France / Économie

La Guyane est une bulle 

Et cette économie de bulle ne semble aujourd'hui plus tenable. A côté de la base spatiale de Kourou, la collectivité territoriale française doit à tout prix faire émerger une réelle économie locale.

Lors d'une manifestation du collectif des 500 frères à Cayenne, en Guyane, le 2 avril 2017 |Jody AMIET / AFP
Lors d'une manifestation du collectif des 500 frères à Cayenne, en Guyane, le 2 avril 2017 |Jody AMIET / AFP

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La ministre des outre-mer, Ericka Bareigts, est repartie dimanche dernier sur un constat d'échec: le collectif Pou Lagwiyann dékolé («pour que la Guyane décolle»), qui conduit le mouvement de protestation, a rejeté son offre et appelé au maintien de la grève générale. Le désaccord est profond: l'État a proposé un milliard d'euros sur dix ans, répartis entre divers secteurs de l'économie, la sécurité et l'éducation ; le collectif, lui, demande 2,5 milliards «immédiatement». Une demande qui a été jugée «irréaliste» lundi soir par le Premier ministre Bernard Cazeneuve. Cette fin de non-recevoir a entraîné un durcissement du mouvement et l'annonce d'un «sit-in géant» à Kourou, près du site de lancement des fusées, tandis que le mouvement des «500 frères contre la délinquance» proclamait que la fusée Ariane 5 «resterait au sol tant que la Guyane ne décollerait pas».

Enclave française en Amérique du Sud, la Guyane souffre depuis longtemps de nombreux maux: une délinquance endémique et un climat de violence et d'insécurité qui sont pour beaucoup dans l'exaspération de la population ; un taux de chômage officiel de plus de 22%, sans doute bien supérieur dans les faits; un déficit en infrastructures –coupures de courant, nombre de lycées insuffisants, etc.– sans doute indigne d'un département français, également doté du statut de Région (deux entités regroupées depuis 2016 au sein d'une collectivité territoriale unique, la CTG) ; un coût de la vie bien supérieur à celui de la France, avec notamment des prix alimentaires 45% plus élevés. Pour François-Michel Le Tourneau, géographe et directeur de recherche au CNRS, spécialiste du Brésil et très bon connaisseur de la Guyane, tout cela est vrai, mais démontre surtout que le système sur lequel repose depuis des décennies l'économie guyanaise est à bout de souffle: «Quand je rentre dans un supermarché guyanais, je trouve des tomates belges ou françaises à 15 euros le kilo. C'est absurde». Pourquoi pas des tomates guyanaises à un prix local, ou de la viande importée du voisin brésilien plutôt que de France?

L'insoutenabilité du fonctionnement de la Guyane

Ces importations lointaines hors de prix, on les retrouve souvent dans les autres outre-mer. Mais, contrairement à eux –et contrairement à l'affirmation désormais célèbre du candidat Macron à la présidentielle–,  la Guyane n'est pas une île. C'est un territoire amazonien de plus de 83.000 km carrés, avec moins de trois habitants par km2, voisin du Surinam et du Brésil avec lequel il partage une frontière de 600 kilomètres (la plus longue frontière française). «Il y a en Guyane de grandes opportunités foncières, par exemple pour des productions locales maraichères et agricoles», estime le chercheur. Mais, jusqu'à présent, le maraîchage fait l'objet d'un quasi monopole de fait de la minorité des Hmong (issus du Laos) et «les Guyanais créoles n'ont jusqu'à présent, déplore-t-il, guère été incités à développer l'entrepreneuriat».

Ce n'est pour lui qu'un exemple de l'insoutenabilité du fonctionnement de la Guyane, dont l'activité économique est au plus bas, sans même la manne du tourisme. Certes, la région bénéficie, depuis 1964, de la présence du centre spatial de Kourou, devenu européen, basé à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Cayenne. Il pèse pour environ 20% dans le PIB guyanais, tandis que «les ressources administratives publiques, autrement dit les prestations sociales, représentent plus du tiers du PIB», ajoute François-Michel Le Tourneau. Autrement dit, l'essentiel de l'économie guyanaise est lié soit à la dépense publique, soit au spatial. Un système qui a longtemps convenu à tous mais qui a selon lui, «basculé dans l'absurde» au début du millénaire en raison de la conjonction de plusieurs facteurs. 

