des parents gays. Suivant son conseil, Becky Albertalli écrivit qu’un étudiant appelé Evan, «un type vraiment relou», suggérait à cassie qu’elle était queer à cause de son éducation. Son commentaire est accueilli par un silence gênant; il est clair que les autres personnages le désapprouvent totalement. Becky Albertalli a été ravie d’orchestrer ce moment de pédagogie. Et au final, elle s’est rendu compte qu’il ne s’agissait pas seulement d’un progrès d’un point de vue de la prise de conscience sociale, mais également d’un point de vue narratif: personnellement, confie-t-elle, «j’ai adoré ce moment dans l’histoire».

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