France

Face aux sondages, nous commettons une double méprise

Nous les surexploitons au quotidien en claironnant la moindre hausse minime, et nous nous privons de leur potentiel informatif en lisant de travers ce qu'ils nous annonçaient du Brexit et de la présidentielle américaine.

Le choc Le Pen à la une de la presse française, le 22 avril 2002. JACK GUEZ / AFP.
Le choc Le Pen à la une de la presse française, le 22 avril 2002. JACK GUEZ / AFP.

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Semblables aux fêtards qui jurent de ne plus jamais toucher une bouteille après une grosse gueule de bois, certains se sont jurés, au petit matin du 9 novembre, d'arrêter avec les sondages. Promis, juré, leur campagne présidentielle serait sobre. Six mois plus tard, pourtant, les sondages sont plus que jamais là, et leur présence dans la campagne est marquée d'une double méprise: à leur profit mais aussi, rendons leur cette justice, à leur dépens.

La méprise à leur profit, c'est celle qui consiste à les utiliser, la tête dans le guidon, pour établir un classement en temps réel, à la décimale près, sous des titres très affirmatifs. Ces dernières semaines, on a ainsi eu droit successivement aux épisodes suivants, claironnés à grands coups de 0,5 point de hausse: «Macron double Fillon», «Macron passe devant Le Pen», «Le Pen repasse devant Macron» et, plus récemment, «Mélenchon double Fillon». En attendant, peut-être, «Fillon repasse devant Mélenchon»... Ce genre de récit de campagne a donné naissance à une métaphore célèbre, celle de la course de petits chevaux: chaque lancer de dé (chaque sondage supplémentaire) vaut une dépêche d'agence reprise partout ou un article, se contentant le plus souvent de lister les résultats, parfois, au mieux, en précisant les marges d'erreur, plus rarement en donnant des fourchettes. Le tout au détriment de la lisibilité des rapports de force, qu'on trouvera bien davantage dans les agrégateurs de sondages, comme celui du Huffington Post, ou dans les analyses plus fines, utilisant par exemple la pondération par la certitude des électeurs.

La deuxième méprise, elle, s'exerce aux dépens des sondeurs. Tentez d'argumenter, ces dernières semaines, sur les chances d'élection ou non de Marine Le Pen, et vous entendrez tôt ou tard cet argument: «Le Brexit et l'élection de Donald Trump non plus, les sondages ne les avaient pas prévus». Une phrase qui signifie que son auteur:

1) croit que les sondages «prédisent», quand tout au plus ils dessinent des rapports de force et des tendances. (Selon la formule désormais consacrée, «les intentions de vote ne constituent pas une prévision du résultat du scrutin. Elles donnent une indication de l'état des rapports de force et des dynamiques au jour de la réalisation du sondage»).

2) N'ont pas vraiment lu les sondages les jours précédant le référendum britannique et l'élection présidentielle américaine. Outre-Manche, les principaux agrégateurs de sondages donnaient, avant le référendum du 23 juin, une légère avance pour le «Remain» sur le «Leave» (autour de deux points) et 10% de l'électorat encore indécis. Bref, un scrutin too close to call, qu'il fallait être particulièrement myope pour croire plié d'avance.

Le cas américain est apparemment plus sérieux: les sondages nationaux, qui pointaient un resserrement dans la dernière ligne droite, ne se sont pas trop mal sortis de l'exercice (ils donnaient Clinton en moyenne 3 points devant, pour un écart final réel de 2 points) mais les sondages locaux se sont troués en beauté dans une poignée d'États décisifs, notamment le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin, que la candidate était supposée gagner confortablement et a perdu –et, avec eux, l'élection. Des écarts qui ne sont pas inhabituels, mais qui avaient été moins visibles les fois précédentes, car soit ils avaient joué au bénéfice du vainqueur du scrutin, soit celui-ci était annoncé comme très serré. Il est cependant un peu curieux de tirer des conclusions sur l'imprévisibilité de la présidentielle française en se fondant sur un système électoral qui n'est pas du tout le même... Et il faut aussi rappeler que ceux qui se livraient à une analyse méthodique et sérieuse des sondages, comme Nate Silver de FiveThirtyEight, accordaient des chances loin d'être nulles à Trump et avaient pointé la possibilité qu'il gagne en étant minoritaire en voix.

Lors des présidentielles françaises, les sondeurs n'ont pas encore connu leur épisode «Dewey defeats Truman», celui où, à l'image de leurs confrères américains de 1948, ils se trompent complètement sur le vainqueur du second tour. Les plus grosses surprises, jusqu'ici, concernaient des premiers tours avec des ordres d'arrivée inattendus (Jospin-Chirac-Balladur en 1995, Chirac-Le Pen-Jospin en 2002) mais cohérents avec la marge d'erreur des scores. Si, le 7 mai, un candidat annoncé à 55% ou 60% la veille est battu, il sera toujours temps de faire des promesses d'ivrogne. D'ici là, si on essayait de consommer les sondages avec intelligence et modération?

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