Payer le prix fort

D'une part, la mise à niveau au début des années 1990 dans les DOM des prestations sociales métropolitaines (allocations familiales, RMI puis RSA) a apporté aux Guyanais un salutaire ballon d'oxygène, souligne-t-il, «mais il a aussi créé un appel d'air et entraîné une accélération des flux migratoires en provenance du Brésil et du Surinam». Près du tiers de la population est aujourd'hui d'origine brésilienne. Depuis, de nombreux Haïtiens sont venus grossir les rangs migratoires (depuis le tremblement de terre de 2010)  puis récemment des migrants d’Afrique subsaharienne. La démographie et les migrations ont ainsi fait doubler en 25 ans la population à plus de 252.000 habitants.

«Or, depuis longtemps, poursuit François-Michel Le Tourneau, les salaires élevés des cadres métropolitains et expatriés travaillant directement ou indirectement pour le spatial (environ 15% des emplois) et ceux des fonctionnaires (renchéris par la prime d'outre-mer, de 40% pour les enseignants), ont créé une bulle à l'intérieur de laquelle ces catégories peuvent payer le prix fort pour maintenir leur confort métropolitain.» Beaucoup de loyers à Kourous avoisinent ainsi les niveaux de la métropole. Il décrit la coexistence de deux circuits économiques, celui des supermarchés et celui des marchés locaux, avec des prix un peu moins élevés.

«Mais ce qui pouvait fonctionner avec moins de 100.000 habitants n'est plus tenable aujourd'hui, d'autant que l'État français est nettement moins flamboyant. Combien de milliards de plus devra-t-on encore injecter dans ce système? La base spatiale commence à revenir cher». Des sommes difficiles à chiffrer, d'autant que s'y rajoutent d'importants fonds européens.

«Les revendications des grévistes portent sur toujours plus de prestations et non sur une aide pour développer l'économie locale, seule possibilité de faire baisser les prix», regrette le chercheur, déplorant le manque d'initiative de Paris à ce sujet et le manque apparent de leaders guyanais désireux de relever le défi. 

L'équation guyanaise reste compliquée

Car la Guyane a des atouts, notamment agricoles, qui permettraient de développer des cultures tropicales ou de la pisciculture. Certes, les complications sont légion: «de nombreux acteurs ont plutôt intérêt à continuer à importer qu'à se mettre à produire localement». Des rentes de situation contribuant à l'inertie générale. L'octroi de mer, taxe à l'importation censée apporter des ressources à la région, renchérit encore les prix, y compris celui de matériaux introuvables sur place. 

De nombreuses options sont dans les tuyaux depuis longtemps, telle l'exploitation des importantes ressources aurifères du sous-sol. Mais les quelques opérateurs miniers semblent dépassés par l'afflux des orpailleurs clandestins, contre lesquels l'État peine à lutter. Le pétrole offshore potentiellement présent au large de la Guyane ne suscite pas de projets aux cours actuels. Quant aux efforts déployés depuis 20 ans pour développer les relations avec les voisins, et notamment avec l'État brésilien frontalier d'Amapa, ils ont certes permis de raccrocher un peu, après des décennies d'isolement, ce territoire français à son propre continent sudaméricain. Même si les progrès sont lents. En témoignent les tergiversations autour du fameux pont sur le fleuve frontalier Oyapock, décidé en 1996 par les deux présidents français et brésilien, relancé en 2008 par Lula et Sarkozy, mais qui n'a été inauguré que le 18 mars dernier dans la plus grande discrétion, soit six ans après la fin des travaux, et dont les retombées économiques sont loin d'être évidentes (toutes les marchandises devant être aux normes européennes). Ce rapprochement est en outre compliqué par le renforcement des contrôles aux frontières pour limiter l'immigration. 

Avec un PIB par habitant deux fois plus faible que celui de la métropole, mais deux fois plus élevé que celui du Surinam voisin, l'équation guyanaise reste donc très compliquée. Mais l'essor d'une économie en partie autonome paraît plus que jamais la seule option d'avenir.

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